La photographie bénéficie d’une place
aujourd’hui non contestée autant dans nos vies et dans les médias que sur le
marché de l’art. Cette « écriture de
lumière » (1), procédé particulier de création dont l’histoire est en
grande partie française, permet entre autres de rendre compte de la réalité
telle qu’elle est vue, ressentie et comprise par le photographe à travers
l’objectif de l’appareil de prise de vue.
L’œuvre d’art, dans son acception commune, est
classiquement comprise comme une sculpture, une peinture, un dessin ou une
estampe. Rien ne permet toutefois aujourd’hui d’en exclure les œuvres street art ou œuvres
urbaines, ni les installations voire les photographies présentes dans l’espace
public.
Aujourd’hui omniprésente sous toutes ses formes, la photographie est donc
non seulement multiforme, mais également et potentiellement en interaction avec
tous les autres acteurs et espaces de la société, qu’ils soient privés ou
publics. Or l’espace public pose des questions juridiques particulières, et
notamment pour les situations de rencontres de droits différents, connexes,
concurrents ou étant en interaction.
Comment donc la photographie d’une œuvre d’art se trouvant dans l’espace
public peut-elle interroger le droit et, le cas échéant, quel domaine du
droit ? Afin de tenter une approche de réponses, nous proposons d’abord,
afin de nous pencher sur les aspects juridiques, de revenir sur les spécificités
du moyen d’expression qu’est la photographie, et, surtout, sur sa particularité
à pouvoir être à la fois contenu et contenant. Cette première étape permet de
chercher si, et dans l’affirmative comment, leurs relations s’expriment
notamment juridiquement.
Photoquai 2009, le monde en bord de Seine : Bittencourt, Naji, Jimènez,
Sher (D.R.)
La photographie, à la fois
contenu et contenant
Une des spécificités de la photographie est sa richesse. Dotée d’une
fonctionnalité hors pair et notamment à des fins historique et documentaire,
elle est également souvent artistique. En tant que mode d’expression visuelle,
elle peut soit jouer le rôle d’objet, soit de sujet.
Ainsi, une photographie exposée sur l’espace public, comme pourrait l’être
une sculpture, serait elle-même le contenu de la photographie que prendrait un
passant, par exemple lors d’évènements en plein air, comme celui du Musée du
Quai Branly (Photoquai : biennale des images du monde). Ici,
la photographie exposée au public préexiste à la seconde à celle qui la
documente, qui la représente visuellement dans son contenu. La prise de vue
aboutit donc à ce qu’il y ait une photographie d’une autre photographie. Quant
à la photographie créée ensuite, elle assume bien la fonction de contenant du
premier. La photographie peut ainsi à la fois reproduire et être reproduite.
C’est toutefois et de toute évidence la plupart du temps en tant que
contenant que la photographie est le plus utilisée pour le sujet qui nous
intéresse ici. Sa fonction documentaire, pour représenter visuellement
l’existant, reste sa fonction la plus commune. C’est probablement aussi celle
qui parle à chacun d’entre nous en tant que propriétaire de smartphones se
transformant à souhait en outil de prise de vue ou de caméra, et ce pour tous
nos usages, privés, publics, à partager ou juste pour notre propre référence ou
plaisir.
Sommes-nous pour autant toutes et tous sous le coup d’un problème
juridique lorsque nous prenons une photographie d’une œuvre d’art que nous
avons croisée, voire cherchée, dans un espace public comme sur un quai
parisien ? Quelles pourraient être les hypothèses rencontrées et quid
des aspects juridiques de celles-ci ?
La relation
juridique variable
De nombreuses situations de rencontres entre photographie et œuvre d’art
ne posent en effet pas de problèmes, et leurs acteurs ne seront pas dans un
questionnement ou un conflit, notamment l’œuvre d’art photographiée n’est pas
protégée par le droit d’auteur.
Afin que la protection du droit d’auteur s’applique à une œuvre d’art
comme une sculpture ou une photographie, le critère de l’originalité doit en
effet être satisfait. Des choix personnels doivent être effectués par l’auteur
de l’œuvre lors de la création, exprimés par les formes, angles, lumières, etc.
Ces choix constituent ce que la jurisprudence qualifie d’« empreinte
personnelle » dans l’œuvre protégée au titre du droit d’auteur.
L’auteur d’une telle œuvre jouit quant à lui d’une protection juridique très
étendue à la fois dans le temps (70 ans post-mortem) et dans les
prérogatives données (monopole d’exclusivité et attributs du droit moral tel le
droit au nom notamment).
Il n’en est toutefois pas de même lorsque le monopole d’exploitation est
expiré et que l’œuvre est « tombée dans le domaine public ».
En effet, il est important de rappeler que les attributs du droit moral sont
imprescriptibles, c’est-à-dire qu’ils s’appliquent sans limite dans le temps.
Le droit au nom, aussi appelé le droit de paternité, exige par conséquent que
le nom de l’auteur de l’œuvre d’art soit toujours mentionné à proximité de la
reproduction, et que doit être respectée l’intégrité de l’œuvre, à la fois dans
sa forme et dans son esprit. Une photographie dont le contenu produit l’image
d’une œuvre d’art se doit donc, lorsqu’elle quitte l’appareil photo pour être
utilisée, d’indiquer le nom de l’artiste de l’œuvre d’art reproduite.
Après l’étape de la prise de vue, le contexte et les détails de
l’utilisation faite de photographies reproduisant une œuvre d’art se révèle
être de première importance. Ainsi, un usage pour fond d’écran d’ordinateur
personnel, un usage pour une édition de carte postale, un usage pour un article
de presse ou dans une création publicitaire ne mettent pas en œuvre les mêmes
règles. La gestion juridique à mettre en place est ainsi très variable. Pour
certaines situations, c’est la liberté d’expression qui permet certains usages
à titre strictement privé ou informatif sans nécessiter l’accord de l’auteur.
Il en va assez logiquement différemment dans une situation où la photographie
de l’œuvre d’art dans un espace public sert un but commercial, soit
directement, soit indirectement. Ainsi, en fonction du contexte d’utilisation,
une même photographie peut se voir appliquer des règles différentes et,
partant, doit être appréhendée en fonction.
Dans la majorité des cas, la coexistence entre photographie et œuvre d’art
n’est donc pas conflictuelle. Cela est bien le cas notamment lorsqu’un visiteur
des jardins du Palais Royal immortalise tout ou partie de l’œuvre d’art de
Buren pour la garder dans son smartphone en souvenir de sa visite. L’auteur de l’œuvre
d’art en question ignore probablement la prise de vue. En outre, le
visiteur-photographe jouit clairement ici d’une des exceptions aux prérogatives
économiques de l’auteur de l’œuvre d’art protégée par le droit d’auteur, celle
de l’utilisation à titre (strictement) privé.
Si le visiteur de notre exemple se permettait de poster la même
photographie sur son site Internet par lequel il vend des produits, la
situation serait différente, et le monopole de l’auteur trouverait pleinement à
s’appliquer. En l’absence d’une cession de droits dans les formes consenties
par l’auteur, une telle utilisation serait qualifiée de contrefaçon,
susceptible de poursuites civiles et pénales.
Par ailleurs, la démocratisation des smartphones aux appareils photos
performants ainsi que l’exception de « panorama » existant dans
d’autres pays a récemment changé les règles dans certaines situations très
précises. Ainsi, jusqu’à septembre 2018, l’utilisation d’une photographie prise
par une personne physique, d’une œuvre d’art dans l’espace public dont le
monopole d’exploitation n’était pas épuisé ne jouissait pas en droit français
d’une exception propre. Dorénavant, l’article L. 122-5 11° du CPI (Code de la
propriété intellectuelle) énonce clairement comme une exception aux prérogatives
d’exploitation du droit d’auteur « les
reproductions et représentations d’œuvres architecturales et de sculptures,
placées en permanence sur la voie publique, réalisées par des personnes
physiques, à l’exclusion de tout usage à caractère commercial ».
Il convient de bien noter que les œuvres d’art qui y
seraient placées de façon temporaire ne sont pas concernées par cette
exception.
Il convient en outre de rester très vigilant pour la « photographie d’une photographie exposée
dans l’espace public », car elle n’est donc pas incluse dans l’exception de
l’article L. 122-5 11° du CPI. Toutes les règles habituelles du droit d’auteur
s’appliqueront alors.
Il reste par conséquent crucial de bien analyser un projet qui
implique une photo d’une œuvre architecturale ou de sculpture posée dans
l’espace public, de surcroît pour les
photographies exploitées par une personne morale et/ou utilisées dans un
contexte professionnel ou dans un but commercial voire publicitaire.
Relativement communes, les situations conflictuelles sont pour beaucoup
liées à une mauvaise analyse en amont des droits à la fois du photographe mais
aussi de l’auteur de l’œuvre d’art, et qui sont mis en œuvre dans l’usage
prévu. Une gestion juridique précautionneuse en matière de photographie est
donc toujours nécessaire.
La possible réponse pragmatique
Une autre solution pourrait apporter un éclairage, voire une réponse
pragmatique, à la relation entre photographie et œuvre d’art présente dans
l’espace public mais en dehors des « voies publiques ». Ainsi, le
lieu de l’emplacement pourrait-il avoir une incidence sur leur relation
juridique, notamment si l’œuvre d’art se trouve dans un musée ?
La question a longtemps agité les acteurs, en partie pour des raisons
commerciales. En situation de concurrence avec les agences photographiques pour
la distribution de ces photographies, certaines institutions pouvaient être
tentées d’opposer un droit de propriété à la prise de vue par des photographes
d’agences. Cet argument a toutefois été perçu comme non-recevable pour
plusieurs raisons, et ce que les œuvres d’art soient « tombées dans le
domaine public » ou non. La question s’est donc posée de savoir si les
institutions propriétaires des œuvres d’art exposées au public pouvaient
interdire l’accès aux photographes amateurs ou professionnels et/ou interdire
d’en faire des prises de vues en dehors des raisons techniques tenant à
l’état de l’œuvre d’art (fragilité, photosensibilité au flash…) ?
Sans répondre à cette question, une prise de conscience de la situation a
mené à une collaboration entre les parties, aboutissant à l’élaboration d’une
charte de bonnes pratiques
appelée « Tous photographes ! (2) ». Destinées à clarifier la situation et éviter les conflits, les règles de la Charte
permettent ainsi à l’institution, lors d’importantes sessions de prises de vue
pouvant nécessiter de lourds matériels mais également des déplacements d’œuvres, de faire respecter les contraintes que
cela lui occasionne. Ainsi gérées en amont par des demandes d’autorisations de
prises de vue et l’organisation de la prise de vue, une bonne communication
permet à tous les droits d’être respectés.
De toute évidence et par ailleurs, il convient ici de rappeler que l’utilisation de la photographie
ainsi obtenue avec ou sans flash, demandera les précautions d’usage. À titre
d’exemple, une utilisation Internet sur un blog personnel constitue en réalité
« une communication au public » et
non pas l’exception d’usage à titre privé.
À notre sens, la photographie reste un mode d’expression
particulièrement complexe et riche. Sa rencontre avec l’œuvre d’art dans
l’espace public permet de nombreuses réflexions
intéressantes, probablement sujettes à évolutions.
Il est fort à parier en effet que la marche résolue des innovations
technologiques s’intensifiera, intervenant à la
fois sur la création des œuvres que sur la prise de vue
des photographies. De nouveaux moyens d’accéder aux œuvres et leurs détails
dans l’espace public seront créés, à l’instar de l’efficacité des drones pour
documenter visuellement les choses. La capacité des smartphones et autres objets à prendre des images perfectionnées continueront à évoluer tout comme les
moyens d’effectuer des modifications des photographies prises, déjà aujourd’hui
très avancées. De là à brouiller les pistes sur qui a créé quelle œuvre et
quand, et à brouiller les pistes quant à l’emplacement de l’œuvre, espace
public ou privé, il n’y aura peut-être qu’un pas, quitte pour le droit à
imaginer ou réimaginer alors l’articulation des droits des uns et des autres ainsi
que leurs relations.
NOTES :
1) Du
grec photos = lumière et graphein = peindre, écrire.
2) https://www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/Documentation-administrative/Tous-photographes-!-La-charte-des-bonnes-pratiques-dans-les-etablissements-patrimoniaux
Sara Byström,
Avocate en Droit de la photo et Droit de l’art,
Membre de l’Institut Art & Droit