Conclusions
de Madame l’avocate générale Caroline Henry sous Cass. com., 13 févr. 2019,
pourvoi n° 17-18.049: P+B+I.
1. L’affaire dans le cadre de
la même procédure en référé est déjà connue de votre chambre pour avoir fait
l’objet d’une décision de cassation en date du 15 décembre 2015 (Cass. com.,
15 déc. 2015, pourvoi n° 14-11.500, P+B+R+I: Bull. IV, n° 169 ; D. 2016,
p. 5, note A. Lienhard; Rev. pr. coll. janv. 2016, n° 1, comm. 1, obs. C.
Delattre; Rev. sociétés 2016, p. 193, obs. P. Roussel-Galle; RTD com. 2016 191,
obs. F. Macorig-Venier, J.-M. Guarinot et V. Cuisinier, RLDA, n° 114, 1er
avr. 2016, note Monsieur-H. Monsèrié-Bon, Comm. Comm. Electr. n° 3, mars
2016, comm. 26, A. Lepage, JCP G n° 8, fév. 2016, 216, note G. Loiseau, JCP E
n° 6, 11 fév. 2016, 1085, note T. Stéfania).
Les faits donnant lieu à ce
feuilleton judiciaire concernant la confidentialité des procédures préventives
et la liberté d’expression, dont se réclame la presse spécialisée en matière
d’endettement des entreprises, sont emblématiques des difficultés à préserver
le secret du mandat ad hoc et de la conciliation face à la revendication de la
liberté d’information, une des libertés fondamentales en démocratie, défendue
par les journalistes classiquement qualifiés de chiens de garde de cette
dernière (T. Stefania, note préc. Elle figure dans la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme : CEDH, Thorgeir Thorgeirson c/ Islande,
25 juin 1992, série A n° 239, p. 27, § 63.- CEDH, Goodwin c/ Royaume-Uni,
27 mars 1996, § 39.- CEDH, Bladet Tromsø et Stensaas c/ Norvège [GC],
n° 21980/93, § 59).
Les sociétés du groupe Consolis
ont fait l’objet d’un achat à effet de LBO. En 2012, après une première
restructuration de la dette du groupe rendue nécessaire en raison de la
survenance de la crise financière de 2008, ces dernières ont bénéficié d’un
mandat ad hoc. Quelques jours plus tard, la société Mergermarket publiait une
série d’articles très détaillés sur l’ouverture et le déroulement des
négociations dans le cadre de ce mandat. Soucieux de préserver la
confidentialité, essentielle à la réussite de la procédure préventive, les
sociétés du groupe Consolis et la selarl FHB ont assigné la société
Mergermarket en référé, demandant le retrait des articles et l’interdiction de
publier d’autres papiers sur le sujet, afin d’assurer le respect de la
confidentialité du mandat ad hoc. À
la suite de l’arrêt de cassation du 15 décembre 2015, la cour d’appel de renvoi
a confirmé, par un arrêt du 20 avril 2017 (v. pour un commentaire approbatif :
C. Delattre, Rev. proc. coll. n° 6, nov. 2017, comm. 132), l’ordonnance de
référé du 16 novembre 2012 en ordonnant des mesures protectrices de la
confidentialité des procédures préventives. Cette décision fait l’objet d’un
pourvoi en cassation ici étudié.
2. Le moyen unique, articulé en
quatre branches, entend faire entrer l’information relative aux procédures
préventives dans le cadre d’un débat d’intérêt général pour restaurer la
liberté d’information, droit conditionnel (J.-F. Renucci, Droit européen des
droits de l’homme, LGDJ, éd. 1999, n° 58) car limité en application de
l’article 10 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme et des
libertés fondamentales (CEDH). Il pose la question de la présence du fait
justificatif d’origine prétorienne qu’est le débat d’intérêt général pour
rétablir le droit à la liberté d’expression lorsque celui-ci a fait l’objet
d’une limitation par l’état. En d’autres termes, le pourvoi conduit à réfléchir
sur l’exception de l’exception pour revenir à la prévalence de la liberté
d’information et écarter la caractérisation du trouble manifestement illicite
et du dommage imminent dans le cadre de la procédure en référé.
3. La limitation acquise de la
liberté d’information. Fait notable, le moyen ne revient pas sur la limitation
apportée, en application de l’article 10 § 2 de la CEDH et de l’article L.
611-15 du Code de commerce, à la liberté d’information. Il est vrai que toutes
les conditions à sa reconnaissance semblent acquises depuis l’arrêt de la Cour
de cassation du 15 décembre 2015, comme le montre la lecture de l’arrêt de la
cour d’appel.
En présence de droits
conditionnels, telle la liberté d’expression, l’ingérence de l’État est
possible (J.-F. Renucci, préc., n° 277 et s).
4. Les conditions de
l’ingérence de l’état sont au nombre de trois :
• elle doit être prévue par la
loi,
• elle doit poursuivre un but
légitime,
• elle doit être nécessaire
dans une société démocratique (J.-F. Renucci, préc., n° 279 et s).
Première condition :
l’intervention de la loi (la liberté d’expression en Europe, Jurisprudence
relative à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme,
dossier sur les droits de l’homme, n° 18, éd. du Conseil de l’Europe, spéc. p.
8). Elle est indiscutable, dès lors que le principe de confidentialité posé par
l’article L. 611-15 est interprété comme étant général et s’imposant aux tiers
à la procédure (informés par la violation de leur obligation de confidentialité
par les personnes visées au sens strict par le texte). La marge de manœuvre laissée
aux états en la matière est relativement importante car ils doivent apprécier
les circonstances dans lesquelles les droits garantis doivent être circonscrits
(CEDH, Worm c/ Autriche, 29 août 1997, Recueil 1997-V, p. 1551, § 47 ;
CEDH, Nilsen et Johnsen c/ Norvège, § 43). En outre, la notion de loi est
comprise au sens large pour inclure la jurisprudence (pour tenir compte de la
spécificité du droit anglo-saxon, J.-F. Renucci, ouv. préc.). Ainsi, cette
première condition est d’autant plus vérifiée que votre chambre a clairement
posé la limite à la liberté d’information par le nécessaire respect de la
confidentialité des procédures préventives.
Cette loi doit être accessible
aux citoyens et prévisible dans ses effets [CEDH, Cour (Plénière), 26 avr. 1979,
Sunday Times c/ Royaume-Uni, n° 6538/74. La liberté d’expression en Europe,
dossier sur les droits de l’homme, n° 18, préc. p. 9.- CEDH, Gawêda c/ Pologne,
n° 26229/95, Recueil 2002-II]. Autant de qualités que la cour d’appel vérifie,
sans qu’elles soient critiquées par le pourvoi.
Deuxième condition : le
but poursuivi par la loi doit être légitime. Ce dernier est défini par
l’article 10 § 2 lui-même qui prévoit expressément la possibilité de limiter la
liberté d’expression pour préserver la sauvegarde d’informations
confidentielles et la protection de la réputation ou des droits d’autrui. En
l’espèce, l’intérêt légitime n’est pas discutable, il est mis en valeur tant
par l’arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 2015 que par l’arrêt de la
cour d’appel critiqué par le pourvoi. Il s’agit de la prévention des
difficultés des entreprises par des mesures de nature contractuelle et
confidentielle (mandat ad hoc et conciliation) dont le but est de sauvegarder
l’emploi et l’activité économique des entreprises. Cet objectif est d’autant
plus légitime qu’il s’inscrit dans le cadre d’un consensus européen (ce
consensus pourrait devenir un élément positif d’évaluation de la légitimité de
l’objectif poursuivi en devenant la réciproque de l’utilisation de ce consensus
par les juges pour contrôler la marge de manœuvre laissée aux états pour
déroger à la liberté d’expression, J.-F. Renucci, ouv. préc. p. 382) puisqu’une
directive de l’Union européenne visant les cadres de restructuration
préventifs, à la seconde chance et aux mesures à prendre pour augmenter
l’efficience des procédures de restructuration, d’insolvabilité et d’apurement
est en voie d’adoption (l’adoption par le COREPER est en principe intervenue le
19 décembre 2018 et la directive devrait être adoptée avant les élections du
Parlement européen du mois de mai 2019.)
Troisième condition : la
restriction à la liberté d’expression doit être nécessaire dans une société
démocratique. Notion délicate à appréhender, cette dernière condition est
interprétée de manière stricte (Dossier sur les droits de l’homme n° 18 préc.
p. 9).
La référence au caractère
nécessaire évoque un besoin impérieux. La doctrine met en exergue trois
sous-critères : la nécessité de la mesure prise, d’abord, le lien et la
proportionnalité entre la mesure et le but légitime invoqué, ensuite, la
compatibilité de la mesure et l’esprit démocratique, enfin (J.-F. Renucci,
préc. p. 380, n° 281). Il y a peu de jurisprudence rendue sur ce point en
droit des affaires pour éclairer l’application de cette dernière condition,
mais la directive européenne en cours d’adoption favorable à la prévention des
difficultés des entreprises (premier texte d’harmonisation en la matière) et la
directive « secret des affaires » (La directive 2016/943/UE du 8 juin
2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non
divulgués contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites),
transposée par la loi française du 31 juillet 2018, témoignent de la
reconnaissance d’un besoin impérieux de préserver des informations économiques
confidentielles nécessaires à la protection du tissu économique, des intérêts
des créanciers et de la restructuration des entreprises.
5. Ces conditions sont toutes
vérifiées plus ou moins directement par la cour d’appel dans le prolongement de
l’arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 2015. Au demeurant ce point
n’est plus remis en cause par le moyen qui ne revient pas sur l’exception mais
ne s’attache qu’à l’exception de l’exception ; la question d’intérêt général
qui est le joker de la liberté de la presse pour dépasser l’interdiction de
divulgation qui la frappe.
6. Le fait justificatif
restaurant la liberté d’information. Le moyen unique critique la cour d’appel
de ne pas avoir reconnu que les informations détaillées relatives au mandat ad hoc et de la conciliation du groupe
Consolis participent d’un débat d’intérêt général imposant de revenir au
principe de la liberté d’expression et d’information.
Comme le souligne Madame le
rapporteur, l’opposition entre deux droits fondamentaux est mise en
exergue ; elle doit être tranchée dans le respect de la jurisprudence de
la CEDH, mais aussi dans le cadre de la marge de manœuvre qui est laissée aux
états dans l’appréciation de la notion prétorienne de débat d’intérêt général
(v. notamment: C. Michalski, Liberté d’expression et débat d’intérêt général,
analyse critique, AJ Pénal 2013, p. 19) et qui est d’autant plus large que le
domaine concerné, ici commercial, n’est pas jugé sensible et intéressant plus
particulièrement le public.
7. Ce fait justificatif, à
défaut d’une claire définition, est générateur d’une insécurité juridique
d’autant plus grande que la Cour EDH exerce son contrôle sur l’appréciation qui
en est faite par les états. Il est inutile de revenir sur les développements
complets du rapport auxquels il suffit de renvoyer. Un auteur (C. Michalski,
art. préc.) a tenté de mettre en évidence les éléments permettant de
caractériser la notion d’intérêt général pour la rendre plus prévisible, tout
en dénonçant sa trop grande plasticité qui ne garantit pas contre l’arbitraire
du juge (y compris européen !).
Elle peut être caractérisée par
des critères spatial et temporel. Le débat d’intérêt général devrait concerner
à tout le moins l’opinion publique d’un pays dans son entier, voire en dépasser
les frontières. Toutefois, la Cour EDH n’en fait pas un critère déterminant
pour reconnaître un intérêt à l’échelle régionale, locale voire à celle d’un
simple département d’université (C. Michalski, art. préc. citant en note la
jurisprudence de la Cour EDH).
Il serait logique de considérer
que le débat d’intérêt général soit contemporain à la diffusion des
informations, mais l’appréciation in
concreto opérée par la Cour EDH permet de s’affranchir de cette évidence,
et de n’en faire qu’un élément parmi d’autres.
Les critères les plus
pertinents sont, toujours selon cet auteur, d’ordre factuel. Lié à la
préservation d’un droit politique, le débat d’intérêt général est établi, dès
lors que les questions débattues relèvent de l’arène politique (CEDH, Cour
plén. 8 juillet 1986, Lingens c/ Autriche, § 42), de l’exercice de la justice
(fonction régalienne de l’état), des faits de corruption, des questions de
santé publique ; le tout tempéré par la personnalité des personnes, sujets
de l’information (hommes politiques, personnalités médiatisées…).
Au final, force est de
reconnaître qu’une définition claire et précise pourtant saine et utile dans
une société démocratique (C. Michalski, art. Préc.) ne se dégage pas, laissant
une très grande place à l’appréciation que font les juges du principe de
proportionnalité dans la balance des intérêts en présence, par nature,
contradictoires. En l’espèce, la cour d’appel n’a rien fait d’autre que
d’opérer cette balance. Or ici, entre l’information détaillée sur les
difficultés d’un groupe de la taille de Consolis et la confidentialité des
négociations menées en prévention – condition de leur réussite, de la
sauvegarde de l’activité et des emplois – c’est bien la confidentialité qui
l’emporte.
8. Plusieurs éléments en
matière de confidentialité des mesures préventives des difficultés des
entreprises conduisent à exclure l’application du fait justificatif invoqué par
le moyen du pourvoi. Outre les éléments soulignés par la cour d’appel, il
suffit de rappeler deux éléments déterminants. Le premier est lié aux
recommandations de l’Autorité des marchés financiers (AMF), et le second à la
reconnaissance du secret des affaires qui inclut la confidentialité de la
prévention.
9. L’AMF, dans ses
recommandations concernant les difficultés des sociétés cotées en bourse,
distingue entre les procédures préventives confidentielles et les procédures
collectives judiciaires, ce qui n’est pas sans intérêt pour répondre à la
deuxième branche du moyen unique du pourvoi. Les recommandations du 16 octobre
2016 (Position-recommandation du 26 octobre 2016, AMF Guide de l’information
permanente et de la gestion de l’information privilégiée – DOC-2016-08, spéc.
point 1.4.4.2, p. 21), qui reprennent, avec quelques variantes, les positions
adoptées dans les recommandations du 28 juillet 2009 (Position DOC-2009-14 –
Information financière diffusée par les sociétés en difficulté) confirment la
volonté de concilier la nécessaire information sur les dettes des sociétés
cotées, invoquée par la société Mergermarket, et l’indispensable
confidentialité des mesures préventives.
L’articulation de normes
apparemment contradictoires (C. com., art. L 611-15 et MAR, art. 17.1,
règlement général de l’AMF, art. 223-1) est prise en compte. Si l’information
des procédures préventives est due à l’AMF, cette dernière prend des
dispositions pour mettre l’information sous embargo, afin de tenir compte de
l’intérêt légitime de l’émetteur (v. le report possible de la diffusion de
l’information d’ouverture d’une procédure préventive. Trois conditions
cumulatives doivent être vérifiées : – « la publication immédiate est susceptible de porter atteinte aux
intérêts légitimes de l’émetteur [...] » ; le retard de publication n’est pas susceptible d’induire le public en
erreur ; l’émetteur [...] est en mesure d’assurer la confidentialité de
ladite information »). Il en résulte que l’AMF, elle-même, constate
que « le marché peut ne pas être
informé de l’ouverture d’une procédure de prévention (mandat ad hoc et
conciliation) bien que cette information soit une information privilégiée, dès
lors que les conditions de différé de publication d’une information privilégiée
sont remplies (l’émetteur justifie d’un intérêt légitime, l’absence de
publication n’induit pas le public en erreur et l’émetteur est en mesure
d’assurer que la procédure reste confidentielle) » (Recommandations
2016, préc. p. 22). Par suite, il semble difficile de souscrire à l’existence
d’un débat d’intérêt général relative à l’information du public là où l’AMF,
elle-même, juge possible de respecter la confidentialité…
10. La loi du 31 juillet
2018 sur le secret des affaires, validée par le Conseil constitutionnel (Cons.
Constit., Déc. N° 2018-768, 28 juillet 2018), en dépit des débats autour de
l’atteinte à la liberté de la presse, apporte un argument supplémentaire pour
écarter le fait justificatif du débat d’intérêt général invoqué par le moyen.
La définition, reprise de la directive et posée par l’article 151-1 nouveau du
Code de commerce, devrait concerner les échanges caractéristiques des
procédures préventives (Dans le même sens, Monsieur Laroche, Secret des
affaires et droit des entreprises en difficulté, JCP E n° 35, 1er sept.
2016 1458, spéc. n°4, qui estime que le rapprochement entre le secret des
affaires et la confidentialité des procédures préventives ne fait guère de
doute « dès lors que les difficultés
de l’entreprise ne constituent pas une information immédiatement accessible,
sont généralement tenues secrètes par le débiteur et acquièrent une valeur
commerciale par les effets que leur diffusion peut avoir sur la vie de
l’entreprise »). Toute information répondant aux critères suivants est
visée : « 1° Elle n’est pas, en
elle-même ou dans la configuration et l’assemblage exacts de ses éléments,
généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce
type d’informations en raison de leur secteur d’activité ; 2° Elle revêt
une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère
secret ; 3° Elle fait l’objet de la part de son détenteur légitime de
mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en
conserver le caractère secret. ». Dans leurs autres dispositions, la
directive comme la loi sur le modèle de cette dernière, prévoient un espace
pour les « lanceurs d’alerte » limitant d’ores et déjà la place
laissée à la notion de débat d’intérêt général en matière de secret des
affaires. L’équilibre recherché pour dépasser la contradiction entre la liberté
d’information et la confidentialité commerciale a toujours comme critère le
débat d’intérêt général, mais il n’entend pas sacrifier le secret des affaires
tant en droit européen qu’en droit français et ce avec l’approbation des
autorités européennes et du Conseil constitutionnel qui s’en remet à ces
dernières (C. com., art.
L. 151-8, 2°.- Cons. Constit.,
Déc. n° 2018-768, 28 juill. 2018, spéc., n° 24 qui renvoie à
l’article 5 de la Directive transposée).
11. Au demeurant, déjà la loi
« Sapin 2 » du 9 décembre 2016 (loi n° 2016-1691 du 9 décembre
2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la
modernisation de la vie économique ; JORF n° 0287 du 10 décembre
2016. Il est fait réserve de l’article 6 de cette loi dans l’article
L. 151 8 3° de la loi dite
« secret des affaires ») en son chapitre II instaure un régime de
protection des lanceurs d’alerte (ce que ne prétend pas être le demandeur au
pourvoi en l’espèce) et définit dans son article 6 le domaine de la protection.
Le secret de la défense nationale, le secret médical ou le secret des relations
entre un avocat et son client sont exclus du régime de l’alerte ce qui ne
couvre pas le secret des affaires. Cependant, le domaine de l’intérêt général à
prendre en considération est fortement restreint, puisque ce même
article énonce que le lanceur d’alerte révèle une menace ou un préjudice graves
pour l’intérêt général (sur l’articulation de la loi Sapin 2 et de la loi
secret des affaires au regard des lanceurs d’alerte : C. Blanquart, Les
lanceurs d’alerte et la protection des informations confidentielles au sein de
l’entreprise ; JCP S n° 37, 18 sept. 2018, 1292, spéc. n° 17 et s.).
Si l’exception à la liberté
d’information est posée ; elle ne devrait pas être le cheval de Troyes
fragilisant la protection du secret des affaires, car l’approche du débat
d’intérêt général est clairement circonscrite par le droit français pourtant
soucieux de respecter les canons des exigences européennes. Il n’en demeure pas
moins que la Cour EDH opère un contrôle in
concreto dont l’issue est difficile à anticiper (C. Michalski, art. Préc.).
12. La balance des intérêts
contradictoires doit être faite à l’aune de ces derniers éléments en résistant
à la tentation d’un renversement des arguments. Certes l’information de
l’ouverture (sans autres éléments de précision) d’une procédure préventive des
difficultés des entreprises peut relever d’un débat d’intérêt général si
l’entreprise en cause présente une dimension suffisante pour
« impacter » le monde économique, mais cela ne couvre pas la
diffusion du contenu des négociations et concessions réalisées par les
partenaires de l’entreprise fragilisée. La cour d’appel s’applique d’ailleurs à
distinguer ces deux types d’informations. Le détail des échanges menés dans le
cadre des procédures de prévention doit rester confidentiel pour garantir le
redressement du débiteur, mais aussi pour protéger ses créanciers de pressions
ultérieures de la part de leurs partenaires pour obtenir des avantages
équivalents… Dans un contexte particulier (et sans assimilation possible), la
situation rappelle la nécessité du maintien des conditions d’une saine
concurrence entre les opérateurs économiques ainsi que l’interdiction de tout
délit d’initié sur les marchés boursiers. Le respect de l’intérêt général
plaide pour le respect de la confidentialité et la notion de débat d’intérêt
général ne devrait pas pervertir cette exigence.
13. Ces constatations éclairent
les deux premières branches du pourvoi.
En ce qui concerne la première
branche et l’ajout d’une condition à la loi entraînant une violation de
l’article 10 de la CEDH, il convient de revenir à la notion prétorienne de
débat d’intérêt général (qui est un ajout au texte en soi). La cour d’appel
constate que la preuve n’est pas apportée que la connaissance du détail des
négociations en procédures préventives relève d’un débat d’intérêt général.
Elle ajoute que la communication du recours à ces procédures suffit sans violer
la confidentialité posée par la loi. Au-delà, comme le montre l’analyse de la
notion de question d’intérêt général (C. Michalski, art. préc.), cette dernière
ne se trouve pas vérifiée si l’information n’intéresse qu’une partie restreinte
du public. Or, en l’espèce, seules, les personnes spécialement intéressées à la
restructuration des dettes LBO et donc de la dette du groupe Consolis (dans une
logique proche du délit d’initié, même si ce dernier n’est pas en cause)
constituent un lectorat averti et curieux. Rien de comparable avec
l’information concernant une fraude, une malversation, un détournement de
procédure d’usage de fonds publics ou privés qui pourraient dépasser la sphère
des initiés donnant au débat une dimension d’intérêt général. Pour le reste, il
ne faut voir dans les enjeux du respect de la confidentialité de la prévention
par la cour d’appel qu’un rappel de la légitimité du but poursuivi par le
législateur. Le grand public ne peut être intéressé que par le maintien de
l’emploi et de l’activité dont la protection est assurée par la
confidentialité… L’intérêt général ne réside pas dans le débat qu’il
susciterait imposant la divulgation d’informations intéressant seulement
quelques initiés, mais il se trouve dans l’opportunité de respecter
l’article 611-15 du Code de commerce (c’est d’ailleurs ce qu’il ressort de
l’arrêt, évoqué par le mémoire ampliatif (p. 30), de la chambre criminelle du
2 nov. 2016, pourvoi n° 15-85.418 et les conclusions de Monsieur le Premier
avocat général Cordier. La question relevant du débat d’intérêt général est
celle du risque de la disparition d’une grande entreprise, ce qui en l’espèce
est justement le risque encouru en cas de violation de la confidentialité du
mandat ad hoc et de la conciliation). C’est en ce sens que juge la cour
d’appel. Il n’y a pas lieu de tenter de renverser la logique de l’article 10 et
de considérer que l’exception à la limite circonscrite par son alinéa 2 à
travers la notion de débat d’intérêt général lui enlève toute portée faisant de
la liberté d’expression et d’information un droit quasi inconditionnel, ce qui
serait contraire au texte (il faut rappeler que le respect de la réputation
d’autrui est garanti non seulement en application de l’article 10 §2 de la CEDH
mais aussi plus récemment est consacré sur le fondement de l’article 8 de la
même convention). Or l’atteinte à la confidentialité des mesures préventives
touche à la réputation économique des entreprises… à lire la jurisprudence de
la Cour EDH, le droit à la réputation mérite une forte protection, ce qui
limite d’autant le domaine du débat d’intérêt général.- v.. J.-P. Marguénaud,
L’apothéose du droit à la réputation, note sous CEDH, 3e sect.
14 oct. 2008, Petrina c/ Roumanie : RTD civ. 2008, p. 648°. La cour
d’appel n’a donc rien ajouté à la loi.
En ce qui concerne la deuxième
branche du moyen, on retrouve la même confusion que précédemment. En effet,
l’ouverture d’une procédure collective judiciaire à l’encontre d’un groupe
occupant une place éminente dans l’économie européenne peut éventuellement être
une information participant d’une question d’intérêt général.
Mais en l’espèce, ce sont des
procédures préventives confidentielles (dont le but est justement d’éviter
l’ouverture d’une procédure collective) qui sont en cause. Les deux types de
procédures ne peuvent pas être assimilées. Au contraire, la violation de la
confidentialité augmente le risque d’un basculement vers les procédures
judiciaires, trop souvent destructrices d’emplois et d’activités économiques.
14. Pour ce qui est des deux
dernières branches du moyen, il semble que la cour d’appel a mené les
recherches demandées. Elle distingue, appliquant le principe de la
proportionnalité, entre le signalement de l’ouverture de procédures préventives
et la communication du contenu des négociations qui met en péril leur réussite.
Elle estime que la preuve n’est pas apportée de la contribution à une question
d’intérêt général par la diffusion du détail des négociations menées en
prévention.
Au regard de tous ces éléments,
j’incline au rejet du pourvoi.
Cass.
com., 13 févr. 2019, pourvoi n° 17-18.049 : P+B+I; JCP G 2019, II, 343,
note P. Roussel-Galle; JCP E 2019, Act., 124 ; D. 2019, somm., p.
308 ; RLDAff. 2019, n° 6673 et 6698, note F. Marmoz ; Comm. com.
électr. 2019, comm. 25, note A. Lepage ; Gaz. Pal. 2019, n° 15, p. 59,
note G. Cesare Giorgini.
Sur le moyen unique :
Attendu, selon l’arrêt attaqué
(Paris, 20 avril 2017) rendu, en matière de référé, sur renvoi après cassation
(chambre commerciale, financière et économique, 15 décembre 2015, pourvoi n° Q
14-11.500) que par ordonnances des 11 juillet et 26 septembre 2012, la société
FHB a été désignée mandataire ad hoc puis conciliateur des sociétés du groupe
Consolis sur le fondement des articles L. 611-3 et L. 611-5 du Code de
commerce ; que le 18 juillet 2012, la société Mergermarket Limited,
éditrice du site d’informations financières en ligne Debtwire, spécialisé dans
le suivi de l’endettement des entreprises et consultable par abonnement, a
publié un article commentant l’ouverture de la procédure de mandat ad hoc ; qu’elle a, par la suite,
diffusé divers articles rendant compte de l’évolution des procédures en cours, exposant
les négociations engagées avec les créanciers des sociétés du groupe et citant
des données chiffrées sur la situation financière de ces sociétés ; que
les 23 et 24 octobre 2012, plusieurs sociétés du groupe Consolis ainsi que la
société FHB ont assigné la société Mergermarket Limited devant le juge des
référés pour obtenir le retrait de l’ensemble des articles contenant des
informations confidentielles les concernant, ainsi que l’interdiction de
publier d’autres articles ;
Attendu que la société Mergermarket
Limited fait grief à l’arrêt d’accueillir les demandes alors, selon le
moyen :
1° que si la publication
d’informations confidentielles par application de l’article L. 611-15 du Code
de commerce, ne constitue pas un trouble manifestement illicite au regard de la
liberté d’informer du journaliste si les informations diffusées relèvent d’un
débat d’intérêt général, il est en revanche indifférent que ces informations
soient en elles-mêmes conformes ou non à l’intérêt général ; qu’au
contraire la liberté d’information vaut non seulement pour les informations ou
idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou
indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent
l’État ou une fraction quelconque de la population ; qu’en retenant que la
société Mergermarket Limited ne justifiait pas en quoi la révélation des
détails de la négociation en cours sur la restructuration de la dette du groupe
Consolis dans le cadre de la procédure de conciliation était « conforme à l’intérêt général et, en
particulier, à la défense de l’emploi et de l’économie », la cour
d’appel a ajouté à tort une condition à la loi et a de ce seul fait violé
l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales, ensemble les articles L. 611-15 du Code de commerce
et 873 du Code de procédure civile ;
2° que relèvent d’un débat
d’intérêt général les choix stratégiques mettant en jeu des sommes
considérables opérés lors d’une procédure collective et susceptibles de jouer
sur le devenir d’une entreprise ou dont les conséquences économiques et
sociales peuvent être la disparition d’une entreprise de grande envergure ou
d’un groupe de sociétés ; que la cour d’appel, qui a constaté que le
groupe Consolis occupait une place éminente dans l’économie européenne et que
ses difficultés financières avaient conduit à l’engagement d’une procédure de
conciliation par un mandataire ad hoc, ne pouvait refuser de considérer que les
informations relatives à cette procédure diffusées par la société Mergermarket
Limited relevaient nécessairement d’un débat d’intérêt général excluant que
leur publication puisse constituer un trouble manifestement illicite, au regard
du caractère confidentiel de ces informations, sauf à méconnaître les
conséquences légales de ses propres constatations et violer à nouveau
l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales, ensemble les articles L. 611-15 du Code de commerce
et 873 du Code de procédure civile ;
3° que, de façon plus générale,
relèvent également d’un débat d’intérêt général les difficultés rencontrées au
lendemain de la crise par les entreprises ayant fait l’objet de LBO hautement
spéculatifs pour restructurer leurs dettes ; que la cour d’appel qui s’est
abstenue de rechercher, comme elle y était invitée par la société exposante en
ses écritures d’appel, si la procédure de conciliation dont les informations
contestées avaient fait état ne s’inscrivait pas dans un tel contexte et si ces
informations ne relevaient pas de ce fait d’un débat d’intérêt général excluant
que leur publication puisse constituer un trouble manifestement illicite au
regard du caractère confidentiel de ces informations, a privé sa décision de
base légale au regard de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ensemble les articles L.
611-15 du Code de commerce et 873 du Code de procédure civile ;
4° que, lorsqu’ils se
prononcent sur l’existence d’un débat d’intérêt général, les juges du fond
doivent tenir compte du contexte spécifique des faits litigieux, dont le
retentissement antérieur d’une affaire notamment auprès des médias ; qu’en
ne recherchant pas, comme cela lui était demandé par la société Mergermarket
Limited, si les informations diffusées par d’autres médias avant elle à propos
de la procédure de conciliation avec nomination d’un mandataire ad hoc ouverte
par le groupe Consolis n’étaient pas, au-delà de leur contenu, de nature à
créer un contexte faisant des informations litigieuses diffusées les
composantes d’un débat d’intérêt général excluant que leur publication puisse
constituer un trouble manifestement illicite au regard du caractère
confidentiel de ces informations, la cour d’appel a privé sa décision de base
légale au regard de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales, ensemble les articles L.
611-15 du Code de commerce et 873 du Code de procédure civile ;
Mais attendu qu’après avoir vérifié
que la mesure de retrait et d’interdiction demandée était prévue par la loi,
qu’elle poursuivait un but légitime et qu’elle était proportionnée à ce but, la
cour d’appel s’est attachée à examiner le contenu des articles litigieux pour
déterminer si, au-delà de l’affirmation de principe selon laquelle les
difficultés d’un grand groupe industriel relevaient d’un débat d’intérêt
général au regard des répercussions économiques et sociales que ces difficultés
pouvaient entraîner, le contenu des articles n’avait pas contribué à nourrir ce
débat, et ce faisant, a vérifié si la mesure sollicitée était nécessaire dans
une société démocratique au sens de l’article 10.2 de la Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
Que la cour d’appel a constaté
qu’avaient été mis en ligne, le 26 juillet 2012, un article relatant le
déroulement d’une réunion organisée le 24 juillet par le mandataire ad hoc,
citant de nombreuses données chiffrées relatives aux résultats et aux
engagements financiers du groupe Consolis et exposant les demandes faites aux
créanciers, le 9 août 2012, un article indiquant que des prêteurs seniors de
Consolis, nommément désignés, avaient organisé un groupe de travail informel et
faisant le point sur l’état des discussions relativement à la restructuration
de la dette ainsi que la situation financière du groupe Consolis, le
7 septembre 2012, un article relatant l’état des négociations entre les parties
à la procédure sous l’égide du mandataire ad
hoc, le 25 suivant, un article mentionnant que, lors d’une réunion
organisée entre les sociétés du groupe Consolis et ses prêteurs, la procédure
était passée d’un mandat ad hoc à une conciliation, ainsi que l’état des
négociations entre les parties, de nombreuses données chiffrées relatives à la
situation financière du groupe Consolis, les intentions des parties ainsi qu’un
calendrier estimatif et, enfin, le 17 octobre 2012, un dossier de huit pages
concernant les sociétés du groupe Consolis, retraçant la procédure de conciliation
engagée par les sociétés du groupe, citant les résultats obtenus ainsi que les
négociations engagées avec les prêteurs ; qu’elle a ainsi relevé que ces
articles retraçaient le déroulement, au fur et à mesure, des réunions tenues
dans le cadre de la procédure de prévention amiable, divulguant le contenu des
négociations en cours dans le cadre de celle-ci avec des données chiffrées très
précises fournies par des sources participant à cette procédure ;
Que pour répondre au moyen
soutenu par la société Mergermarket Limited selon lequel ces articles
répondaient à un objectif légitime d’informer le public, dans un débat
d’intérêt général, des difficultés rencontrées par un groupe de la taille de
Consolis, lesquelles constitueraient une menace pour l’emploi et toute
l’économie, la cour d’appel a retenu qu’il n’était pas justifié en quoi il
pouvait être conforme à l’intérêt général et, en particulier, à la défense de
l’emploi et de l’économie de rendre public, à tout le moins, de porter à la
connaissance de ses abonnés, un compte rendu en temps réel du déroulement et du
contenu des négociations de la procédure de prévention amiable ouverte au
bénéfice des sociétés du groupe Consolis, tandis que les articles diffusés par
d’autres sites ou organes de presse se bornaient à faire état des difficultés
du groupe Consolis avant l’ouverture de la première procédure de mandat ad hoc,
le résultat de celle-ci et l’existence de nouvelles difficultés en juillet
2012 ;
Qu’elle a encore relevé que le
public concerné est celui des abonnés au site Debtwire, spécialisé dans le
suivi de l’endettement des entreprises ;
Qu’elle a relevé, enfin, que
ces articles ne pouvaient que compromettre l’issue de la procédure de
prévention amiable et fragiliser la situation des sociétés du groupe Consolis
et, partant, qu’ils constituaient un trouble manifestement illicite, et que la
circonstance, à cet égard, que la procédure se soit terminée par une
conciliation courant mars 2013 est sans incidence tant il est vrai que ce
simple constat n’exclut pas que le contenu de cette conciliation soit plus
défavorable aux sociétés du groupe Consolis que ce qu’il aurait été si la
confidentialité avait été respectée, et que les relations des sociétés du
groupe Consolis avec leurs partenaires se soient dégradées de manière
significative ;
Qu’en l’état de ces
constatations et appréciations, desquelles il résulte que les articles
litigieux, qui ont divulgué des données chiffrées confidentielles sur les
difficultés des sociétés du groupe Consolis et les détails des négociations en
cours que ces dernières menaient pour restructurer leur dette dans le cadre
d’une procédure de conciliation couverte par la confidentialité prévue par
l’article L. 611-15 du Code de commerce, n’étaient pas de nature à nourrir un
débat d’intérêt général sur les difficultés d’un grand groupe industriel et ses
répercussions sur l’emploi et l’économie nationale, mais tendaient
principalement à satisfaire les intérêts de ses abonnés, public spécialisé dans
l’endettement des entreprises, et que leur publication risquait de causer un
préjudice considérable aux sociétés du groupe Consolis ainsi qu’aux parties
appelées à la procédure de prévention amiable et de compromettre gravement son
déroulement et son issue, la cour d’appel qui, en dépit de l’usage inapproprié
de l’expression « conforme à
l’intérêt général » au lieu de « conforme à l’objectif légitime d’informer le public sur une question
d’intérêt général », a effectué la recherche invoquée à la quatrième
branche et n’avait pas à effectuer celle invoquée à la troisième branche, a
fait une juste application de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales ; que le moyen n’est pas
fondé ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;
OBSERVATIONS :
Les relations tumultueuses du couple secret-transparence constitue l’un des
enjeux majeurs de ces dernières années. L’avis joint a donné l’occasion à
l’avocat général de s’exprimer sur une des expressions les plus problématiques
de ces relations infernales : la conciliation de la liberté d’expression
avec la confidentialité des procédures préventives en cas de difficulté des
entreprises. Dans l’affaire en cause, suite à une première restructuration de
sa dette, un groupe avait l’objet d’un mandat ad hoc. Quelques jours plus tard,
une série d’articles est publiée pour relater tous les détails du déroulement
et du contenu des négociations en cours. Le groupe visé demande alors en référé
le retrait des articles qui lui est accordé. L’ordonnance est infirmée par la cour
d’appel. Saisie en recours, la chambre commerciale casse la décision au motif
que la cour d’appel n’a pas recherché « si les informations diffusées, relatives à la prévention des
difficultés des sociétés du groupe Consolis et couvertes par la confidentialité,
relevaient d’un débat d’intérêt général ». Cet arrêt rendu le
15 décembre 2015 a fait l’objet d’une publication. La cour d’appel de renvoi a
confirmé la première ordonnance de référé en ordonnant des mesures protectrices
de la confidentialité. C’est à la suite d’un nouveau pourvoi que la Cour de
cassation a été saisie pour rendre une cinquième décision de ce que l’avocat
général qualifie de « feuilleton judicaire ». Deux textes étaient en
cause, l’un posant une règle de confidentialité, l’autre de transparence.
Ainsi, la société étant soumise à une procédure préventive, s’applique
l’article L. 611-15 selon lequel « Toute personne qui est appelée à la procédure de conciliation ou à un
mandat ad hoc ou qui, par ses fonctions, en a connaissance est tenue à la
confidentialité ». Le site Internet sur lequel les articles successifs
ont été publiés invoquait pour sa part l’article 10 § 2 de la Convention
européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui énonce que
« l’exercice de ces libertés
comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines
formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui
constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la
sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la
défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou
de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour
empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir
l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
L’avis commence par
s’interroger sur la conventionalité de l’article L. 611-15 en rappelant
que pour justifier une atteinte à la liberté d’information, l’ingérence de
l’État doit remplir trois critères. Elle doit être prévue par la loi,
poursuivre un intérêt légitime et nécessaire dans une société démocratique. Ces
exigences se déduisent de la rédaction de l’article 10§2 et ont été précisées
par la jurisprudence de la CEDH. L’article L. 611-15 les remplissait
incontestablement. L’avis relève que « ce
point n’est pas remis en cause par le moyen » et c’est donc sur le
second point qu’il est beaucoup plus riche d’enseignements. Au-delà de la
conventionalité de l’article posant le principe de la confidentialité, il
convenait d’apprécier si la liberté de la presse ne constituait pas une
exception permettant la diffusion des informations. Avec pertinence, vu le
sujet traité, l’avis adopte une posture tout à fait conforme au droit européen,
tant dans son appréciation du contenu des textes que dans la méthode retenue
pour les appliquer.
I. Application du droit européen pour apprécier le
contenu des textes
L’article 10§2 pose une
possibilité de limiter « ces libertés », c’est-à-dire selon le §
1 « la liberté d’expression. Ce
droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer
des informations ». Il cite ensuite toute une liste d’hypothèses où
ces restrictions sont justifiées, toutes rattachées à la défense de l’intérêt
général pris sous ses différentes formes, sans qu’il y ait de claire cohérence
entre les hypothèses visées et sans que soit citée une seule justification qui
soit économique. La Cour européenne a précisé quelles limites étaient
acceptables et a estimé dès 1979 qu’« il
[...] incombe [aux médias] de communiquer des informations et des idées sur les
questions [...] qui concernent [les] secteurs d’intérêt public » et
qu’à « leur fonction consistant à en
communiquer s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir »1
: la presse jouant le rôle de « chien
de garde de la démocratie »2. La notion de débat d’intérêt
général, ou question d’intérêt public, qui ne figure ni dans le texte de la
Convention européenne, ni dans ses travaux préparatoires, traduit donc bien la
fonction sociale de la presse. Comme l’indique un auteur cité par l’avis3,
la fonction sociale a été inscrite depuis la loi n° 2010-1 du 4 janvier 2010,
au premier alinéa de l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881 mais s’agissant
de la seule protection des sources des journalistes : « Le secret des sources des journalistes est
protégé dans l’exercice de leur mission d’information du public ».
Sous la plume de la Cour européenne, la notion apparaît au terme d’une analyse in concreto. Le caractère nécessaire de
l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant doit s’apprécier « eu égard aux circonstances particulières de
l’affaire »4. C’est ensuite à propos de la conciliation de
la liberté d’expression avec les exigences de la vie privée que la CEDH a considéré
que devait exister un « juste
équilibre » entre les intérêts concurrents et a choisi d’apprécier si
les publications incriminées participaient à un « débat d’intérêt général »5. Le critère de
contribution à un « débat d’intérêt
général » est utilisé par l’avis. La notion sera reprise dans la
décision rendue par la chambre commerciale le 13 février 2019 qui relève que
« la cour d’appel s’est attachée à
examiner le contenu des articles litigieux pour déterminer si, au-delà de
l’affirmation de principe selon laquelle les difficultés d’un grand groupe
industriel relevaient d’un débat d’intérêt général au regard des répercussions
économiques et sociales que ces difficultés pouvaient entraîner, le contenu des
articles n’avait pas contribué à nourrir ce débat ». Au-delà, la
notion pour justifier un éventuel « fait
justificatif » imposant de « revenir
au principe de la liberté d’expression et d’information », l’avis a
recours au droit européen pour apprécier la conciliation entre les principes de
confidentialité et de liberté d’information.
II. Application du droit européen pour concilier les
textes
L’avis renvoie au « principe de la proportionnalité dans la
balance des intérêts » très souvent employé par la CEDH. En utilisant
cette méthode si chère au droit européen, il « n’entend pas sacrifier le secret des affaires » et explique
que « l’équilibre recherché pour
dépasser la contradiction entre la liberté d’information et la confidentialité
commerciale a toujours comme critère le débat d’intérêt général ».
Pour écarter la confidentialité, il faut donc apporter la preuve que
l’information contribue à un débat d’intérêt général, et, selon l’avis, « il n’y a pas lieu de renverser la logique de
l’article 10 et de considérer que l’exception à la limite circonscrite par son
alinéa 2 à travers la notion de débat d’intérêt général lui enlève toute portée
faisant de la liberté d’expression et d’information un droit quasi
inconditionnel ce qui serait contraire au texte ».
Pour établir l’éventuel débat
d’intérêt général, la cour d’appel avait donné son appréciation en relevant de
nombreuses dispositions de faits. Elle a constaté que les informations
diffusées étaient à la fois fréquentes et très précises. En effet, à peine
10 jours après la désignation du mandataire ad hoc, un article avait été publié
relatant le déroulement d’une réunion organisée deux jours auparavant par
celui-ci, et citant de nombreuses données chiffrées relatives aux résultats et
aux engagements financiers du groupe et exposant les demandes faites aux créanciers.
Une vingtaine de jours plus tard, un nouvel article indiquait que des prêteurs
seniors, nommément désignés, avaient organisé un groupe de travail informel et
ledit article faisait le point sur l’état des discussions relativement à la
restructuration de la dette ainsi que la situation financière du groupe.
À peine un mois plus tard,
l’état des négociations était publié, et une quinzaine de jours plus tard, un
article portait sur l’ouverture de la conciliation, ainsi que l’état des
négociations entre les parties, de nombreuses données chiffrées relatives à la
situation financière du groupe, les intentions des parties ainsi qu’un
calendrier estimatif. Enfin, un peu plus de trois semaines plus tard, c’est
cette fois un dossier de huit pages qui avait été publié, retraçant la
procédure de conciliation engagée par les sociétés du groupe, citant les
résultats obtenus ainsi que les négociations engagées avec les prêteurs. Ainsi,
les juges du fond ont relevé « que
ces articles retraçaient le déroulement, au fur et à mesure, des réunions
tenues dans le cadre de la procédure de prévention amiable, divulguant le
contenu des négociations en cours dans le cadre de celle-ci avec des données
chiffrées très précises fournies par des sources participant à cette procédure ».
Comme le relève un commentateur, « non
seulement la société éditrice ne s’était pas limitée à informer sur l’ouverture
des procédures préventives mais elle avait relaté le déroulement des
négociations et leur contenu ainsi que des données chiffrées très précises »6.
À partir de ces éléments de
faits, l’avis souligne que « certes,
l’information de l’ouverture (sans autre précision) d’une procédure préventive
des difficultés des entreprises peut relever d’un débat d’intérêt général si
l’entreprise en cause présente une dimension suffisante pour
"impacter" le monde économique, mais cela ne couvre pas la diffusion
du contenu des négociations et concessions réalisées par les partenaires de
l’entreprise fragilisée ». Le compte rendu en temps réel et aussi détaillé
non seulement n’intéresse « qu’une
partie restreinte du public » selon les termes de l’avis, et il est
d’autant moins conforme à l’intérêt général qu’il fragilise tant le
redressement du débiteur que les créanciers qui risquent de subir des pressions
ultérieures de la part de leurs partenaires pour obtenir des avantages
équivalents. L’avis relève donc très justement que « la violation de la confidentialité augmente le risque d’un basculement
vers des procédures judicaires trop souvent destructrices d’emploi et
d’activité économique ». Dans la démarche de balance des intérêts, la
défense de l’emploi et de l’économie invoquée par la société éditrice, non
seulement ne justifie pas d’écarter le secret mais elle impose au contraire de
le protéger étant donné que des négociations ont d’autant plus de chances
d’aboutir qu’elles restent confidentielles.
Sans surprise, la chambre
commerciale a repris tant les termes que le raisonnement européen préconisé par
l’avis de l’avocat général. Elle considère que « ces articles n’étaient pas de nature à nourrir un débat d’intérêt
général sur les difficultés d’un grand groupe industriel et ses répercussions
sur l’emploi et l’économie nationale, mais tendaient principalement à
satisfaire les intérêts de ses abonnés, public spécialisé dans l’endettement
des entreprises, que leur publication risquait de causer un préjudice
considérable aux sociétés de ce groupe ainsi qu’aux parties appelées à la
procédure de prévention amiable et de compromettre gravement son déroulement et
son issue, et ordonne, en conséquence, le retrait des articles contenant des
données confidentielles et l’interdiction d’en publier de nouveaux ».
Sophie Schiller
Professeur à
l’Université Paris-Dauphine PSL
1) CEDH, Cour plén., 26 avr.
1979, n° 6538/74, Sunday Times c/ Royaume-Uni, § 65
2) CEDH, Cour plén., 26 nov.
1991, n° 13585/88, Observer et Guardian c/ Royaume-Uni, §59, AJDA 1992. 15,
chron. J.-F. Flauss
3) C. Michalski, Liberté d’expression
et débat d’intérêt général, analyse critique, AJ Pénal 2013, p. 19
4) CEDH, Gde ch., 22 mai 1990,
n° 11034/84, Weber c/ Suisse, § 45 et 52.
5) CEDH, 23 juill. 2009,
n°12268/03, Hachette Filipacchi Associés c/ France, CEDH 7 fév. 2012, n°
40660/08 et 60641/08, Von Hannover c/ Allemagne, CEDH 13 oct. 2015, n°
37428/06, Bremmer c/ Turquie
6) Ph. Roussel Galle, note sous
Cass. Com. 13 fév. 2019, JCP G 2019, 343.