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La regrettable démission du droit face aux pseudologues

La regrettable démission du droit face aux pseudologues
Publié le 31/10/2020 à 09:30


Tout ne serait donc pas parfaitement cartésien au pays de Descartes. Nous valorisons, depuis les Lumières, la pensée rationnelle, la science, ce que nous appelons « le progrès » (ce terme pourrait être à lui seul le thème d’un prochain magazine). Et dans le même temps, nous restons collectivement férus de pensées magiques. Le surnaturel nous fascine, et les consommateurs de parasciences, paramédecines et parapsychologie sont légion. Si les études et sondages d’opinion montrent depuis 20 ans un léger fléchissement de ces croyances, près d’un français sur deux croit toujours, en 2020, à l’influence des astres sur les caractères et/ou les destinées, un tiers à l’existence des esprits, un quart affirment avoir été confrontés à un phénomène paranormal.



 


La normalisation du paranormal


La raison qui permet d’expliquer ce véritable engouement depuis presqu’un siècle pour les parasciences tient à une conjoncture.


Le XXe siècle a été celui de l’effondrement des grands courants de pensée. Pour le journaliste Henri Tincq, l’apparition et l’augmentation de ces croyances dans le paranormal « sont le fruit d’une sorte de contre-culture occidentale marquée par le recul des idéologies, des dogmes rationalistes, scientifiques, catholiques ou marxistes ».


À cet effondrement d’idéologies structurantes s’est ajoutée depuis un demi-siècle une crise, économique d’abord, désormais sociétale, génératrice de précarités, peurs, incertitudes, souffrances, lesquelles vont entraîner immanquablement une quête effrénée de réponses et d’espoirs. Il existe des marchands pour cela, dont les publicités comportent toujours les trois mêmes mots : argent, travail, amour. Pour le sociologue Jacques Maître, « les consommateurs d’horoscopes cherchent avant tout à exorciser le hasard ». Ce que les religions traditionnelles, la science et les politiques publiques ne leur offrent plus, le paranormal le leur donne à grand renfort de pétitions de principes, postulats, axiomes, théories unitaires d’un simplisme déconcertant. Tout s’explique, tout se prévoit, tout se comprend. Une question ? Une réponse. Une angoisse ? Un espoir. En période de crise, les questions et les angoisses se multiplient. Les dealers d’espoirs aussi.


Le paranormal s’est ainsi institutionnalisé et normalisé dans l’esprit de l’opinion publique. Rares sont les « praticiens » qui ont conservé boule de cristal, fumées d’encens et autres mises en scène ostentatoires. Les cabinets des Pythies modernes et des charlatans de la paramédecine sont le plus souvent sobres, clairs, semblables aux cabinets de n’importe quel membre d’une profession libérale. À la fin du siècle dernier, plus de 40 000 voyants et astrologues s’étaient d’ailleurs déclarés aux services fiscaux, nombre qui dépassait celui des médecins. Certaines pseudo-médecines ont connu dans le même temps un développement industriel impressionnant, et il aura fallu attendre une intervention réglementaire en 2019 pour qu’enfin, à compter du 1er janvier 2021, l’usage des préparations homéopathiques ne soit plus remboursé par la Sécurité sociale.


 




Le droit devenu silencieux


Ce développement puis cette normalisation ont été permis par une véritable démission du droit, précédée en cela par celle des magistrats. L’ordonnance royale de juillet 1682 signée par Louis XIV faisait injonction à « toutes personnes se mêlant de deviner et se disant devins ou devineresses [de vider] incessamment le royaume », l’introduction de cette ordonnance disant toute la sévérité du regard porté : « L’exécution des ordonnances des rois, nos prédécesseurs, contre ceux qui se disent devins, magiciens et enchanteurs, ayant été négligée depuis fort longtemps et ce relâchement ayant attiré dans le royaume plusieurs de ces imposteurs (…) Nous avons jugé nécessaire de renouveler les anciennes ordonnances et d’en prendre encore, en y ajoutant de nouvelles précautions, tant à l’égard de tous ceux qui usent de maléfices et de poisons, que de ceux qui, sous la vaine profession de devins, magiciens, sorciers ou autres noms semblables, condamnés par les lois divines et humaines, infectent et corrompent l’esprit des peuples par leurs discours et leurs pratiques... ».


L’évolution de notre société a conduit, bien sûr, à un adoucissement de la répression, mais jusqu’au 1er mars 1994, nous pouvions encore trouver dans le Code pénal une contravention de troisième classe, l’article R. 34-7°, punissant « les gens qui font métier de deviner ou pronostiquer, ou d’expliquer les songes ». Certes insuffisant quant à son caractère prophylactique, ce texte n’en gardait pas moins un aspect symbolique grandement appréciable : il montrait en effet qu’aux yeux des autorités de ce pays, les activités divinatoires avaient un caractère scientifiquement, moralement, et par voie de conséquence pénalement condamnable.


 


Le juge face à la pseudoscience


Cette disparition du paranormal dans l’expression du droit a été, non pas suivie, mais précédée par une véritable démission judiciaire depuis les années 1950 quant à l’application du droit. Non que quelques charlatans n’aient été condamnés de temps à autres sous les qualifications d’escroquerie ou d’exercice illégal de la médecine, quand l’importance des préjudices subis par les victimes rendait nécessaire que l’on mit fin à leurs méfaits. Mais l’étude des décisions rendues et de leurs commentaires témoigne d’une véritable complaisance des autorités judiciaires vis-à-vis des pratiques pseudoscientifiques.


Le plus souvent, cette complaisance s’est exprimée au travers du refus explicite de juger du bien-fondé des méthodes de prédiction ou guérison utilisées. Les exemples sont multiples : en 1968, c’est la cour d’appel d’Aix-en-Provence qui affirme ne pas « avoir à approuver ou contester le bien-fondé de faits graphologiques ou astrologiques ». En 1991, c’est Monsieur le procureur Tarrabeux qui, devant le tribunal correctionnel de Quimper, réclamait six mois de prison à l’encontre de l’inculpé, en précisant toutefois qu’il ne voulait pas faire « le procès de la voyance, mais d’un mauvais voyant ». Précision qui entraînait cette réflexion étonnée : « y en a-t-il de bons ? À quoi Monsieur le procureur les distingue-t-il ? Peut-être la justice devra-t-elle recourir à des experts ? ». Et ce fut encore le cas en 1991 : le tribunal correctionnel de Grasse considérant qu’il ne lui appartenait pas « d’apprécier le caractère scientifique » de la numérologie.


C’était là, en réalité, un moindre mal, puisque les rares fois où les tribunaux se sont prononcés sur cette valeur scientifique, ils l’ont toujours fait dans le sens d’une reconnaissance de l’efficacité des méthodes employées, et ce au mépris de toutes les connaissances scientifiques établies à l’époque de ces décisions dans les matières considérées.


En 1950, c’est le tribunal correctionnel d’Orléans qui, au terme d’une motivation consternante, relaxait un guérisseur qui opérait à l’aide d’un pendule, d’imposition des mains et parfois à distance : « attendu qu’on ne peut reprocher à l’inculpé, dans le traitement des maladies, aucun fait de charlatanisme, ni aucun fait contraire à la probité ou l’honnêteté (...) ; qu’il faut reconnaître qu’il a obtenu un très grand nombre de guérisons étonnantes (...) ».


Voilà donc, dès 1950, la radiesthésie et la guérison miraculeuse par imposition des mains reconnues par un tribunal français. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Ne voulant pas laisser aux juges d’Orléans le monopole d’une certaine témérité, d’autres magistrats ont rejoint le collège des fervents admirateurs de l’irrationnel. Le tribunal correctionnel de Lisieux, dans sa décision du 4 janvier 1952, reconnaissait à demi-mot la valeur de l’astrologie pour établir « les évolutions probables des événements humains ». Semblant assez mal supporter que ses collègues émettent encore certaines réserves sur l’efficacité de cette pratique, le tribunal de police de Nice, dans son jugement du 12 mars 1962, estime que les prédictions des astrologues « sont le résultat d’une utilisation pratique d’une science reconnue, telle que la science astronomique, utilisation qui est le fait des astrologues ». Trouvant sans doute la formule encore un peu trop prudente, les magistrats du tribunal correctionnel de Marseille l’ont quelque peu simplifiée, pour ne plus parler que de « l’utilisation pratique d’une science reconnue, telle que l’astrologie ou la graphologie ». Plus récemment, la Cour de cassation elle-même, par l’intermédiaire de sa première chambre civile, motivait une décision en évoquant la « science de l’astrologie ».


L’ensemble interroge évidemment sur ce que l’on est en droit d’attendre d’un juge en termes de connaissances. Tout honnête homme qu’il soit (au sens donné à cette appellation au XVIIe siècle), il ne peut être évidemment exigé du juge qu’il sache tout sur tout, a fortiori qu’il tranche ce qui serait une controverse scientifique. Mais il ne faudrait pas confondre ce qui serait le manque de connaissances scientifiques, à un moment donné, sur une question donnée, et ce qui serait le manque de connaissances scientifiques du juge sur une question donnée. Dans un article intitulé « Le juge et l’astrologue », le professeur Larguier faisait dès 1963?la mise en garde suivante : « Dans la recherche de la vérité, le juriste doit être prêt à marcher dans toutes les directions. S’il s’y refuse, il encourt de sévères reproches, et, ce qui est plus grave, il se trompe ».




 



Une complaisance collective étonnante


Il existe une autre raison à l’indifférence manifestée par l’institution judiciaire face au développement de l’usage mercantile des pseudosciences, qui résiderait dans l’idée qu’après tout, les dupes l’ont bien cherché (et rares, d’ailleurs, sont celles qui ont le sentiment d’avoir été flouées…). « De non vigilantibus non curat praetor », dit l’adage latin, fait sien par un magistrat lorrain ayant un jour affirmé que « la loi n’est pas faite pour protéger les imbéciles », ce qui lui valut cette réaction désabusée : « étrange doctrine juridique, faite de mépris de l’homme et d’ignorance. Les “imbéciles” sont les produits d’une société où les médias déboussolent le public, où des hommes politiques consultent des voyantes et où des enseignants organisent des stages d’astrologie. »


Cette posture doit être vivement combattue. D’abord, comme le rappelle Denis Perier Daville, « c’est là oublier la mission de la justice, qui est de protéger d’abord le plus faible et le plus démuni », idée que l’on retrouve chez le professeur Broch : « bien sûr, la crédulité est la condition première et indispensable du succès de l’occultisme, du paranormal, ou, comme le disait Diderot, est “le vice le plus favorable au mensonge” ; mais l’on pourrait peut-être commencer par s’occuper du mensonge ».


Ensuite, et peut-être surtout, c’est oublier que, bien souvent, c’est la détresse, bien plus que la crédulité, qui amène à consulter voyants, astrologues et guérisseurs. Les exemples en matière de santé sont sur ce point très révélateurs – les exemples de détresse amoureuse ou de détresse sociale le sont tout autant, qui conduisent les uns et les autres chez les voyants, astrologues ou numérologues. Et le professeur Larguier de rappeler alors que « sous prétexte d’entretenir l’espérance, trop d’individus ne font qu’aggraver la misère d’autrui ».


Il serait regrettable, enfin, de se débarrasser de cette question en se réfugiant derrière la liberté individuelle de chacun de croire en ce qu’il veut – et qu’il ne viendrait à personne l’idée de remettre en cause. Ce ne sont pas des croyances qu’il s’agit d’interdire, mais l’abus de croyances que l’on fait naître sur la base de prétentions pseudoscientifiques, pour en retirer ensuite un bénéfice économique. Sur un plan individuel, il est très étonnant de constater l’absence de regard critique opposé aux doctrines sous-jacentes aux pratiques paranormales, qui portent pourtant en elles une conception raciste et réductrice de l’homme : un homme déterminé, en partie au moins dans son caractère et sa destinée, par la constellation sous laquelle il est né, ce qui n’est guère moins insupportable qu’une conception identique qui remplacerait les constellations par les continents… Insupportable, encore, de constater que l’usage de « thérapies » alternatives peut retarder l’intervention de thérapies efficaces, ou d’entendre qu’une personne âgée refuse de se faire vacciner contre la grippe « parce qu’elle prend de l’oscillococcinum ». Insupportable, enfin, que nombre de sociétés, y compris des entreprises publiques, aient pu recourir en si grand nombre aux pseudosciences pour réaliser leurs recrutements, que le législateur a dû intervenir par une loi du 31 décembre 1992 modifiant les articles L. 121-6 et L. 121-7 du Code du travail pour lutter contre ces dérives – l’usage de procédés pseudoscientifiques n’est plus alors une question de liberté individuelle, quand il impacte aussi la vie d’autrui.


N’ayons donc, collectivement, aucune bienveillance excessive avec les « métaphysico-théologo-cosmolonigologues », et que l’institution judiciaire n’oublie pas qu’elle dispose, avec les délits d’escroquerie, de tromperie, et d’exercice illégal de la médecine, de tous les outils nécessaires pour lutter contre les pratiques commerciales à base de paranormal qui, fondées sur le mensonge, caractérisent, toutes, une infraction pénale.

 


Jean Boudot,

Avocat aux barreaux de Marseille et Paris,

Membre de l’Association Française pour l’Information Scientifique


 


 


 


 


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