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La conciliation délicate de l’obligation de confidentialité avec la liberté de la presse

La conciliation délicate de l’obligation de confidentialité avec la liberté de la presse
Publié le 23/07/2020 à 10:00

  

Conclusions de Madame l’avocate générale Caroline Henry sous Cass. com., 13 févr. 2019, pourvoi n° 17-18.049: P+B+I.

1. L’affaire dans le cadre de la même procédure en référé est déjà connue de votre chambre pour avoir fait l’objet d’une décision de cassation en date du 15 décembre 2015 (Cass. com., 15 déc. 2015, pourvoi n° 14-11.500, P+B+R+I: Bull. IV, n° 169 ; D. 2016, p. 5, note A. Lienhard; Rev. pr. coll. janv. 2016, n° 1, comm. 1, obs. C. Delattre; Rev. sociétés 2016, p. 193, obs. P. Roussel-Galle; RTD com. 2016 191, obs. F. Macorig-Venier, J.-M. Guarinot et V. Cuisinier, RLDA, n° 114, 1er avr. 2016, note Monsieur-H. Monsèrié-Bon, Comm. Comm. Electr. n° 3, mars 2016, comm. 26, A. Lepage, JCP G n° 8, fév. 2016, 216, note G. Loiseau, JCP E n° 6, 11 fév. 2016, 1085, note T. Stéfania).

Les faits donnant lieu à ce feuilleton judiciaire concernant la confidentialité des procédures préventives et la liberté d’expression, dont se réclame la presse spécialisée en matière d’endettement des entreprises, sont emblématiques des difficultés à préserver le secret du mandat ad hoc et de la conciliation face à la revendication de la liberté d’information, une des libertés fondamentales en démocratie, défendue par les journalistes classiquement qualifiés de chiens de garde de cette dernière (T. Stefania, note préc. Elle figure dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : CEDH, Thorgeir Thorgeirson c/ Islande, 25 juin 1992, série A n° 239, p. 27, § 63.- CEDH, Goodwin c/ Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 39.- CEDH, Bladet Tromsø et Stensaas c/ Norvège [GC], n° 21980/93, § 59).

Les sociétés du groupe Consolis ont fait l’objet d’un achat à effet de LBO. En 2012, après une première restructuration de la dette du groupe rendue nécessaire en raison de la survenance de la crise financière de 2008, ces dernières ont bénéficié d’un mandat ad hoc. Quelques jours plus tard, la société Mergermarket publiait une série d’articles très détaillés sur l’ouverture et le déroulement des négociations dans le cadre de ce mandat. Soucieux de préserver la confidentialité, essentielle à la réussite de la procédure préventive, les sociétés du groupe Consolis et la selarl FHB ont assigné la société Mergermarket en référé, demandant le retrait des articles et l’interdiction de publier d’autres papiers sur le sujet, afin d’assurer le respect de la confidentialité du mandat ad hoc. À la suite de l’arrêt de cassation du 15 décembre 2015, la cour d’appel de renvoi a confirmé, par un arrêt du 20 avril 2017 (v. pour un commentaire approbatif : C. Delattre, Rev. proc. coll. n° 6, nov. 2017, comm. 132), l’ordonnance de référé du 16 novembre 2012 en ordonnant des mesures protectrices de la confidentialité des procédures préventives. Cette décision fait l’objet d’un pourvoi en cassation ici étudié.

2. Le moyen unique, articulé en quatre branches, entend faire entrer l’information relative aux procédures préventives dans le cadre d’un débat d’intérêt général pour restaurer la liberté d’information, droit conditionnel (J.-F. Renucci, Droit européen des droits de l’homme, LGDJ, éd. 1999, n° 58) car limité en application de l’article 10 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH). Il pose la question de la présence du fait justificatif d’origine prétorienne qu’est le débat d’intérêt général pour rétablir le droit à la liberté d’expression lorsque celui-ci a fait l’objet d’une limitation par l’état. En d’autres termes, le pourvoi conduit à réfléchir sur l’exception de l’exception pour revenir à la prévalence de la liberté d’information et écarter la caractérisation du trouble manifestement illicite et du dommage imminent dans le cadre de la procédure en référé.

3. La limitation acquise de la liberté d’information. Fait notable, le moyen ne revient pas sur la limitation apportée, en application de l’article 10 § 2 de la CEDH et de l’article L. 611-15 du Code de commerce, à la liberté d’information. Il est vrai que toutes les conditions à sa reconnaissance semblent acquises depuis l’arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 2015, comme le montre la lecture de l’arrêt de la cour d’appel.

En présence de droits conditionnels, telle la liberté d’expression, l’ingérence de l’État est possible (J.-F. Renucci, préc., n° 277 et s).

4. Les conditions de l’ingérence de l’état sont au nombre de trois :

• elle doit être prévue par la loi,

• elle doit poursuivre un but légitime,

• elle doit être nécessaire dans une société démocratique (J.-F. Renucci, préc., n° 279 et s).

Première condition : l’intervention de la loi (la liberté d’expression en Europe, Jurisprudence relative à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, dossier sur les droits de l’homme, n° 18, éd. du Conseil de l’Europe, spéc. p. 8). Elle est indiscutable, dès lors que le principe de confidentialité posé par l’article L. 611-15 est interprété comme étant général et s’imposant aux tiers à la procédure (informés par la violation de leur obligation de confidentialité par les personnes visées au sens strict par le texte). La marge de manœuvre laissée aux états en la matière est relativement importante car ils doivent apprécier les circonstances dans lesquelles les droits garantis doivent être circonscrits (CEDH, Worm c/ Autriche, 29 août 1997, Recueil 1997-V, p. 1551, § 47 ; CEDH, Nilsen et Johnsen c/ Norvège, § 43). En outre, la notion de loi est comprise au sens large pour inclure la jurisprudence (pour tenir compte de la spécificité du droit anglo-saxon, J.-F. Renucci, ouv. préc.). Ainsi, cette première condition est d’autant plus vérifiée que votre chambre a clairement posé la limite à la liberté d’information par le nécessaire respect de la confidentialité des procédures préventives.

Cette loi doit être accessible aux citoyens et prévisible dans ses effets [CEDH, Cour (Plénière), 26 avr. 1979, Sunday Times c/ Royaume-Uni, n° 6538/74. La liberté d’expression en Europe, dossier sur les droits de l’homme, n° 18, préc. p. 9.- CEDH, Gawêda c/ Pologne, n° 26229/95, Recueil 2002-II]. Autant de qualités que la cour d’appel vérifie, sans qu’elles soient critiquées par le pourvoi.

Deuxième condition : le but poursuivi par la loi doit être légitime. Ce dernier est défini par l’article 10 § 2 lui-même qui prévoit expressément la possibilité de limiter la liberté d’expression pour préserver la sauvegarde d’informations confidentielles et la protection de la réputation ou des droits d’autrui. En l’espèce, l’intérêt légitime n’est pas discutable, il est mis en valeur tant par l’arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 2015 que par l’arrêt de la cour d’appel critiqué par le pourvoi. Il s’agit de la prévention des difficultés des entreprises par des mesures de nature contractuelle et confidentielle (mandat ad hoc et conciliation) dont le but est de sauvegarder l’emploi et l’activité économique des entreprises. Cet objectif est d’autant plus légitime qu’il s’inscrit dans le cadre d’un consensus européen (ce consensus pourrait devenir un élément positif d’évaluation de la légitimité de l’objectif poursuivi en devenant la réciproque de l’utilisation de ce consensus par les juges pour contrôler la marge de manœuvre laissée aux états pour déroger à la liberté d’expression, J.-F. Renucci, ouv. préc. p. 382) puisqu’une directive de l’Union européenne visant les cadres de restructuration préventifs, à la seconde chance et aux mesures à prendre pour augmenter l’efficience des procédures de restructuration, d’insolvabilité et d’apurement est en voie d’adoption (l’adoption par le COREPER est en principe intervenue le 19 décembre 2018 et la directive devrait être adoptée avant les élections du Parlement européen du mois de mai 2019.)

Troisième condition : la restriction à la liberté d’expression doit être nécessaire dans une société démocratique. Notion délicate à appréhender, cette dernière condition est interprétée de manière stricte (Dossier sur les droits de l’homme n° 18 préc. p. 9).

La référence au caractère nécessaire évoque un besoin impérieux. La doctrine met en exergue trois sous-critères : la nécessité de la mesure prise, d’abord, le lien et la proportionnalité entre la mesure et le but légitime invoqué, ensuite, la compatibilité de la mesure et l’esprit démocratique, enfin (J.-F. Renucci, préc. p. 380, n° 281). Il y a peu de jurisprudence rendue sur ce point en droit des affaires pour éclairer l’application de cette dernière condition, mais la directive européenne en cours d’adoption favorable à la prévention des difficultés des entreprises (premier texte d’harmonisation en la matière) et la directive « secret des affaires » (La directive 2016/943/UE du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites), transposée par la loi française du 31 juillet 2018, témoignent de la reconnaissance d’un besoin impérieux de préserver des informations économiques confidentielles nécessaires à la protection du tissu économique, des intérêts des créanciers et de la restructuration des entreprises.

5. Ces conditions sont toutes vérifiées plus ou moins directement par la cour d’appel dans le prolongement de l’arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 2015. Au demeurant ce point n’est plus remis en cause par le moyen qui ne revient pas sur l’exception mais ne s’attache qu’à l’exception de l’exception ; la question d’intérêt général qui est le joker de la liberté de la presse pour dépasser l’interdiction de divulgation qui la frappe.

6. Le fait justificatif restaurant la liberté d’information. Le moyen unique critique la cour d’appel de ne pas avoir reconnu que les informations détaillées relatives au mandat ad hoc et de la conciliation du groupe Consolis participent d’un débat d’intérêt général imposant de revenir au principe de la liberté d’expression et d’information.

Comme le souligne Madame le rapporteur, l’opposition entre deux droits fondamentaux est mise en exergue ; elle doit être tranchée dans le respect de la jurisprudence de la CEDH, mais aussi dans le cadre de la marge de manœuvre qui est laissée aux états dans l’appréciation de la notion prétorienne de débat d’intérêt général (v. notamment: C. Michalski, Liberté d’expression et débat d’intérêt général, analyse critique, AJ Pénal 2013, p. 19) et qui est d’autant plus large que le domaine concerné, ici commercial, n’est pas jugé sensible et intéressant plus particulièrement le public.

7. Ce fait justificatif, à défaut d’une claire définition, est générateur d’une insécurité juridique d’autant plus grande que la Cour EDH exerce son contrôle sur l’appréciation qui en est faite par les états. Il est inutile de revenir sur les développements complets du rapport auxquels il suffit de renvoyer. Un auteur (C. Michalski, art. préc.) a tenté de mettre en évidence les éléments permettant de caractériser la notion d’intérêt général pour la rendre plus prévisible, tout en dénonçant sa trop grande plasticité qui ne garantit pas contre l’arbitraire du juge (y compris européen !).

Elle peut être caractérisée par des critères spatial et temporel. Le débat d’intérêt général devrait concerner à tout le moins l’opinion publique d’un pays dans son entier, voire en dépasser les frontières. Toutefois, la Cour EDH n’en fait pas un critère déterminant pour reconnaître un intérêt à l’échelle régionale, locale voire à celle d’un simple département d’université (C. Michalski, art. préc. citant en note la jurisprudence de la Cour EDH).

Il serait logique de considérer que le débat d’intérêt général soit contemporain à la diffusion des informations, mais l’appréciation in concreto opérée par la Cour EDH permet de s’affranchir de cette évidence, et de n’en faire qu’un élément parmi d’autres.

Les critères les plus pertinents sont, toujours selon cet auteur, d’ordre factuel. Lié à la préservation d’un droit politique, le débat d’intérêt général est établi, dès lors que les questions débattues relèvent de l’arène politique (CEDH, Cour plén. 8 juillet 1986, Lingens c/ Autriche, § 42), de l’exercice de la justice (fonction régalienne de l’état), des faits de corruption, des questions de santé publique ; le tout tempéré par la personnalité des personnes, sujets de l’information (hommes politiques, personnalités médiatisées…).

Au final, force est de reconnaître qu’une définition claire et précise pourtant saine et utile dans une société démocratique (C. Michalski, art. Préc.) ne se dégage pas, laissant une très grande place à l’appréciation que font les juges du principe de proportionnalité dans la balance des intérêts en présence, par nature, contradictoires. En l’espèce, la cour d’appel n’a rien fait d’autre que d’opérer cette balance. Or ici, entre l’information détaillée sur les difficultés d’un groupe de la taille de Consolis et la confidentialité des négociations menées en prévention – condition de leur réussite, de la sauvegarde de l’activité et des emplois – c’est bien la confidentialité qui l’emporte.

8. Plusieurs éléments en matière de confidentialité des mesures préventives des difficultés des entreprises conduisent à exclure l’application du fait justificatif invoqué par le moyen du pourvoi. Outre les éléments soulignés par la cour d’appel, il suffit de rappeler deux éléments déterminants. Le premier est lié aux recommandations de l’Autorité des marchés financiers (AMF), et le second à la reconnaissance du secret des affaires qui inclut la confidentialité de la prévention.

9. L’AMF, dans ses recommandations concernant les difficultés des sociétés cotées en bourse, distingue entre les procédures préventives confidentielles et les procédures collectives judiciaires, ce qui n’est pas sans intérêt pour répondre à la deuxième branche du moyen unique du pourvoi. Les recommandations du 16 octobre 2016 (Position-recommandation du 26 octobre 2016, AMF Guide de l’information permanente et de la gestion de l’information privilégiée – DOC-2016-08, spéc. point 1.4.4.2, p. 21), qui reprennent, avec quelques variantes, les positions adoptées dans les recommandations du 28 juillet 2009 (Position DOC-2009-14 – Information financière diffusée par les sociétés en difficulté) confirment la volonté de concilier la nécessaire information sur les dettes des sociétés cotées, invoquée par la société Mergermarket, et l’indispensable confidentialité des mesures préventives.

L’articulation de normes apparemment contradictoires (C. com., art. L 611-15 et MAR, art. 17.1, règlement général de l’AMF, art. 223-1) est prise en compte. Si l’information des procédures préventives est due à l’AMF, cette dernière prend des dispositions pour mettre l’information sous embargo, afin de tenir compte de l’intérêt légitime de l’émetteur (v. le report possible de la diffusion de l’information d’ouverture d’une procédure préventive. Trois conditions cumulatives doivent être vérifiées : – « la publication immédiate est susceptible de porter atteinte aux intérêts légitimes de l’émetteur [...] » ; le retard de publication n’est pas susceptible d’induire le public en erreur ; l’émetteur [...] est en mesure d’assurer la confidentialité de ladite information »). Il en résulte que l’AMF, elle-même, constate que « le marché peut ne pas être informé de l’ouverture d’une procédure de prévention (mandat ad hoc et conciliation) bien que cette information soit une information privilégiée, dès lors que les conditions de différé de publication d’une information privilégiée sont remplies (l’émetteur justifie d’un intérêt légitime, l’absence de publication n’induit pas le public en erreur et l’émetteur est en mesure d’assurer que la procédure reste confidentielle) » (Recommandations 2016, préc. p. 22). Par suite, il semble difficile de souscrire à l’existence d’un débat d’intérêt général relative à l’information du public là où l’AMF, elle-même, juge possible de respecter la confidentialité…

10. La loi du 31 juillet 2018 sur le secret des affaires, validée par le Conseil constitutionnel (Cons. Constit., Déc. N° 2018-768, 28 juillet 2018), en dépit des débats autour de l’atteinte à la liberté de la presse, apporte un argument supplémentaire pour écarter le fait justificatif du débat d’intérêt général invoqué par le moyen. La définition, reprise de la directive et posée par l’article 151-1 nouveau du Code de commerce, devrait concerner les échanges caractéristiques des procédures préventives (Dans le même sens, Monsieur Laroche, Secret des affaires et droit des entreprises en difficulté, JCP E n° 35, 1er sept. 2016 1458, spéc. n°4, qui estime que le rapprochement entre le secret des affaires et la confidentialité des procédures préventives ne fait guère de doute « dès lors que les difficultés de l’entreprise ne constituent pas une information immédiatement accessible, sont généralement tenues secrètes par le débiteur et acquièrent une valeur commerciale par les effets que leur diffusion peut avoir sur la vie de l’entreprise »). Toute information répondant aux critères suivants est visée : « 1° Elle n’est pas, en elle-même ou dans la configuration et l’assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d’informations en raison de leur secteur d’activité ; 2° Elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret ; 3° Elle fait l’objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le caractère secret. ». Dans leurs autres dispositions, la directive comme la loi sur le modèle de cette dernière, prévoient un espace pour les « lanceurs d’alerte » limitant d’ores et déjà la place laissée à la notion de débat d’intérêt général en matière de secret des affaires. L’équilibre recherché pour dépasser la contradiction entre la liberté d’information et la confidentialité commerciale a toujours comme critère le débat d’intérêt général, mais il n’entend pas sacrifier le secret des affaires tant en droit européen qu’en droit français et ce avec l’approbation des autorités européennes et du Conseil constitutionnel qui s’en remet à ces dernières (C. com., art.

L. 151-8, 2°.- Cons. Constit., Déc. n° 2018-768, 28 juill. 2018, spéc., n° 24 qui renvoie à l’article 5 de la Directive transposée).

11. Au demeurant, déjà la loi « Sapin 2 » du 9 décembre 2016 (loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique ; JORF n° 0287 du 10 décembre 2016. Il est fait réserve de l’article 6 de cette loi dans l’article

L. 151 8 3° de la loi dite « secret des affaires ») en son chapitre II instaure un régime de protection des lanceurs d’alerte (ce que ne prétend pas être le demandeur au pourvoi en l’espèce) et définit dans son article 6 le domaine de la protection. Le secret de la défense nationale, le secret médical ou le secret des relations entre un avocat et son client sont exclus du régime de l’alerte ce qui ne couvre pas le secret des affaires. Cependant, le domaine de l’intérêt général à prendre en considération est fortement restreint, puisque ce même article énonce que le lanceur d’alerte révèle une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général (sur l’articulation de la loi Sapin 2 et de la loi secret des affaires au regard des lanceurs d’alerte : C. Blanquart, Les lanceurs d’alerte et la protection des informations confidentielles au sein de l’entreprise ; JCP S n° 37, 18 sept. 2018, 1292, spéc. n° 17 et s.).

Si l’exception à la liberté d’information est posée ; elle ne devrait pas être le cheval de Troyes fragilisant la protection du secret des affaires, car l’approche du débat d’intérêt général est clairement circonscrite par le droit français pourtant soucieux de respecter les canons des exigences européennes. Il n’en demeure pas moins que la Cour EDH opère un contrôle in concreto dont l’issue est difficile à anticiper (C. Michalski, art. Préc.).

12. La balance des intérêts contradictoires doit être faite à l’aune de ces derniers éléments en résistant à la tentation d’un renversement des arguments. Certes l’information de l’ouverture (sans autres éléments de précision) d’une procédure préventive des difficultés des entreprises peut relever d’un débat d’intérêt général si l’entreprise en cause présente une dimension suffisante pour « impacter » le monde économique, mais cela ne couvre pas la diffusion du contenu des négociations et concessions réalisées par les partenaires de l’entreprise fragilisée. La cour d’appel s’applique d’ailleurs à distinguer ces deux types d’informations. Le détail des échanges menés dans le cadre des procédures de prévention doit rester confidentiel pour garantir le redressement du débiteur, mais aussi pour protéger ses créanciers de pressions ultérieures de la part de leurs partenaires pour obtenir des avantages équivalents… Dans un contexte particulier (et sans assimilation possible), la situation rappelle la nécessité du maintien des conditions d’une saine concurrence entre les opérateurs économiques ainsi que l’interdiction de tout délit d’initié sur les marchés boursiers. Le respect de l’intérêt général plaide pour le respect de la confidentialité et la notion de débat d’intérêt général ne devrait pas pervertir cette exigence.

13. Ces constatations éclairent les deux premières branches du pourvoi.

En ce qui concerne la première branche et l’ajout d’une condition à la loi entraînant une violation de l’article 10 de la CEDH, il convient de revenir à la notion prétorienne de débat d’intérêt général (qui est un ajout au texte en soi). La cour d’appel constate que la preuve n’est pas apportée que la connaissance du détail des négociations en procédures préventives relève d’un débat d’intérêt général. Elle ajoute que la communication du recours à ces procédures suffit sans violer la confidentialité posée par la loi. Au-delà, comme le montre l’analyse de la notion de question d’intérêt général (C. Michalski, art. préc.), cette dernière ne se trouve pas vérifiée si l’information n’intéresse qu’une partie restreinte du public. Or, en l’espèce, seules, les personnes spécialement intéressées à la restructuration des dettes LBO et donc de la dette du groupe Consolis (dans une logique proche du délit d’initié, même si ce dernier n’est pas en cause) constituent un lectorat averti et curieux. Rien de comparable avec l’information concernant une fraude, une malversation, un détournement de procédure d’usage de fonds publics ou privés qui pourraient dépasser la sphère des initiés donnant au débat une dimension d’intérêt général. Pour le reste, il ne faut voir dans les enjeux du respect de la confidentialité de la prévention par la cour d’appel qu’un rappel de la légitimité du but poursuivi par le législateur. Le grand public ne peut être intéressé que par le maintien de l’emploi et de l’activité dont la protection est assurée par la confidentialité… L’intérêt général ne réside pas dans le débat qu’il susciterait imposant la divulgation d’informations intéressant seulement quelques initiés, mais il se trouve dans l’opportunité de respecter l’article 611-15 du Code de commerce (c’est d’ailleurs ce qu’il ressort de l’arrêt, évoqué par le mémoire ampliatif (p. 30), de la chambre criminelle du 2 nov. 2016, pourvoi n° 15-85.418 et les conclusions de Monsieur le Premier avocat général Cordier. La question relevant du débat d’intérêt général est celle du risque de la disparition d’une grande entreprise, ce qui en l’espèce est justement le risque encouru en cas de violation de la confidentialité du mandat ad hoc et de la conciliation). C’est en ce sens que juge la cour d’appel. Il n’y a pas lieu de tenter de renverser la logique de l’article 10 et de considérer que l’exception à la limite circonscrite par son alinéa 2 à travers la notion de débat d’intérêt général lui enlève toute portée faisant de la liberté d’expression et d’information un droit quasi inconditionnel, ce qui serait contraire au texte (il faut rappeler que le respect de la réputation d’autrui est garanti non seulement en application de l’article 10 §2 de la CEDH mais aussi plus récemment est consacré sur le fondement de l’article 8 de la même convention). Or l’atteinte à la confidentialité des mesures préventives touche à la réputation économique des entreprises… à lire la jurisprudence de la Cour EDH, le droit à la réputation mérite une forte protection, ce qui limite d’autant le domaine du débat d’intérêt général.- v.. J.-P. Marguénaud, L’apothéose du droit à la réputation, note sous CEDH, 3e sect. 14 oct. 2008, Petrina c/ Roumanie : RTD civ. 2008, p. 648°. La cour d’appel n’a donc rien ajouté à la loi.

En ce qui concerne la deuxième branche du moyen, on retrouve la même confusion que précédemment. En effet, l’ouverture d’une procédure collective judiciaire à l’encontre d’un groupe occupant une place éminente dans l’économie européenne peut éventuellement être une information participant d’une question d’intérêt général.

Mais en l’espèce, ce sont des procédures préventives confidentielles (dont le but est justement d’éviter l’ouverture d’une procédure collective) qui sont en cause. Les deux types de procédures ne peuvent pas être assimilées. Au contraire, la violation de la confidentialité augmente le risque d’un basculement vers les procédures judiciaires, trop souvent destructrices d’emplois et d’activités économiques.

14. Pour ce qui est des deux dernières branches du moyen, il semble que la cour d’appel a mené les recherches demandées. Elle distingue, appliquant le principe de la proportionnalité, entre le signalement de l’ouverture de procédures préventives et la communication du contenu des négociations qui met en péril leur réussite. Elle estime que la preuve n’est pas apportée de la contribution à une question d’intérêt général par la diffusion du détail des négociations menées en prévention.

Au regard de tous ces éléments, j’incline au rejet du pourvoi.

 

Cass. com., 13 févr. 2019, pourvoi n° 17-18.049 : P+B+I; JCP G 2019, II, 343, note P. Roussel-Galle; JCP E 2019, Act., 124 ; D. 2019, somm., p. 308 ; RLDAff. 2019, n° 6673 et 6698, note F. Marmoz ; Comm. com. électr. 2019, comm. 25, note A. Lepage ; Gaz. Pal. 2019, n° 15, p. 59, note G. Cesare Giorgini.

Sur le moyen unique :

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 20 avril 2017) rendu, en matière de référé, sur renvoi après cassation (chambre commerciale, financière et économique, 15 décembre 2015, pourvoi n° Q 14-11.500) que par ordonnances des 11 juillet et 26 septembre 2012, la société FHB a été désignée mandataire ad hoc puis conciliateur des sociétés du groupe Consolis sur le fondement des articles L. 611-3 et L. 611-5 du Code de commerce ; que le 18 juillet 2012, la société Mergermarket Limited, éditrice du site d’informations financières en ligne Debtwire, spécialisé dans le suivi de l’endettement des entreprises et consultable par abonnement, a publié un article commentant l’ouverture de la procédure de mandat ad hoc ; qu’elle a, par la suite, diffusé divers articles rendant compte de l’évolution des procédures en cours, exposant les négociations engagées avec les créanciers des sociétés du groupe et citant des données chiffrées sur la situation financière de ces sociétés ; que les 23 et 24 octobre 2012, plusieurs sociétés du groupe Consolis ainsi que la société FHB ont assigné la société Mergermarket Limited devant le juge des référés pour obtenir le retrait de l’ensemble des articles contenant des informations confidentielles les concernant, ainsi que l’interdiction de publier d’autres articles ;

Attendu que la société Mergermarket Limited fait grief à l’arrêt d’accueillir les demandes alors, selon le moyen :

1° que si la publication d’informations confidentielles par application de l’article L. 611-15 du Code de commerce, ne constitue pas un trouble manifestement illicite au regard de la liberté d’informer du journaliste si les informations diffusées relèvent d’un débat d’intérêt général, il est en revanche indifférent que ces informations soient en elles-mêmes conformes ou non à l’intérêt général ; qu’au contraire la liberté d’information vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population ; qu’en retenant que la société Mergermarket Limited ne justifiait pas en quoi la révélation des détails de la négociation en cours sur la restructuration de la dette du groupe Consolis dans le cadre de la procédure de conciliation était « conforme à l’intérêt général et, en particulier, à la défense de l’emploi et de l’économie », la cour d’appel a ajouté à tort une condition à la loi et a de ce seul fait violé l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ensemble les articles L. 611-15 du Code de commerce et 873 du Code de procédure civile ;

2° que relèvent d’un débat d’intérêt général les choix stratégiques mettant en jeu des sommes considérables opérés lors d’une procédure collective et susceptibles de jouer sur le devenir d’une entreprise ou dont les conséquences économiques et sociales peuvent être la disparition d’une entreprise de grande envergure ou d’un groupe de sociétés ; que la cour d’appel, qui a constaté que le groupe Consolis occupait une place éminente dans l’économie européenne et que ses difficultés financières avaient conduit à l’engagement d’une procédure de conciliation par un mandataire ad hoc, ne pouvait refuser de considérer que les informations relatives à cette procédure diffusées par la société Mergermarket Limited relevaient nécessairement d’un débat d’intérêt général excluant que leur publication puisse constituer un trouble manifestement illicite, au regard du caractère confidentiel de ces informations, sauf à méconnaître les conséquences légales de ses propres constatations et violer à nouveau l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ensemble les articles L. 611-15 du Code de commerce et 873 du Code de procédure civile ;

3° que, de façon plus générale, relèvent également d’un débat d’intérêt général les difficultés rencontrées au lendemain de la crise par les entreprises ayant fait l’objet de LBO hautement spéculatifs pour restructurer leurs dettes ; que la cour d’appel qui s’est abstenue de rechercher, comme elle y était invitée par la société exposante en ses écritures d’appel, si la procédure de conciliation dont les informations contestées avaient fait état ne s’inscrivait pas dans un tel contexte et si ces informations ne relevaient pas de ce fait d’un débat d’intérêt général excluant que leur publication puisse constituer un trouble manifestement illicite au regard du caractère confidentiel de ces informations, a privé sa décision de base légale au regard de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ensemble les articles L. 611-15 du Code de commerce et 873 du Code de procédure civile ;

4° que, lorsqu’ils se prononcent sur l’existence d’un débat d’intérêt général, les juges du fond doivent tenir compte du contexte spécifique des faits litigieux, dont le retentissement antérieur d’une affaire notamment auprès des médias ; qu’en ne recherchant pas, comme cela lui était demandé par la société Mergermarket Limited, si les informations diffusées par d’autres médias avant elle à propos de la procédure de conciliation avec nomination d’un mandataire ad hoc ouverte par le groupe Consolis n’étaient pas, au-delà de leur contenu, de nature à créer un contexte faisant des informations litigieuses diffusées les composantes d’un débat d’intérêt général excluant que leur publication puisse constituer un trouble manifestement illicite au regard du caractère confidentiel de ces informations, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ensemble les articles L. 611-15 du Code de commerce et 873 du Code de procédure civile ;

Mais attendu qu’après avoir vérifié que la mesure de retrait et d’interdiction demandée était prévue par la loi, qu’elle poursuivait un but légitime et qu’elle était proportionnée à ce but, la cour d’appel s’est attachée à examiner le contenu des articles litigieux pour déterminer si, au-delà de l’affirmation de principe selon laquelle les difficultés d’un grand groupe industriel relevaient d’un débat d’intérêt général au regard des répercussions économiques et sociales que ces difficultés pouvaient entraîner, le contenu des articles n’avait pas contribué à nourrir ce débat, et ce faisant, a vérifié si la mesure sollicitée était nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 10.2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

Que la cour d’appel a constaté qu’avaient été mis en ligne, le 26 juillet 2012, un article relatant le déroulement d’une réunion organisée le 24 juillet par le mandataire ad hoc, citant de nombreuses données chiffrées relatives aux résultats et aux engagements financiers du groupe Consolis et exposant les demandes faites aux créanciers, le 9 août 2012, un article indiquant que des prêteurs seniors de Consolis, nommément désignés, avaient organisé un groupe de travail informel et faisant le point sur l’état des discussions relativement à la restructuration de la dette ainsi que la situation financière du groupe Consolis, le 7 septembre 2012, un article relatant l’état des négociations entre les parties à la procédure sous l’égide du mandataire ad hoc, le 25 suivant, un article mentionnant que, lors d’une réunion organisée entre les sociétés du groupe Consolis et ses prêteurs, la procédure était passée d’un mandat ad hoc à une conciliation, ainsi que l’état des négociations entre les parties, de nombreuses données chiffrées relatives à la situation financière du groupe Consolis, les intentions des parties ainsi qu’un calendrier estimatif et, enfin, le 17 octobre 2012, un dossier de huit pages concernant les sociétés du groupe Consolis, retraçant la procédure de conciliation engagée par les sociétés du groupe, citant les résultats obtenus ainsi que les négociations engagées avec les prêteurs ; qu’elle a ainsi relevé que ces articles retraçaient le déroulement, au fur et à mesure, des réunions tenues dans le cadre de la procédure de prévention amiable, divulguant le contenu des négociations en cours dans le cadre de celle-ci avec des données chiffrées très précises fournies par des sources participant à cette procédure ;

Que pour répondre au moyen soutenu par la société Mergermarket Limited selon lequel ces articles répondaient à un objectif légitime d’informer le public, dans un débat d’intérêt général, des difficultés rencontrées par un groupe de la taille de Consolis, lesquelles constitueraient une menace pour l’emploi et toute l’économie, la cour d’appel a retenu qu’il n’était pas justifié en quoi il pouvait être conforme à l’intérêt général et, en particulier, à la défense de l’emploi et de l’économie de rendre public, à tout le moins, de porter à la connaissance de ses abonnés, un compte rendu en temps réel du déroulement et du contenu des négociations de la procédure de prévention amiable ouverte au bénéfice des sociétés du groupe Consolis, tandis que les articles diffusés par d’autres sites ou organes de presse se bornaient à faire état des difficultés du groupe Consolis avant l’ouverture de la première procédure de mandat ad hoc, le résultat de celle-ci et l’existence de nouvelles difficultés en juillet 2012 ;

Qu’elle a encore relevé que le public concerné est celui des abonnés au site Debtwire, spécialisé dans le suivi de l’endettement des entreprises ;

Qu’elle a relevé, enfin, que ces articles ne pouvaient que compromettre l’issue de la procédure de prévention amiable et fragiliser la situation des sociétés du groupe Consolis et, partant, qu’ils constituaient un trouble manifestement illicite, et que la circonstance, à cet égard, que la procédure se soit terminée par une conciliation courant mars 2013 est sans incidence tant il est vrai que ce simple constat n’exclut pas que le contenu de cette conciliation soit plus défavorable aux sociétés du groupe Consolis que ce qu’il aurait été si la confidentialité avait été respectée, et que les relations des sociétés du groupe Consolis avec leurs partenaires se soient dégradées de manière significative ;

Qu’en l’état de ces constatations et appréciations, desquelles il résulte que les articles litigieux, qui ont divulgué des données chiffrées confidentielles sur les difficultés des sociétés du groupe Consolis et les détails des négociations en cours que ces dernières menaient pour restructurer leur dette dans le cadre d’une procédure de conciliation couverte par la confidentialité prévue par l’article L. 611-15 du Code de commerce, n’étaient pas de nature à nourrir un débat d’intérêt général sur les difficultés d’un grand groupe industriel et ses répercussions sur l’emploi et l’économie nationale, mais tendaient principalement à satisfaire les intérêts de ses abonnés, public spécialisé dans l’endettement des entreprises, et que leur publication risquait de causer un préjudice considérable aux sociétés du groupe Consolis ainsi qu’aux parties appelées à la procédure de prévention amiable et de compromettre gravement son déroulement et son issue, la cour d’appel qui, en dépit de l’usage inapproprié de l’expression « conforme à l’intérêt général » au lieu de « conforme à l’objectif légitime d’informer le public sur une question d’intérêt général », a effectué la recherche invoquée à la quatrième branche et n’avait pas à effectuer celle invoquée à la troisième branche, a fait une juste application de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; que le moyen n’est pas fondé ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi ;

 

OBSERVATIONS : Les relations tumultueuses du couple secret-transparence constitue l’un des enjeux majeurs de ces dernières années. L’avis joint a donné l’occasion à l’avocat général de s’exprimer sur une des expressions les plus problématiques de ces relations infernales : la conciliation de la liberté d’expression avec la confidentialité des procédures préventives en cas de difficulté des entreprises. Dans l’affaire en cause, suite à une première restructuration de sa dette, un groupe avait l’objet d’un mandat ad hoc. Quelques jours plus tard, une série d’articles est publiée pour relater tous les détails du déroulement et du contenu des négociations en cours. Le groupe visé demande alors en référé le retrait des articles qui lui est accordé. L’ordonnance est infirmée par la cour d’appel. Saisie en recours, la chambre commerciale casse la décision au motif que la cour d’appel n’a pas recherché « si les informations diffusées, relatives à la prévention des difficultés des sociétés du groupe Consolis et couvertes par la confidentialité, relevaient d’un débat d’intérêt général ». Cet arrêt rendu le 15 décembre 2015 a fait l’objet d’une publication. La cour d’appel de renvoi a confirmé la première ordonnance de référé en ordonnant des mesures protectrices de la confidentialité. C’est à la suite d’un nouveau pourvoi que la Cour de cassation a été saisie pour rendre une cinquième décision de ce que l’avocat général qualifie de « feuilleton judicaire ». Deux textes étaient en cause, l’un posant une règle de confidentialité, l’autre de transparence. Ainsi, la société étant soumise à une procédure préventive, s’applique l’article L. 611-15 selon lequel « Toute personne qui est appelée à la procédure de conciliation ou à un mandat ad hoc ou qui, par ses fonctions, en a connaissance est tenue à la confidentialité ». Le site Internet sur lequel les articles successifs ont été publiés invoquait pour sa part l’article 10 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui énonce que « l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

L’avis commence par s’interroger sur la conventionalité de l’article L. 611-15 en rappelant que pour justifier une atteinte à la liberté d’information, l’ingérence de l’État doit remplir trois critères. Elle doit être prévue par la loi, poursuivre un intérêt légitime et nécessaire dans une société démocratique. Ces exigences se déduisent de la rédaction de l’article 10§2 et ont été précisées par la jurisprudence de la CEDH. L’article L. 611-15 les remplissait incontestablement. L’avis relève que « ce point n’est pas remis en cause par le moyen » et c’est donc sur le second point qu’il est beaucoup plus riche d’enseignements. Au-delà de la conventionalité de l’article posant le principe de la confidentialité, il convenait d’apprécier si la liberté de la presse ne constituait pas une exception permettant la diffusion des informations. Avec pertinence, vu le sujet traité, l’avis adopte une posture tout à fait conforme au droit européen, tant dans son appréciation du contenu des textes que dans la méthode retenue pour les appliquer.

 

I. Application du droit européen pour apprécier le contenu des textes

L’article 10§2 pose une possibilité de limiter « ces libertés », c’est-à-dire selon le § 1 « la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ». Il cite ensuite toute une liste d’hypothèses où ces restrictions sont justifiées, toutes rattachées à la défense de l’intérêt général pris sous ses différentes formes, sans qu’il y ait de claire cohérence entre les hypothèses visées et sans que soit citée une seule justification qui soit économique. La Cour européenne a précisé quelles limites étaient acceptables et a estimé dès 1979 qu’« il [...] incombe [aux médias] de communiquer des informations et des idées sur les questions [...] qui concernent [les] secteurs d’intérêt public » et qu’à « leur fonction consistant à en communiquer s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir »1 : la presse jouant le rôle de « chien de garde de la démocratie »2. La notion de débat d’intérêt général, ou question d’intérêt public, qui ne figure ni dans le texte de la Convention européenne, ni dans ses travaux préparatoires, traduit donc bien la fonction sociale de la presse. Comme l’indique un auteur cité par l’avis3, la fonction sociale a été inscrite depuis la loi n° 2010-1 du 4 janvier 2010, au premier alinéa de l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881 mais s’agissant de la seule protection des sources des journalistes : « Le secret des sources des journalistes est protégé dans l’exercice de leur mission d’information du public ». Sous la plume de la Cour européenne, la notion apparaît au terme d’une analyse in concreto. Le caractère nécessaire de l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant doit s’apprécier « eu égard aux circonstances particulières de l’affaire »4. C’est ensuite à propos de la conciliation de la liberté d’expression avec les exigences de la vie privée que la CEDH a considéré que devait exister un « juste équilibre » entre les intérêts concurrents et a choisi d’apprécier si les publications incriminées participaient à un « débat d’intérêt général »5. Le critère de contribution à un « débat d’intérêt général » est utilisé par l’avis. La notion sera reprise dans la décision rendue par la chambre commerciale le 13 février 2019 qui relève que « la cour d’appel s’est attachée à examiner le contenu des articles litigieux pour déterminer si, au-delà de l’affirmation de principe selon laquelle les difficultés d’un grand groupe industriel relevaient d’un débat d’intérêt général au regard des répercussions économiques et sociales que ces difficultés pouvaient entraîner, le contenu des articles n’avait pas contribué à nourrir ce débat ». Au-delà, la notion pour justifier un éventuel « fait justificatif » imposant de « revenir au principe de la liberté d’expression et d’information », l’avis a recours au droit européen pour apprécier la conciliation entre les principes de confidentialité et de liberté d’information.

 

II. Application du droit européen pour concilier les textes

L’avis renvoie au « principe de la proportionnalité dans la balance des intérêts » très souvent employé par la CEDH. En utilisant cette méthode si chère au droit européen, il « n’entend pas sacrifier le secret des affaires » et explique que « l’équilibre recherché pour dépasser la contradiction entre la liberté d’information et la confidentialité commerciale a toujours comme critère le débat d’intérêt général ». Pour écarter la confidentialité, il faut donc apporter la preuve que l’information contribue à un débat d’intérêt général, et, selon l’avis, « il n’y a pas lieu de renverser la logique de l’article 10 et de considérer que l’exception à la limite circonscrite par son alinéa 2 à travers la notion de débat d’intérêt général lui enlève toute portée faisant de la liberté d’expression et d’information un droit quasi inconditionnel ce qui serait contraire au texte ».

Pour établir l’éventuel débat d’intérêt général, la cour d’appel avait donné son appréciation en relevant de nombreuses dispositions de faits. Elle a constaté que les informations diffusées étaient à la fois fréquentes et très précises. En effet, à peine 10 jours après la désignation du mandataire ad hoc, un article avait été publié relatant le déroulement d’une réunion organisée deux jours auparavant par celui-ci, et citant de nombreuses données chiffrées relatives aux résultats et aux engagements financiers du groupe et exposant les demandes faites aux créanciers. Une vingtaine de jours plus tard, un nouvel article indiquait que des prêteurs seniors, nommément désignés, avaient organisé un groupe de travail informel et ledit article faisait le point sur l’état des discussions relativement à la restructuration de la dette ainsi que la situation financière du groupe.

À peine un mois plus tard, l’état des négociations était publié, et une quinzaine de jours plus tard, un article portait sur l’ouverture de la conciliation, ainsi que l’état des négociations entre les parties, de nombreuses données chiffrées relatives à la situation financière du groupe, les intentions des parties ainsi qu’un calendrier estimatif. Enfin, un peu plus de trois semaines plus tard, c’est cette fois un dossier de huit pages qui avait été publié, retraçant la procédure de conciliation engagée par les sociétés du groupe, citant les résultats obtenus ainsi que les négociations engagées avec les prêteurs. Ainsi, les juges du fond ont relevé « que ces articles retraçaient le déroulement, au fur et à mesure, des réunions tenues dans le cadre de la procédure de prévention amiable, divulguant le contenu des négociations en cours dans le cadre de celle-ci avec des données chiffrées très précises fournies par des sources participant à cette procédure ». Comme le relève un commentateur, « non seulement la société éditrice ne s’était pas limitée à informer sur l’ouverture des procédures préventives mais elle avait relaté le déroulement des négociations et leur contenu ainsi que des données chiffrées très précises »6.

À partir de ces éléments de faits, l’avis souligne que « certes, l’information de l’ouverture (sans autre précision) d’une procédure préventive des difficultés des entreprises peut relever d’un débat d’intérêt général si l’entreprise en cause présente une dimension suffisante pour "impacter" le monde économique, mais cela ne couvre pas la diffusion du contenu des négociations et concessions réalisées par les partenaires de l’entreprise fragilisée ». Le compte rendu en temps réel et aussi détaillé non seulement n’intéresse « qu’une partie restreinte du public » selon les termes de l’avis, et il est d’autant moins conforme à l’intérêt général qu’il fragilise tant le redressement du débiteur que les créanciers qui risquent de subir des pressions ultérieures de la part de leurs partenaires pour obtenir des avantages équivalents. L’avis relève donc très justement que « la violation de la confidentialité augmente le risque d’un basculement vers des procédures judicaires trop souvent destructrices d’emploi et d’activité économique ». Dans la démarche de balance des intérêts, la défense de l’emploi et de l’économie invoquée par la société éditrice, non seulement ne justifie pas d’écarter le secret mais elle impose au contraire de le protéger étant donné que des négociations ont d’autant plus de chances d’aboutir qu’elles restent confidentielles.

Sans surprise, la chambre commerciale a repris tant les termes que le raisonnement européen préconisé par l’avis de l’avocat général. Elle considère que « ces articles n’étaient pas de nature à nourrir un débat d’intérêt général sur les difficultés d’un grand groupe industriel et ses répercussions sur l’emploi et l’économie nationale, mais tendaient principalement à satisfaire les intérêts de ses abonnés, public spécialisé dans l’endettement des entreprises, que leur publication risquait de causer un préjudice considérable aux sociétés de ce groupe ainsi qu’aux parties appelées à la procédure de prévention amiable et de compromettre gravement son déroulement et son issue, et ordonne, en conséquence, le retrait des articles contenant des données confidentielles et l’interdiction d’en publier de nouveaux ».

 

Sophie Schiller

Professeur à l’Université Paris-Dauphine PSL

 

1) CEDH, Cour plén., 26 avr. 1979, n° 6538/74, Sunday Times c/ Royaume-Uni, § 65

2) CEDH, Cour plén., 26 nov. 1991, n° 13585/88, Observer et Guardian c/ Royaume-Uni, §59, AJDA 1992. 15, chron. J.-F. Flauss

3) C. Michalski, Liberté d’expression et débat d’intérêt général, analyse critique, AJ Pénal 2013, p. 19

4) CEDH, Gde ch., 22 mai 1990, n° 11034/84, Weber c/ Suisse, § 45 et 52.

5) CEDH, 23 juill. 2009, n°12268/03, Hachette Filipacchi Associés c/ France, CEDH 7 fév. 2012, n° 40660/08 et 60641/08, Von Hannover c/ Allemagne, CEDH 13 oct. 2015, n° 37428/06, Bremmer c/ Turquie

6) Ph. Roussel Galle, note sous Cass. Com. 13 fév. 2019, JCP G 2019, 343.

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