La
Rencontre des Entrepreneurs de France, rebaptisée en 2020 « Renaissance des
entreprises de France », s’est déroulée les 26 et 27 août derniers à l’Hippodrome
Paris-Longchamp. En raison de la crise sanitaire, les débats et rencontres
étaient consacrés aux enjeux économiques et sociaux post-Covid. L’un d’entre
eux, intitulé « Souverain et indépendant », portait plus
particulièrement sur l’avenir de l’Europe, alors que celle-ci est affaiblie de
l’extérieur par des acteurs économiques virulents, et de l’intérieur par des
revendications populistes et nationalistes de plus en plus nombreuses.
Le 21 juillet, après cinq jours de débats houleux entre les
« dépensiers » et les « frugaux », l’accord sur le plan de
relance post-Covid de 750 milliards d’euros a été conclu par les 27. Pour
la première fois, l’Union européenne accepte l’idée d’une dette commune. La crise
sanitaire a en effet engendré une crise économique majeure, qui a modifié en
profondeur la perception que les Européens avaient de l’Europe. Celle-ci a
ainsi contribué à rapprocher les pays membres autour du concept d’autonomie
stratégique, mais aussi de celui de souveraineté européenne, laquelle doit,
selon le président Emmanuel Macron, prolonger la souveraineté nationale.
En outre, comme l’a rappelé la journaliste Marie Visot qui animait la
discussion, le fait de se retrouver dépendant des Chinois pour se fournir en
masques pendant le confinement, a réveillé l’Europe et la France en
particulier.
Mais comment cette notion de souveraineté européenne peut-elle s’accorder
avec la souveraineté des États-nations, alors que les idées nationalistes et
populistes semblent de plus en plus solidement ancrées en Europe ? Comment inscrire ce sursaut européen dans
la durée ? Mais aussi, la souveraineté
est-elle le gage de l’indépendance d’une nation ? Comment relocaliser pour
assurer cette indépendance ? Comment rester attractif dans un tel
contexte ?
C’est à partir de ces questionnements que s’est déroulé le
débat « Souverain et indépendant » au cours duquel sont intervenus, chacun à leur
tour, Hakim El Karoui, essayiste ; Sylvie Goulard, seconde
sous-gouverneure de la Banque de France, ancienne députée européenne ;
Henri Guaino, économiste, ancien commissaire général au Plan ; Paul
Hudson, directeur général de Sanofi ; François Lenglet, journaliste
économique et essayiste, et Clément Beaune, secrétaire d’État auprès du
ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, chargé des Affaires
européennes.
Ce dernier a fait part de sa vision d’une « souveraineté moderne » au cœur de la
problématique européenne et du plan de relance.
« Le sujet dont on
est en train de parler est un sujet anormal au niveau européen » a-t-il
commencé. En effet, a-t-il expliqué, à l’origine, l’Europe n’a pas été faite
pour l’indépendance et la souveraineté : «
tout le projet européen a été bâti presque à l’opposé de cette idée ».
Lors de la création de l’Europe, a-t-il précisé, tout
était tourné vers l’interne, car il fallait reconstruire un contient,
réconcilier la France et l’Allemagne, mais il n’y avait rien concernant
l’affirmation internationale, la souveraineté au sens classique du terme, ni
sur l’indépendance stratégique, économique, technologique et militaire.
À l’heure actuelle cependant, les citoyens attendent de
l’Europe qu’elle soit beaucoup plus forte en tant qu’acteur international. En
outre, les principales préoccupations des Européens sont externes : le
changement climatique, les migrations, les relocalisations… Il s’agit de sujets
qui confrontent l’Europe au reste du monde.
Pour le secrétaire d’État, les Européens ont pris
conscience qu’il fallait transformer l’Europe, et ce pour deux raisons :
l’évolution sino-américaine – avec d’une part une Chine qui s’est affirmée
brutalement, et d’autre part des USA qui sont entrés dans ce combat avec la
Chine et qui se désintéressent peu à peu de l’Europe –, puis les relations
compliquées avec les « empires turbulents
de proximité » que sont la Turquie et la Russie.
Selon Clément Beaune, le pays européen qui a le plus modifié sa vision
des choses est l’Allemagne. Celle-ci a en effet pris conscience que l’Europe ne
pouvait pas simplement interagir avec le monde via l’ouverture
commerciale généralisée.
Marie Visot, Hakim El Karoui, François
Lenglet, Sylvie Goulard, Clément Beaune, Paul Hudson et Henri Guaino
Quoi qu’il en soit, pour l’homme politique, cette idée d’indépendance ni
aucune souveraineté européenne doit être notre obsession et notre
boussole. Toutefois, aucune souveraineté et indépendance ne peut se dispenser
de l’échelon européen : « l’indépendance
c’est être capable dans les secteurs ou dans les domaines qu’on estime vitaux
et essentiels de faire nous-mêmes. On n’y arrivera pas si on le fait seul à
l’échelle nationale. » Cela est aussi vrai pour le climat, pour la
protection des données numériques, pour le 5G…
Mais l’Europe a-t-elle les capacités de son ambition ? Aucun doute
pour le secrétaire d’État, car le marché européen est le plus grand marché ouvert du monde avec
450 millions de consommateurs malgré le Brexit. Il
est donc tout à fait possible de rég uler
les entreprises du numérique à
l’échelle de ce marché, d’imposer un certain nombre de conditions aux Chinois
et Américains, comme le prix du carbone à nos frontières, etc.
Mais pour que cela soit possible, selon Clément Beaune, il est d’abord
urgent de limiter une concurrence excessive déloyale (dumping) à
l’intérieur de notre marché unique.
En outre, a-t-il ajouté, on ne peut faire des tables rondes sur
l’indépendance et la souveraineté et recourir, en parallèle, au travail
détaché, même si cela est moins cher et plus commode…
Il faut également savoir imposer des règles de concurrence. Par exemple,
dans des secteurs comme le numérique, il est impensable de ne pas avoir une
régulation européenne.
Concernant les accords commerciaux – beaucoup de secteurs économiques
défendent des accords commerciaux avec le MERCOSUR, avec le Canada – on ne
peut, selon lui, les mener dans les conditions actuelles.
Enfin au sujet du Brexit, Clément Beaune est catégorique : on peut certes
accepter par commodité un accord trop rapide et trop faible, mais « le gain économique à court terme d’un accord trop favorable aux
Britanniques se paiera cash et très cher politiquement dans un, deux ou trois
ans ». Accepter un accord avantageux pour les Anglais, c’est comme
approuver l’idée qu’on peut être en dehors du marché européen, y avoir accès et
ne pas respecter ses règles de concurrence.
Paul Hudson s’est ensuite exprimé, en anglais, sur la
souveraineté sanitaire. « Beaucoup
d’entre vous prennent les vaccins pour une chose garantie... C’est oublier tout
le chemin pour mettre au point un vaccin. Et nous avons dû nous assurer que
l’Europe serait prête, elle aussi, à fabriquer un vaccin contre le coronavirus,
et pas seulement la Chine ou les États-Unis. »
Puis d’ajouter que «
la crise a aussi soulevé les problèmes de relocalisation dans le domaine du
médicament et des molécules. »
Rappelons en effet que 60 % des actifs d’un médicament
viennent d’Inde et de Chine. Pourquoi a-t-on autant délocalisé ? Comment
faire pour relocaliser, afin que l’on puisse un jour mettre le tampon « made
in Europe » sur une boit e de médicament ?
Au terme de son allocution, le directeur général de Sanofi a annoncé
qu’un vaccin serait bientôt prêt pour l’Europe, mais pas avant avril-mai 2021.
La parole a ensuite été donnée à Hakim El Karoui, qui est revenu sur
les erreurs que l’Europe avait commises dans le passé.
La première d’entre elles est une erreur idéologique, celle qui consiste
à croire en la toute-puissance de l’Occident. Or, a précisé l’essayiste, il y a
beaucoup plus d’ingénieurs qui sont formés en Inde et en Chine aujourd’hui que
dans le monde occidental. Nous imaginions aussi que nous avions le monopole de
l’histoire, au sens où l’on croyait que le monde allait suivre le modèle
occidental comme la démocratie et le libéralisme économique. Or, la Chine a
montré que le développement économique ne crée pas forcément la liberté
politique et l’économie de marché au sens occidental, souligne Hakim El Karoui.
Nous pensions aussi que nous avions le monopole de
l’avenir au sens où l’on était en avance sur les autres. Or, la confrontation
au réel a démontré que cela était faux. « La Chine a montré que l’intelligence n’était
plus un monopole occidental, que l’avenir ne s’écrit plus en langage
occidental, et que l’histoire ne se fait plus en Occident, mais dans les pays
émergents », estime l’essayiste. Pour lui, nous avons fait preuve d’un
aveuglement devant les faits, mais un aveuglement parfois volontaire. Au nom de
l’argent qu’on pouvait gagner en Chine – immense marché de consommation et de production –, nous avons laissé se construire
une relation « totalement asymétrique ».
Une autre de nos erreurs est d’ordre économique, affirme Hakim El Karoui. Nous avons en effet créé l’euro avec l’idée que
celui-ci allait créer de la convergence politique. Or ce fut totalement le
contraire. L’euro a créé de la divergence économique (désindustrialisation française, surindustrialisation
de l’Allemagne et des clusters allemands avec l’Europe de l’Est et le
nord de l’Europe), donc une grande divergence d’intérêts économiques et
politiques.
Enfin, pour l’essayiste, la dernière erreur de l’UE
est politique : « Nous n’avons pas vu que la spécialisation créée par la mondialisation
était une spécialisation géographique, une spécialisation économique, mais
aussi une spécialisation sociale. » Dans ce nouveau contexte
économique, on a donc des gagnants et des perdants. La classe moyenne est la
grande perdante de la mondialisation. Or, quand celle-ci prend peur, elle se
tourne vers le populisme, elle demande de la souveraineté et de l’indépendance.
Pour lui, cette demande est légitime, mais n’est pas faite comme il faudrait.
Pour parvenir à une souveraineté dans le bon sens, il
faudrait, selon Hakim El Karoui, d’abord regarder ce qui nous désunit et ce qui
nous unit encore au sein de l’Europe.
Sylvie Goulard s’est demandé de son côté ce qu’il
faut mettre en place concrètement pour que cette souveraineté puisse devenir
effective.
Il faut un commerce mondial plus équitable avec des
règles beaucoup plus équilibrées, mais ne pas se refermer sur soi-même.
Selon la seconde sous-gouverneure de la Banque de
France, on a déjà regagné de la souveraineté grâce à l’euro, qui nous a d’ailleurs protégés
durant la crise financière des années 2008-2010, mais nous n’avons pas encore
acquis tous les instruments liés à la puissance potentielle de l’euro.
La finance est, en effet, encore largement dominée par les USA, donc par le
dollar. « Nous n’avons pas, notamment,
l’Union des marchés de capitaux que les entreprises appellent de leurs vœux
pour pouvoir financer une recherche des start-up à la hauteur de notre
puissance intellectuelle » a-t-elle regretté.
Pour plus de souveraineté et d’indépendance, il faudrait
en outre améliorer le processus de décision au sein de l’Europe. Le plan de
relance européen pris à l’unanimité par les 27?chefs d’État est, à son avis, un
grand pas en avant. Toutefois, il aurait pu être « plus efficace, plus démocratique et transparent », selon elle.
Dans son allocution, elle a également dénoncé un paradoxe présent chez
beaucoup de dirigeants : on voudrait tous les avantages de l’Union
tout en gardant les vetos au niveau national qui permettent à chacun de faire
ses arrangements fiscaux. « Ce n’est pas
tenable à terme » a-t-elle affirmé.
Enfin, on ne cesse de parler de relocalisation, mais beaucoup de chefs
d’entreprise disent qu’aujourd’hui il n’y a plus de main d’œuvre en France, pas
de gens formés…
Cela est d’autant plus inquiétant lorsqu’on regarde les études de l’OCDE
sur le niveau d’éducation et de formation des adultes : on se rend compte qu’on
a beaucoup d’efforts à faire. En effet, la compétitivité des
systèmes éducatifs des pays asiatiques est infiniment plus grande que la
nôtre. Or, c’est cela qui, à terme, fera la différence.
Henri Guaino a quant à lui tenu à rappeler que la souveraineté et
l’indépendance étaient deux choses très différentes. La souveraineté est le
droit, pour une entité, un peuple, par exemple, de définir elle-même les
compétences qu’elle entend exercer, et de pouvoir les remettre en cause à
n’importe quel moment.
Par conséquent, a-t-il affirmé : « la souveraineté, ça ne se partage pas ! Non ça ne se divise pas ! »
C’est pourquoi, selon lui, dire qu’il faut une
Europe souveraine signifie faire le choix du fédéralisme, faire de l’Europe une
seule et unique nation.
Quant à l’indépendance, a-t-il considéré, elle concerne notre rapport aux
autres, c’est-à-dire notre capacité à défendre nos intérêts tout seuls ou
ensemble. C’est certes souvent une condition de la souveraineté, mais ce n’est
pas la souveraineté. Une Europe indépendante, cela
veut dire qu’ensemble on se donne les moyens de ne pas dépendre des autres. Mais ce
sont des peuples, des gouvernements souverains qui décident ensemble des moyens
de cette indépendance.
Il ne faut toutefois pas mélanger les deux ! « Car autant je suis pour une Europe
indépendante, autant je résisterai de toutes mes forces à l’idée d’une Europe
souveraine, car ça signifierait la disparition des souverainetés nationales et
en particulier celle de la France » a-t-il assuré.
Enfin, l’homme politique a abordé un dernier point, celui du
protectionnisme.
Auparavant, le protectionnisme concernait les droits de douane et le
contingentement ; aujourd’hui, cela concerne les normes, a-t-il expliqué. Cela
signifie que les traités de libre-échange que l’on signe de nos jours sont des
traités dont le but est, selon lui, d’uniformiser les normes. On parle alors de
globalisation du monde.
«
Uniformiser les normes ça veut dire que vous avez des sociétés identiques, que
vous avez des pactes sociaux et civiques identiques, et ça veut dire que quand
vous votez ça ne sert à rien puisque, de toute façon, il faut
demander à l’autre l’autorisation pour changer les normes
» a-t-il souligné.
Bref, à son avis, le libre-échange a changé de nature. La
question est de savoir si nous sommes d’accord pour aller dans cette direction,
vers cette globalisation : « mais à ce
moment-là, il faut bien comprendre que la crise politique ne va cesser de
s’aggraver, et le risque ne sera pas le populisme, le risque ce sera bien pire »
a-t-il prédit.
Rebondissant sur ses propos, François Lenglet a maintenu
qu’aujourd’hui, le fait majeur, c’est le retour de la frontière nationale dans
le débat politique, dans les attentes de la société, et peut-être demain dans
l’organisation de l’économie. Pour le journaliste, nous sommes en plein dans un
virage idéologique.
Ce qui est assez frappant, a-t-il estimé, est que cela
concerne tous les pays : « le retour de
la souveraineté n’est pas un sujet français. Il s’exprime, il est demandé dans
tous les pays, de la même façon qu’il y a 20 ans, tous les pays en même temps
récusaient cette notion de souveraineté ».
Selon lui également, les pays anglo-saxons nous précèdent
toujours dans ces virages idéologiques (cf. Brexit, Trump…) « Et il y a fort à parier que nous allons les
suivre », a-t-il conjecturé.
Mais où cela peut-il nous mener ? s’est-il interrogé. « Je pense assez loin », a-t-il assuré.
Pour lui en tout cas, il faut que les chefs d’entreprise se préparent à travailler dans une
organisation sociale et politique très différente de ce qu’ils
connaissent aujourd’hui.
« L’épidémie ne
joue que le rôle d’un accélérateur des aiguilles du temps, mais elle précipite
des mouvements qui étaient engagés bien avant et dont les déterminants sont
beaucoup plus larges que la simple condition sanitaire », a-t-il
affirmé.
Il est vrai qu’à l’origine, l’Europe a été construite contre l’idée de
souveraineté nationale, car les dangers de la guerre étaient associés à ce
concept ; et ce n’était pas sans raison, mais cela est aujourd’hui révolu.
Selon le journaliste, la souveraineté est aujourd’hui la dominante, et il
va falloir que l’économie s’y soumette : « Contrairement à ce que nous avons pu penser, femmes et hommes de
l’économie, l’économie n’impose pas sa loi à la société durablement ».
Mais si on fait ce retour en arrière, sera-t-on alors plus
prospère ?
À son avis, notre tendance naturelle est de penser qu’on
le sera moins, mais lui n’en est pas sûr. À une époque relativement récente en
effet, toute l’après-guerre, le monde était assez cloisonné, mais finalement relativement
prospère.
Et actuellement, il existe des pays relativement fermés,
comme la Chine et la Corée du Sud (l’Asie en général), mais qui se sont
finalement mieux portés que nous pendant la crise. « Pas sûr donc que le retour à la souveraineté soit forcément synonyme
d’une décadence », a-t-il conclu.
Maria-Angélica
Bailly