Va-t-on
vers de nouvelles formes de personnalité juridique ? Pour le quatrième
anniversaire de la Grande Bibliothèque du Droit, la maison du barreau de Paris
accueillait le 16 mai dernier un colloque qui s’est interrogé sur l’opportunité
d’une telle révolution. Les animaux, les éléments de la nature vont-ils bientôt
avoir leur propre code ? Seront-ils considérés comme des « sujets de droit » voire comme des « personnes non humaines » ? Pourront-ils ester en justice ? Tout
cela sera-t-il possible, et est-ce souhaitable ? Autant de questions au centre
d’une longue réflexion marquée par deux tendances : la prise en compte croissante
de leur protection, au sein d’une société pourtant toujours très
anthropocentrée, à la veille de la sixième extinction de masse.
La personnalité juridique, cette notion presque
« fondatrice », constamment utilisée, est loin d’être claire.
Pourtant, dans le droit romain, les choses sont simples : le droit étant
fait pour les individus, il implique l’idée d’un sujet ; d’une personne.
Une approche qui correspond à une philosophie anthropocentrée érigeant
l’homme comme centre de l’univers. « Mais aujourd’hui, alors que
certains spécistes condamnent le lombricompost pour l’exploitation éhontée des
vers de terre, que la Cour suprême de Colombie reconnaît l’Amazonie comme
entité sujet de droit, que la Bolivie fait adopter une “Loi de la Terre
mère” qui établit des droits fondamentaux pour la nature (...), que le droit
français, bien au-delà de la ménagerie, octroie une sensibilité à l’animal, on
peut malaisément en rester aux théories du droit romain », a lancé
Didier Guével, professeur de droit privé et sciences criminelles à l’Université
Paris 13, en ouverture de la table-ronde, organisée le 16?mai dernier à la Maison du Barreau.
En écho, Philippe Dupichot, avocat et professeur à l’école de droit de la
Sorbonne, modérateur des débats le temps d’une soirée, l’a constaté : alors que la distinction des personnes et des
biens semblait acquise, « la – ou plutôt les – personnalité(s)
juridiques se brouillent, se fissurent, s’auréolent d’un certain relativisme ».
Car si la personnalité juridique doit conférer des droits subjectifs et imposer
des devoirs à son titulaire, cette approche historique s’avère, selon Didier
Guével, quelque peu biaisée : « Actuellement, dans la civilisation
occidentale, on favorise incontestablement les droits sur les devoirs, et on
exacerbe une forme d’individualisme », a-t-il estimé, invitant à « réfléchir
à une approche moins binaire et plus modulaire ».
Quelle définition
juridique de l’animal ?
Alors que la question de doter
l’animal de la personnalité juridique affleure, peut-être convient-il de se
demander au préalable : quelle est la définition juridique de
l’animal ? Marie-Bénédicte Desvallon, avocate au barreau de Paris, a observé
que « nombreux sont les États qui ont adopté une définition juridique
négative de l’animal ». Ainsi, en Allemagne, en Autriche et en Suisse,
notamment, les textes prévoient que les animaux ne sont pas des choses,
a-t-elle fait remarquer. La Pologne, pour sa part, consacre que l’animal
est un être vivant capable de souffrir, et n’est pas un objet ; tandis que
l’Irlande prévoit dans sa législation qu’est animal tout membre du règne animal
autre que l’être humain. « La France, elle, présente deux définitions
positives », a précisé Marie-Bénédicte Desvallon. La première, datant
de 1976, qui dispose à l’article?214-1?du Code rural et de
la pêche maritime que « tout animal étant un être sensible doit être
placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs
biologiques de son espèce ». La récente définition de l’article?515 14?du
Code civil, apportée par la loi de 2015?modernisant le statut juridique de
l’animal, prévoit de son côté deux alinéas, qui indiquent respectivement :
« Les animaux sont des êtres vivants, doués de sensibilité »,
et « Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis
au régime des biens ». « Le législateur définit donc l’animal
en considération de deux critères : l’utilitarisme – économique, religieux,
et politique ; et l’appropriation », a commenté l’avocate.
Les animaux domestiques (de compagnie et d’élevage) et les animaux détenus en
captivité (cirques, zoos, delphinariums) apparaissent donc en opposition aux
animaux sauvages, qui ne font, eux, l’objet d’aucune définition, bien qu’ils
recouvrent des espèces protégées, mais également le gibier et les animaux
nuisibles. « Parmi les aberrations de ce système, la protection d’un
chien différera selon qu’il est qualifié d’animal de compagnie, où là il
bénéficiera d’une protection contre les mauvais traitements et actes de
cruauté, comparativement aux 3?226?chiens utilisés en 2015?pour des expérimentations scientifiques, qui, dès lors, ne
relevaient plus que de la directive des 3R : remplacement et réduction de
l’utilisation d’animaux de laboratoire, et raffinement des méthodes
expérimentales utilisées », a déploré
Marie-Bénédicte Desvallon.
Loi de 2015 :
rupture consommée entre animaux et biens meubles ?
Pour ses détracteurs, le texte serait un pas en arrière,
car il n’associerait pas au caractère sensible l’obligation qui s’impose aux
humains de les protéger, et présenterait une portée limitée devant les
tribunaux, a souligné Marie-Bénédicte Desvallon. D’autant que si l’article?aurait en revanche pour avantage,
selon ses rédacteurs, de protéger l’ensemble des animaux, sauvages compris, la
phrase isolée (les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité)
n’opérant pas de distinction, pour autant, le deuxième alinéa précise bien
« sous réserve des lois qui les protègent » – or les animaux
sauvages ne font pas l’objet d’une protection. Mais l’avocate s’est toutefois
réjouie d’une grande évolution des textes ces dernières années. Alors qu’en
1976, l’animal est rattaché à son propriétaire et relève du régime des biens,
en 1994, le Code pénal sort les atteintes aux animaux du livre des biens pour
les intégrer dans le livre des autres crimes et délits, et en 1999, on dissocie
l’animal des meubles meublants définis à l’article?534. Une approche qui se poursuit avec
la loi de 2015, qui montre, aux yeux de Marie-Bénédicte Desvallon, « une
réelle prise de conscience, car l’animal semble désormais autre qu’un
bien ».
Un point de vue partagé par Thierry Revet. Le professeur
de droit privé et de sciences criminelles à l’Université Paris 1?Panthéon Sorbonne l’a d’abord
admis : l’article 515-14?se
trouve certes au début du livre 2?du
Code civil, consacré aux biens, mais le texte « fait presque la
jonction avec le livre 1?sur
les personnes, et, dans le Code civil, on est beaucoup dans le symbole ».
« Le choix opéré est clair et très intéressant, a-t-il jugé.
L’orientation ne consiste pas précisément à faire basculer les animaux du côté
des personnes, ne serait-ce parce que 515-14?est le premier article?du livre 2, pas le dernier
du livre 1. Mais l’alinéa 2?précise
que les animaux sont soumis au régime des biens. Pour moi, la rupture est
consommée avec l’appartenance de l’animal à la catégorie des choses et des
biens, car, quand une instance a la nature juridique d’un bien, jamais on
n’écrira qu’elle est soumise au régime des biens. La nature juridique enclenche
un régime. La preuve que l’animal n’est plus considéré comme un bien : on
est obligé de dire qu’il est "soumis au
régime" des biens ». Le professeur a opéré un parallèle avec
un phénomène bien connu en droit des biens : l’immeuble par destination.
« Beaucoup de personnes ont la conviction que l’immeuble par
destination est un immeuble : or c’est un meuble soumis au régime de l’immeuble,
qui garde sa nature de meuble. Pour moi, l’article?515-14?signifie que désormais,
l’animal n’est plus un bien par nature, mais par destination. Cela change
tout ! », a-t-il affirmé.
Prise en compte
progressive de l’intérêt propre de l’animal
« On cherche à atteindre un point d’équilibre, ou
plutôt de rupture, qui force à attribuer vis-à-vis de l’animal un statut en
fonction de son intérêt propre. Et l’intérêt propre de l’animal, c’est prendre
en considération qu’il est sensible », a appuyé Marie-Bénédicte
Desvallon. Une sensibilité qui passe par la notion de bien-être : cette
dernière a d’ailleurs récemment fait l’objet d’une définition par l’agence
nationale de sécurité sanitaire, qui précise que « le bien-être de
l’animal est l’état mental et physique positif lié à la satisfaction de ses
besoins physiologiques et comportementaux ainsi que de ses attentes. Cet état
varie selon la perception de la situation par l’animal ». « Ici,
l’ordre des mots mûrement réfléchi témoigne d’une approche nouvelle. De plus,
le concept de bien-être est apprécié en fonction d’un environnement donné »,
a fait remarquer l’avocate.
Par ailleurs, il est à noter que nos voisins belges ont
adopté en avril dernier une législation audacieuse : le Code wallon du
bien-être animal, qui indique, dans son article?premier, que l’animal est « doué de sensations,
d’émotions et d’un certain niveau de conscience ». Selon
Marie-Bénédicte Desvallon, ceci implique de prendre en compte tous ses aspects
cognitifs – aussi bien son mode de communication et son organisation sociale
que ses moyens de transmission ou encore sa conscience. En outre, ce même code
dresse une liste des obligations qui lient le propriétaire d’un animal en
prenant en compte les spécificités de ce dernier : « Toute personne
qui détient un animal doit lui procurer une alimentation, des soins et un
logement ou un abri qui conviennent à sa nature, à ses besoins, à son état de
santé, à son degré de développement, d’adaptation ou de domestication (...) »,
ainsi que des traitements à son égard qui ne sont pas admis : « Il
est interdit d’entraver la liberté de mouvement d’un animal au point de
l’exposer à des douleurs, des souffrances ou des lésions évitables ou de le
maintenir perpétuellement attaché ».
Si la France ne s’est pas encore dotée de son propre
Code du bien-être animal, Thierry Revet a lui aussi considéré qu’il y avait une
prise en compte progressive de l’intérêt propre de ce dernier, dont on commence
à trouver trace en 1850, avec la loi Grammont sur les mauvais traitements
envers les animaux domestiques. « Quand on prend en compte cet intérêt,
c’est précisément contre l’intérêt de celui qui a la maîtrise de l’animal,
toujours pour venir brider une liberté individuelle, de propriétaire, d’action
humaine. L’intérêt de l’animal émerge, et il émerge contre l’intérêt de celui
qui en est le maître. Est-ce que ce mouvement doit/va aboutir à reconnaissance
de forme de personnalité juridique de l’animal, ou bien l’opportunité est de
retenir une autre modalité technique ? », s’est toutefois
interrogé le professeur.
« Personnes non
humaines »
Pourrait-on envisager de parler de « personnes
non humaines » ?, a demandé Marie-Bénédicte Desvallon. La
question s’est posée notamment en avril dernier, lorsque plusieurs
personnalités ont manifesté la volonté de soumettre une proposition de loi
reconnaissant aux grands singes le statut de « personnes non humaines »,
et de les inscrire au patrimoine mondial de l’humanité. « Ce serait un
statut intermédiaire entre celui de l’homme et des autres animaux reconnus
aujourd’hui comme des êtres doués de sensibilité », avait notamment
précisé Laurence Parisot, inspirée par une décision d’un tribunal argentin
ayant reconnu en 2014?ce
statut à une femelle orang-outan d’un zoo de Buenos Aires. Là-dessus,
Marie-Bénédicte Desvallon s’est dite beaucoup plus sceptique. « Si on
doit saluer toutes les initiatives qui tendent à faire bouger les lignes en
France vis-à-vis de la protection animale, j’émets deux réserves. D’abord, il y
a cette persistance de l’approche anthropomorphiste. Parce que l’animal le plus
proche du chimpanzé n’est pas le gorille mais l’homme, parce que nous
partageons 95?%
de notre ADN, parce qu’on se ressemble énormément, les grands singes
mériteraient d’avoir une protection renforcée. On s’inscrit encore et toujours
dans une discrimination. Autre point : avec le rattachement au patrimoine
mondial de l’humanité, on n’a, encore une fois, rien compris. Dans “patrimoine”,
il y a un côté “propriété”, comme si l’homme était propriétaire de la
planète et en disposait à sa guise. Il a le droit de vie, et le droit de mort »,
a estimé l’avocate. Au concept de personne non humaine, cette dernière a
mentionné qu’elle préférait reprendre la formule de Steven Monsieur Wise,
avocat et professeur de droit animalier américain, qui s’attache à reconnaître
le droit à l’Habeas Corpus en faveur des grands singes, principe de
common law garantissant la liberté individuelle contre les arrestations
arbitraires.
Nature et animaux :
d’objets de droit à sujets de droit ?
À l’occasion de cette soirée de colloque, Alexandre
Moustardier, avocat associé chez ATMOS Avocats, s’est interrogé sur
l’attribution de la personnalité juridique aux éléments de la nature.
Soulignant la domination de l’homme sur la nature, si forte qu’elle exclut
toute idée de personnification de celle-ci, l’avocat a cité à cet effet la
déclaration de Stockholm de 1972, qui indique que « L’homme a un droit
fondamental à la liberté, à l’égalité, dans des conditions satisfaisantes, dans
un environnement dont la qualité lui permette de vivre dans la dignité et le
bien-être ». Dans cette conception, les éléments de la nature restent
donc, aujourd’hui encore, objets de droit, a-t-il observé.
Un constat partagé par Marie-Bénédicte Desvallon qui, au
sujet des animaux, n’a pas manqué de pointer que « Les
droits sont des intérêts juridiquement protégés : or le droit a été fait
par l’homme pour l’homme, et aujourd’hui, en France, les animaux sont objets de
droits, tout comme l’esclave et la femme avant 1938 ». L’avocate a
donc plaidé pour la reconnaissance des animaux comme « sujets de droits »,
dissociant le caractère de sujet de droit d’un côté, et les obligations ainsi
que la capacité à exercer des droits de l’autre. « Il ne s’agit pas non
plus d’humaniser les animaux, a-t-elle nuancé. D’ailleurs, dans le
dictionnaire historique, humaniser signifie “mettre à la portée de
l’homme”. Nous avons, je pense, bien au-delà de toute raison et de toute
morale, mis les animaux à notre portée. Mais là où la morale ne suffit plus, la
loi place le curseur et participe à l’évolution des sociétés et des consciences
humaines ».
De son côté, le philosophe et membre de l’Académie
française Michel Serres considère en 1990?dans
son ouvrage “Le Contrat naturel” que le contrat social doit se
transformer en « droit de symbiose [qui] se définit par la
réciprocité : autant la nature donne à l’homme, autant celui-ci doit
rendre à celle là, devenue sujet de droit ». On en revient donc à
cette notion de « sujet de droit », à laquelle souscrit
également l’ancienne directrice de recherche au CNRS et docteure en droit,
Marie-Angèle Hermitte. Valérie Cabanes, juriste en droit international,
porte-parole du mouvement End Ecocide, indiquait quant à elle à Télérama,
en mars 2017, qu’il n’y a « pas de raison pour qu’une entreprise ait
droit à un statut juridique, alors même qu’il s’agit d’une entité virtuelle, et
que d’autres formes de vie que les nôtres n’aient pas le droit à une
personnalité juridique ».
Car, à l’international, quelques innovations
jurisprudentielles et constitutionnelles ont beaucoup fait parler d’elles, a
rapporté Alexandre Moustardier. Ainsi, dans sa décision du 5?avril 2018, la Cour suprême de Colombie
a reconnu l’Amazonie colombienne comme une « entité sujet de droit ».
Par ailleurs, en Nouvelle-Zélande, la loi du 15?mars 2017?a
doté pour la première fois un fleuve (le Whanganui) du statut d’ « entité
vivante », faisant suite à une demande très ancienne du peuple maori.
À quelques jours d’intervalle, la haute cour de l’État himalayen a de son côté
reconnu au Gange et à la rivière Yamuna, un de ses affluents, la qualification
d « entités vivantes ayant le statut de personne morale ».
Enfin, l’équateur, en 2008, se dotait d’une nouvelle Constitution reconnaissant
la Pacha Mama (la nature) comme sujet de droit, se voyant conférer un droit à
réparation en cas de dommages qui lui seraient causés. « Qu’on ne s’y
trompe pas, a cependant nuancé Alexandre Moustardier. De telles
attributions ont été faites par des motivations sacrées, et non pas
environnementales ».
L’anthropocentrisme
comme limite
« On connaît tous les thèses favorables à la
personnalisation juridique de l’animal, et on en comprend bien les ressorts,
les motifs. Mais n’y a-t-il pas un autre moyen de promouvoir l’intérêt de
l’animal que d’utiliser un instrument forgé par l’homme en vue de lui permettre
de réaliser au mieux son intérêt, considéré dans son individualité, sa
singularité, son unicité ? », s’est questionné Thierry Revet, qui
a estimé par ailleurs que la personnalité juridique n’était qu’un instrument,
et que l’on ne saurait, dès lors, lui accorder une trop grande dimension
morale. « D’un point de vue politique, le paradoxe de vouloir
reconnaître la personnalité juridique aux animaux est encore un signe
particulièrement prégnant de l’anthropocentrisme. Nous ne pouvons penser
l’autre que par rapport à nous et comme une forme de nous-mêmes un peu
diminuée. On ne sort pas de cette espèce de modèle qui, pourtant, est à
l’origine de tous les problèmes. Si la nature, animaux compris, est dans un
état catastrophique, c’est parce que l’homme s’est libéré des contraintes que
les divinités mettaient dans son Histoire et a engagé un processus de conquête
irrépressible : on rebaptise tout notre environnement avec nos critères,
nos figures. Je pense que, sous couvert de protéger l’animal, on en fait une
sorte d’humain plus ou moins officiel, et cela me paraît contradictoire »,
a jugé le professeur.
D’un point de vue davantage technique, apparaît une
autre limite : si l’on dotait la nature et les animaux de la personnalité
juridique, les entités, devenues personnes, faute de libre-volonté et de
patrimoine, seraient incapables de s’engager et de répondre de leurs actes, a
souligné Alexandre Moustardier. D’autant que reconnaître la personnalité
juridique signifie reconnaître des obligations tout autant que des droits. Or,
comme l’avait fait remarquer Françoise Dekeuwer-Défossez dans La Semaine
Juridique : « À quoi sert de personnifier un fleuve, sinon à
permettre à ses défenseurs d’agir pour sa protection, ce qui est déjà tout à
fait possible ? Deviendra- t-il possible de demander à un animal ou à un
fleuve des comptes s’ils produisent des dommages, parce qu’ils auront été
personnifiés ? »
Thierry Revet n’a pas manqué d’abonder dans ce
sens : « Bien sûr, la personnalité juridique est l’instrument
majeur de promotion des intérêts individuels. Mais c’est, au delà de cette
proclamation, une instance entièrement orientée vers l’action juridique. C’est
un instrument destiné à créer du lien, du contrat, à se relier aux choses pour
agir : vendre, exploiter, commercer... Les animaux n’ont aucune prétention
de cet ordre là ! A-t-on besoin de les doter d’un instrument dont ils
n’ont que faire ? ». Face à certains arguments qui mettent en
exergue que doter l’animal de cet outil lui permettra d’ester en justice –
comme l’affirme par exemple le juriste et professeur de droit Jean-Pierre
Marguénaud, directeur de la Revue semestrielle de droit animalier, arguant
que cela leur permettrait d’être représentés en leur nom et de renforcer
l’efficacité de leur protection –, Thierry Revet a donc souhaité renverser la
question pour la considérer ainsi : est-il nécessaire de conférer la
personnalité juridique uniquement pour assurer une activité de pure défense des
intérêts ? En effet, selon le professeur, « d’autres moyens
reviennent à cela mais sans l’artificialité de la personnalité juridique ».
Sur la possibilité d’ester en justice, Alexandre
Moustardier a également mis en évidence que le droit de la responsabilité
civile ne reconnaissait que les préjudices directs, certains, personnels. Or,
le dommage causé à l’environnement ne peut pas être personnel – sauf cas
particulier avec l’Erika : en 2008, le tribunal a ordonné l’indemnisation
des collectivités et des communes pour atteinte au milieu naturel, et accordé
aux associations le droit de demander réparation du préjudice matériel et moral
direct ou indirect causé aux intérêts collectifs, mais aussi celui causé à
l’environnement. À cet égard, l’avocat a soulevé la limite de la difficulté de
l’utilisation de l’indemnisation : « La logique est de s’assurer
que, s’il y a indemnisation, celle-ci revient bien à la nature. Mais lorsque
l’indemnisation a été versée dans le dossier Erika, personne n’a vérifié si,
derrière, les centaines de milliers d’euros étaient bien intégralement
réaffectés à une restauration du lieu ! ». C’est pourquoi la loi
du 8?août
2016?pour
la reconquête de la biodiversité a voulu encadrer non seulement la définition
du préjudice écologique et son mode de réparation, mais aussi ce que les
personnes morales, physiques comme publiques pouvaient réclamer. « On
se rend compte que le système actuel est de plus en plus efficace, que
l’atteinte au milieu est de plus en plus sanctionné : c’est à mon avis la
meilleure victoire, et donner une personnalité juridique aux éléments de la
nature serait compliqué et ne changerait pas grand chose. Il faudrait réfléchir
à un statut clair plutôt qu’à une personnalité juridique, pour permettre une meilleure
protection des éléments de la nature et de la nature », a affirmé
Alexandre Moustardier.
Vers un statut juridique
autonome des animaux ?
Certains travaux en cours réfléchissent cependant à des
processus permettant de mieux protéger la nature et les animaux, tout en
n’utilisant pas de référentiel proprement humain.
Marie-Bénédicte Desvallon a mentionné un groupe de
travail créé en janvier 2017, dont elle est à la tête, dédié à l’élaboration
d’un code autonome et surtout d’un statut juridique autonome de l’animal.
L’avocate a également souligné que les Nations unies avaient adopté le 10?mai dernier une résolution ouvrant la
voie à un futur Pacte mondial pour l’environnement, et a émis le souhait que
cela soulève davantage d’interrogations sur la question animale, encore séparée
de celle de l’environnement. « Or, à l’heure de la 6e
extinction de masse, on ne saurait les dissocier plus longtemps. On a une toute
nouvelle déclaration des droits de l’humanité, le temps est venu de s’interroger
sur ce concept d’humanité. On parle des droits humains, qu’en est-il des
obligations ? L’homme doit respecter la vie et cesser d’entretenir ce
besoin de torture et de domination ».
Opinant à un statut juridique
autonome pour les animaux, Thierry Revet a par ailleurs souligné la nécessité
de s’émanciper de la « summa divisio ». C’est cette notion,
héritée de Gaius, qui a opéré des regroupements et des distinctions, et a
classé le droit romain en trois catégories : les personnes, les choses et
les actions – cette dernière catégorie ayant fini par disparaître. « Ce
qui se passe aujourd’hui, à mon avis, est que nous dépassons enfin la summa
divisio personnes/choses pour entrer dans triptyque personnes/choses/animal,
est c’est le meilleur service à rendre à l’animal que de le reconnaître en
droit comme ce qu’il est ».
Bérengère
Margaritelli