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La REF 2020 - Souverain et indépendant : vers une nouvelle conception de l’Europe ?

La REF 2020 - Souverain et indépendant : vers une nouvelle conception de l’Europe ?
Publié le 16/09/2020 à 11:53

La Rencontre des Entrepreneurs de France, rebaptisée en 2020 « Renaissance des entreprises de France », s’est déroulée les 26 et 27 août derniers à l’Hippodrome Paris-Longchamp. En raison de la crise sanitaire, les débats et rencontres étaient consacrés aux enjeux économiques et sociaux post-Covid. L’un d’entre eux, intitulé « Souverain et indépendant », portait plus particulièrement sur l’avenir de l’Europe, alors que celle-ci est affaiblie de l’extérieur par des acteurs économiques virulents, et de l’intérieur par des revendications populistes et nationalistes de plus en plus nombreuses.


Le 21 juillet, après cinq jours de débats houleux entre les « dépensiers » et les « frugaux », l’accord sur le plan de relance post-Covid de 750 milliards d’euros a été conclu par les 27. Pour la première fois, l’Union européenne accepte l’idée d’une dette commune. La crise sanitaire a en effet engendré une crise économique majeure, qui a modifié en profondeur la perception que les Européens avaient de l’Europe. Celle-ci a ainsi contribué à rapprocher les pays membres autour du concept d’autonomie stratégique, mais aussi de celui de souveraineté européenne, laquelle doit, selon le président Emmanuel Macron, prolonger la souveraineté nationale. 


En outre, comme l’a rappelé la journaliste Marie Visot qui animait la discussion, le fait de se retrouver dépendant des Chinois pour se fournir en masques pendant le confinement, a réveillé l’Europe et la France en particulier.


Mais comment cette notion de souveraineté européenne peut-elle s’accorder avec la souveraineté des États-nations, alors que les idées nationalistes et populistes semblent de plus en plus solidement ancrées en Europe ? Comment inscrire ce sursaut européen dans la durée ? Mais aussi, la souveraineté est-elle le gage de l’indépendance d’une nation ? Comment relocaliser pour assurer cette indépendance ? Comment rester attractif dans un tel contexte ?


C’est à partir de ces questionnements que s’est déroulé le débat « Souverain et indépendant » au cours duquel sont intervenus, chacun à leur tour, Hakim El Karoui, essayiste ; Sylvie Goulard, seconde sous-gouverneure de la Banque de France, ancienne députée européenne ; Henri Guaino, économiste, ancien commissaire général au Plan ; Paul Hudson, directeur général de Sanofi ; François Lenglet, journaliste économique et essayiste, et Clément Beaune, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, chargé des Affaires européennes.


Ce dernier a fait part de sa vision d’une « souveraineté moderne » au cœur de la problématique européenne et du plan de relance.


« Le sujet dont on est en train de parler est un sujet anormal au niveau européen » a-t-il commencé. En effet, a-t-il expliqué, à l’origine, l’Europe n’a pas été faite pour l’indépendance et la souveraineté : « tout le projet européen a été bâti presque à l’opposé de cette idée ».


Lors de la création de l’Europe, a-t-il précisé, tout était tourné vers l’interne, car il fallait reconstruire un contient, réconcilier la France et l’Allemagne, mais il n’y avait rien concernant l’affirmation internationale, la souveraineté au sens classique du terme, ni sur l’indépendance stratégique, économique, technologique et militaire.


À l’heure actuelle cependant, les citoyens attendent de l’Europe qu’elle soit beaucoup plus forte en tant qu’acteur international. En outre, les principales préoccupations des Européens sont externes : le changement climatique, les migrations, les relocalisations… Il s’agit de sujets qui confrontent l’Europe au reste du monde.


Pour le secrétaire d’État, les Européens ont pris conscience qu’il fallait transformer l’Europe, et ce pour deux raisons : l’évolution sino-américaine – avec d’une part une Chine qui s’est affirmée brutalement, et d’autre part des USA qui sont entrés dans ce combat avec la Chine et qui se désintéressent peu à peu de l’Europe –, puis les relations compliquées avec les « empires turbulents de proximité » que sont la Turquie et la Russie.


Selon Clément Beaune, le pays européen qui a le plus modifié sa vision des choses est l’Allemagne. Celle-ci a en effet pris conscience que l’Europe ne pouvait pas simplement interagir avec le monde via l’ouverture commerciale généralisée.


Marie Visot, Hakim El Karoui, François Lenglet, Sylvie Goulard, Clément Beaune, Paul Hudson et Henri Guaino


Quoi qu’il en soit, pour l’homme politique, cette idée d’indépendance ni aucune souveraineté européenne doit être notre obsession et notre boussole. Toutefois, aucune souveraineté et indépendance ne peut se dispenser de l’échelon européen : « l’indépendance c’est être capable dans les secteurs ou dans les domaines qu’on estime vitaux et essentiels de faire nous-mêmes. On n’y arrivera pas si on le fait seul à l’échelle nationale. » Cela est aussi vrai pour le climat, pour la protection des données numériques, pour le 5G…


Mais l’Europe a-t-elle les capacités de son ambition ? Aucun doute pour le secrétaire d’État, car le marché européen est le plus grand marché ouvert du monde avec 450 millions de consommateurs malgré le Brexit. Il est donc tout à fait possible de rég uler les entreprises du numérique à l’échelle de ce marché, d’imposer un certain nombre de conditions aux Chinois et Américains, comme le prix du carbone à nos frontières, etc.


Mais pour que cela soit possible, selon Clément Beaune, il est d’abord urgent de limiter une concurrence excessive déloyale (dumping) à l’intérieur de notre marché unique.


En outre, a-t-il ajouté, on ne peut faire des tables rondes sur l’indépendance et la souveraineté et recourir, en parallèle, au travail détaché, même si cela est moins cher et plus commode…


Il faut également savoir imposer des règles de concurrence. Par exemple, dans des secteurs comme le numérique, il est impensable de ne pas avoir une régulation européenne.


Concernant les accords commerciaux – beaucoup de secteurs économiques défendent des accords commerciaux avec le MERCOSUR, avec le Canada – on ne peut, selon lui, les mener dans les conditions actuelles.


Enfin au sujet du Brexit, Clément Beaune est catégorique : on peut certes accepter par commodité un accord trop rapide et trop faible,  mais « le gain économique à court terme d’un accord trop favorable aux Britanniques se paiera cash et très cher politiquement dans un, deux ou trois ans ». Accepter un accord avantageux pour les Anglais, c’est comme approuver l’idée qu’on peut être en dehors du marché européen, y avoir accès et ne pas respecter ses règles de concurrence.


Paul Hudson s’est ensuite exprimé, en anglais, sur la souveraineté sanitaire. « Beaucoup d’entre vous prennent les vaccins pour une chose garantie... C’est oublier tout le chemin pour mettre au point un vaccin. Et nous avons dû nous assurer que l’Europe serait prête, elle aussi, à fabriquer un vaccin contre le coronavirus, et pas seulement la Chine ou les États-Unis. »


Puis d’ajouter que « la crise a aussi soulevé les problèmes de relocalisation dans le domaine du médicament et des molécules. »


Rappelons en effet que 60 % des actifs d’un médicament viennent d’Inde et de Chine. Pourquoi a-t-on autant délocalisé ? Comment faire pour relocaliser, afin que l’on puisse un jour mettre le tampon « made in Europe » sur une boit e de médicament ?


Au terme de son allocution, le directeur général de Sanofi a annoncé qu’un vaccin serait bientôt prêt pour l’Europe, mais pas avant avril-mai 2021.


La parole a ensuite été donnée à Hakim El Karoui, qui est revenu sur les erreurs que l’Europe avait commises dans le passé.


La première d’entre elles est une erreur idéologique, celle qui consiste à croire en la toute-puissance de l’Occident. Or, a précisé l’essayiste, il y a beaucoup plus d’ingénieurs qui sont formés en Inde et en Chine aujourd’hui que dans le monde occidental. Nous imaginions aussi que nous avions le monopole de l’histoire, au sens où l’on croyait que le monde allait suivre le modèle occidental comme la démocratie et le libéralisme économique. Or, la Chine a montré que le développement économique ne crée pas forcément la liberté politique et l’économie de marché au sens occidental, souligne Hakim El Karoui.


Nous pensions aussi que nous avions le monopole de l’avenir au sens où l’on était en avance sur les autres. Or, la confrontation au réel a démontré que cela était faux. « La Chine a montré que l’intelligence n’était plus un monopole occidental, que l’avenir ne s’écrit plus en langage occidental, et que l’histoire ne se fait plus en Occident, mais dans les pays émergents », estime l’essayiste. Pour lui, nous avons fait preuve d’un aveuglement devant les faits, mais un aveuglement parfois volontaire. Au nom de l’argent qu’on pouvait gagner en Chine – immense marché de consommation et de production –, nous avons laissé se construire une relation « totalement asymétrique ».





Une autre de nos erreurs est d’ordre économique, affirme Hakim El Karoui. Nous avons en effet créé l’euro avec l’idée que celui-ci allait créer de la convergence politique. Or ce fut totalement le contraire. L’euro a créé de la divergence économique (désindustrialisation française, surindustrialisation de l’Allemagne et des clusters allemands avec l’Europe de l’Est et le nord de l’Europe), donc une grande divergence d’intérêts économiques et politiques.


Enfin, pour l’essayiste, la dernière erreur de l’UE est politique : « Nous n’avons pas vu que la spécialisation créée par la mondialisation était une spécialisation géographique, une spécialisation économique, mais aussi une spécialisation sociale. » Dans ce nouveau contexte économique, on a donc des gagnants et des perdants. La classe moyenne est la grande perdante de la mondialisation. Or, quand celle-ci prend peur, elle se tourne vers le populisme, elle demande de la souveraineté et de l’indépendance. Pour lui, cette demande est légitime, mais n’est pas faite comme il faudrait.


Pour parvenir à une souveraineté dans le bon sens, il faudrait, selon Hakim El Karoui, d’abord regarder ce qui nous désunit et ce qui nous unit encore au sein de l’Europe.


Sylvie Goulard s’est demandé de son côté ce qu’il faut mettre en place concrètement pour que cette souveraineté puisse devenir effective.


Il faut un commerce mondial plus équitable avec des règles beaucoup plus équilibrées, mais ne pas se refermer sur soi-même.


Selon la seconde sous-gouverneure de la Banque de France, on a déjà regagné de la souveraineté grâce à l’euro, qui nous a d’ailleurs protégés durant la crise financière des années 2008-2010, mais nous n’avons pas encore acquis tous les instruments liés à la puissance potentielle de l’euro.


La finance est, en effet, encore largement dominée par les USA, donc par le dollar. « Nous n’avons pas, notamment, l’Union des marchés de capitaux que les entreprises appellent de leurs vœux pour pouvoir financer une recherche des start-up à la hauteur de notre puissance intellectuelle » a-t-elle regretté.


Pour plus de souveraineté et d’indépendance, il faudrait en outre améliorer le processus de décision au sein de l’Europe. Le plan de relance européen pris à l’unanimité par les 27?chefs d’État est, à son avis, un grand pas en avant. Toutefois, il aurait pu être « plus efficace, plus démocratique et transparent », selon elle.


Dans son allocution, elle a également dénoncé un paradoxe présent chez beaucoup de dirigeants : on voudrait tous les avantages de l’Union tout en gardant les vetos au niveau national qui permettent à chacun de faire ses arrangements fiscaux. « Ce n’est pas tenable à terme » a-t-elle affirmé.


Enfin, on ne cesse de parler de relocalisation, mais beaucoup de chefs d’entreprise disent qu’aujourd’hui il n’y a plus de main d’œuvre en France, pas de gens formés…


Cela est d’autant plus inquiétant lorsqu’on regarde les études de l’OCDE sur le niveau d’éducation et de formation des adultes : on se rend compte qu’on a beaucoup d’efforts à faire. En effet, la compétitivité des systèmes éducatifs des pays asiatiques est infiniment plus grande que la nôtre. Or, c’est cela qui, à terme, fera la différence.


Henri Guaino a quant à lui tenu à rappeler que la souveraineté et l’indépendance étaient deux choses très différentes. La souveraineté est le droit, pour une entité, un peuple, par exemple, de définir elle-même les compétences qu’elle entend exercer, et de pouvoir les remettre en cause à n’importe quel moment.


Par conséquent, a-t-il affirmé : « la souveraineté, ça ne se partage pas ! Non ça ne se divise pas ! »


C’est pourquoi, selon lui, dire qu’il faut une Europe souveraine signifie faire le choix du fédéralisme, faire de l’Europe une seule et unique nation.


Quant à l’indépendance, a-t-il considéré, elle concerne notre rapport aux autres, c’est-à-dire notre capacité à défendre nos intérêts tout seuls ou ensemble. C’est certes souvent une condition de la souveraineté, mais ce n’est pas la souveraineté. Une Europe indépendante, cela veut dire quensemble on se donne les moyens de ne pas dépendre des autres. Mais ce sont des peuples, des gouvernements souverains qui décident ensemble des moyens de cette indépendance.


Il ne faut toutefois pas mélanger les deux ! « Car autant je suis pour une Europe indépendante, autant je résisterai de toutes mes forces à l’idée d’une Europe souveraine, car ça signifierait la disparition des souverainetés nationales et en particulier celle de la France » a-t-il assuré.


Enfin, l’homme politique a abordé un dernier point, celui du protectionnisme.


Auparavant, le protectionnisme concernait les droits de douane et le contingentement ; aujourd’hui, cela concerne les normes, a-t-il expliqué. Cela signifie que les traités de libre-échange que l’on signe de nos jours sont des traités dont le but est, selon lui, d’uniformiser les normes. On parle alors de globalisation du monde.


« Uniformiser les normes ça veut dire que vous avez des sociétés identiques, que vous avez des pactes sociaux et civiques identiques, et ça veut dire que quand vous votez ça ne sert à rien puisque, de toute façon, il faut demander à l’autre l’autorisation pour changer les normes » a-t-il souligné.


Bref, à son avis, le libre-échange a changé de nature. La question est de savoir si nous sommes d’accord pour aller dans cette direction, vers cette globalisation : « mais à ce moment-là, il faut bien comprendre que la crise politique ne va cesser de s’aggraver, et le risque ne sera pas le populisme, le risque ce sera bien pire » a-t-il prédit.


Rebondissant sur ses propos, François Lenglet a maintenu qu’aujourd’hui, le fait majeur, c’est le retour de la frontière nationale dans le débat politique, dans les attentes de la société, et peut-être demain dans l’organisation de l’économie. Pour le journaliste, nous sommes en plein dans un virage idéologique.


Ce qui est assez frappant, a-t-il estimé, est que cela concerne tous les pays : « le retour de la souveraineté n’est pas un sujet français. Il s’exprime, il est demandé dans tous les pays, de la même façon qu’il y a 20 ans, tous les pays en même temps récusaient cette notion de souveraineté ».


Selon lui également, les pays anglo-saxons nous précèdent toujours dans ces virages idéologiques (cf. Brexit, Trump…) « Et il y a fort à parier que nous allons les suivre », a-t-il conjecturé.


Mais où cela peut-il nous mener ? s’est-il interrogé. « Je pense assez loin », a-t-il assuré. Pour lui en tout cas, il faut que les chefs d’entreprise se préparent à travailler dans une organisation sociale et politique très différente de ce qu’ils connaissent aujourd’hui.


« L’épidémie ne joue que le rôle d’un accélérateur des aiguilles du temps, mais elle précipite des mouvements qui étaient engagés bien avant et dont les déterminants sont beaucoup plus larges que la simple condition sanitaire », a-t-il affirmé.


Il est vrai qu’à l’origine, l’Europe a été construite contre l’idée de souveraineté nationale, car les dangers de la guerre étaient associés à ce concept ; et ce n’était pas sans raison, mais cela est aujourd’hui révolu.


Selon le journaliste, la souveraineté est aujourd’hui la dominante, et il va falloir que l’économie s’y soumette : « Contrairement à ce que nous avons pu penser, femmes et hommes de l’économie, l’économie n’impose pas sa loi à la société durablement ».


Mais si on fait ce retour en arrière, sera-t-on alors plus prospère ?


À son avis, notre tendance naturelle est de penser qu’on le sera moins, mais lui n’en est pas sûr. À une époque relativement récente en effet, toute l’après-guerre, le monde était assez cloisonné, mais finalement relativement prospère.


Et actuellement, il existe des pays relativement fermés, comme la Chine et la Corée du Sud (l’Asie en général), mais qui se sont finalement mieux portés que nous pendant la crise. « Pas sûr donc que le retour à la souveraineté soit forcément synonyme d’une décadence », a-t-il conclu.


Maria-Angélica Bailly


 


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