Le
panjurisme est si important que le droit va jusqu’à contaminer le contenu de la
création artistique. À bien y regarder, la chose n’a rien d’étonnant. De John
Henry Wigmore à Martha Nussbaum1 en passant par Benjamin Cardozo2,
la littérature a été rapidement considérée comme un outil de compréhension du
monde indispensable au juriste. Le cinéma a suivi. Il pouvait alors paraître
inévitable qu’il en soit de même pour les séries, même si le support télévisuel
n’était pas nécessairement le plus adapté.
La télévision a
longtemps eu pour effet d’homogénéiser et, en voulant plaire à tout le monde,
elle déplaît à beaucoup : « la télé n’atteint que rarement le sublime, et la
série télé n’y parvient jamais3 ». Petit à petit, les scénaristes ont
pourtant réussi à utiliser ce format pour mettre en scène de nouvelles
problématiques. Les soignants ont eu Urgences, qui a sans nul doute
contribué au renouvellement du spectacle télévisuel. Les juristes ont eu Law
and Order, dont la mécanique impeccable a permis d’aborder des questions
juridiques d’une très grande acuité4.
S’ils souhaitaient sourire, il leur suffisait de regarder Ally McBeal,
et s’ils préféraient se désoler de ce que le droit français était mal
représenté, il leur suffisait de regarder n’importe quelle série télévisée
française. Il n’était pourtant pas totalement ignoré du paysage audiovisuel,
mais sa mise en scène était minimaliste et d’une faible qualité. En témoigne la
série Tribunal, diffusée sur TF1 pendant cinq ans. Longue de 390
épisodes d’une vingtaine de minutes, cette série a permis d’illustrer, de
multiples conflits civils et parfois pénaux, du quotidien. Le dispositif était
assez simple, ce qui explique sans doute le nombre d’épisodes : une salle
d’audience, toujours la même, une voix off présentant rapidement les
faits, l’entrée en scène du président Garonne, tour à tour président du
tribunal de grande instance, du tribunal de police, du tribunal d’instance,
parfois du conseil des prud’hommes. Les parties exposaient les faits, étaient
interrogées, les avocats intervenaient ainsi que, le cas échéant, le procureur
de la République. Chaque épisode se terminait sur la lecture du jugement. La
simplicité du dispositif permettait au spectateur de s’immerger immédiatement
dans l’histoire. Mais il faut bien avouer que cette simplicité ne contribuait
guère à la démonstration de la complexité du droit, ni ne permettait de
captiver l’attention du spectateur. Le jeu des acteurs n’aidait d’ailleurs
guère à rendre les situations crédibles, malgré le rappel permanent, au début
des épisodes : « Le procès auquel vous allez assister est inspiré
d’un cas réel. »
Le paysage s’est heureusement
renouvelé grâce au développement des plateformes vidéo qui, concurrence oblige,
rivalisent de talents pour offrir aux spectateurs des récits renouvelés. Des
zombies aux services de renseignements, en passant par la présidence des
États-Unis ou les dragons, la production de séries s’est largement diversifiée
et le droit ne pouvait pas en être absent. On trouve du droit un peu partout,
expressément – les scènes de combat judiciaire dans Game of thrones, par
exemple – ou implicitement – le rapport au corps et au genre dans Sense 8.
Des dystopies comme Trepalium ou The Handmaid’s tale l’abordent
nécessairement. Des mécanismes juridiques sont à l’œuvre dans Walking Dead.
Les séries fantastiques ou policières traitent inévitablement, même si
indirectement, des questions juridiques. Mais c’est évidemment dans les séries
judiciaires que le droit trouve sa meilleure place : lorsqu’il n’est pas
seulement un instrument de crédibilité de l’histoire, mais qu’il est
l’histoire. Le cadre juridique, quel qu’il soit, offre en effet une multitude
d’hypothèses passionnantes. La complexité de ses méandres, les enjeux
fondamentaux d’une condamnation civile ou pénale, la mentalité même de la
communauté des juristes – qui n’échappe pas aux stéréotypes –, sont autant
d’éléments qui font de la matière juridique une source presque inépuisable
d’intrigues et de récits. Le droit est en séries parce que ce format lui sied
particulièrement bien. Au-delà de l’adaptation de ce format, les séries
présentent un grand intérêt pour le juriste.
L’adaptation
du format au droit
Le format
de la série apparaît particulièrement adapté à la mise en scène du droit :
un procès important peut se dérouler sur plusieurs jours, les professionnels du
droit doivent passer rapidement d’un dossier à l’autre dans des contentieux
plus expéditifs, ce qui permet de s’intéresser à plusieurs histoires, les temps
courts rythment le temps plus long du droit. Le droit pourrait même être vu
comme un feuilleton : la création d’une norme, ses arbitrages politiques,
les contrôles de validité, son interprétation et son application sont des
récits qui s’inscrivent dans la durée. Au-delà, la règle juridique constitue un
matériau intéressant pour les séries car il est soumis à interprétation et à
discussion. Le procès est également un terrain de prédilection, puisqu’il obéit
à un rituel précis. Il est une mise en scène dont la théâtralité formelle – les
costumes, la rhétorique, la solennité – et substantielle – les enjeux du procès
sont lourds de conséquences, juridiquement, socialement et humainement – le
prédispose à une mise en récit longue et tendue. Mais surtout, la règle de
droit elle-même se prête au récit : elle fixe une obligation ou une
interdiction, est sujette à interprétation et se révèle souvent délicate à
appliquer à une situation donnée. Le droit est alors un formidable outil qui
permet aux scénaristes de créer des dilemmes complexes, dont la solution, pour
peu qu’elle existe, sera par nature insatisfaisante selon le parti que le
spectateur aura pris. Inversement, lorsque la série est documentaire, le format
sériel permet de construire l’argumentaire du réalisateur, d’affiner une
démonstration ou de décrire précisément un événement. On songe à Staircase
(2004) de Jean-Xavier de Lestrade5, Making
a Murderer (2015 et 2018) de Moira Demos et Laura Ricciardi, The
Innocent Man (2018)6, ou bien encore
du documentaire Grégory (2019) diffusé sur Netflix7. Les frontières entre le documentaire et la
fiction peuvent encore être brouillées, comme dans la reconstitution de
l’affaire OJ Simpson dans The People v. OJ Simpson (2016).
Comme
le relève Martin Winckler8, « au
lieu de procéder par brèves explosions d’émotions, comme les films, ou lente
déambulation dans les mots, comme dans les romans, les séries procèdent par
bouffées régulières, intermittentes et répétées ; nous avons le temps, entre
deux épisodes, de réfléchir à ce qui s’est dit et de nous préparer à ce qui va
se dire. Dans cette perspective, les séries dramatiques m’apparaissent comme
l’équivalent des "expériences de pensée" des philosophes qui, pour examiner
les dilemmes moraux, inventent des situations fictives assorties de choix
déchirants9. »
Plus largement, le conflit judiciaire est un terrain idéal pour
contraindre le spectateur à faire acte de jugement, ce qu’il est très difficile
de faire quand on n’est pas soi-même juge. « Quand une personne dit qu’il
faut être juste, elle pense au fond d’elle-même, plus égoïstement, qu’il ne
faut pas être injuste avec elle ; et de même, quand on parle du mauvais goût,
c’est évidemment celui des autres. Ainsi peut s’expliquer une certaine
incompréhension de l’opinion publique à l’égard de la justice. […] N’en
cherchons pas bien loin la raison : c’est parce que d’instinct nous identifions
la justice à notre propre sentiment du juste, alors que pour accéder au rang
d’une vertu, la justice exige des rapports réglés par la loi, les usages ou les
coutumes. Elle exige aussi et surtout le regard d’un tiers neutre qui fera acte
d’autorité, avec le souci d’intégrer dans sa pensée la confrontation des
intérêts en conflit, afin d’exercer en toute objectivité son pouvoir de juger10. » La série et sa mise en scène des dilemmes permettent ainsi de
contraindre, agréablement, le spectateur à disposer des différents éléments
nécessaires pour réaliser son propre jugement. La force d’une bonne série
pourrait alors résider dans l’impossibilité, ou la grande difficulté, pour le
spectateur d’effectuer un choix. Ainsi, le débat naît et permet de construire
une réflexion autour des thèmes abordés par les scénaristes et réalisateurs. La
résolution par le spectateur du problème peut être rendue encore plus délicate
si la série assume cette complexité. Cette richesse de fond fait des séries
judiciaires un matériau incontournable pour le juriste.
L'affaire O. J. Simpson
L’intérêt
du format pour le droit
Le format des séries
permet d’offrir au spectateur une vision complète et complexe du droit. De la
même manière que l’on s’intéresse aux fondations du droit et à ses réceptions,
les séries permettent, à l’instar de la littérature ou du cinéma, de s’intéresser
aux représentations du droit11.
L’enseignant trouvera
dans les séries un intérêt pédagogique : comme le cinéma ou la littérature,
elles constituent un réservoir d’exemples dans lequel il est possible de
puiser. Une situation complexe peut aisément être expliquée en s’appuyant sur
un épisode connu des étudiants, une réalité peut être mieux appréhendée
lorsqu’elle est mise en scène. Outre-Atlantique, les juges ne s’y trompent pas
qui peuvent faire référence dans leurs décisions à des personnages de fictions
populaires pour motiver leurs décisions. Shakespeare est fréquemment utilisé,
comme Lewis Carroll, William Faulkner ou Aldous Huxley dans les décisions de la
Cour Suprême des États-Unis12, et il n’est pas rare de trouver
aujourd’hui des références à Batman ou Spiderman dans les décisions d’autres
juridictions. Les références à la culture populaire n’y sont pas rares.
L’intérêt est également
intellectuel : il est en effet possible de raisonner juridiquement à partir de
séries, de montrer leur cohérence juridique, leur originalité ou leur
inspiration doctrinale. Le monde inventé par les scénaristes peut être d’une
grande richesse et la tentation est alors grande de chercher à l’analyser, à la
théoriser pour en montrer la cohérence et la profondeur. Les séries ne sont
alors pas les seules concernées et les exemples d’une telle approche sont
aujourd’hui nombreux. Mais, comparativement aux films ou aux romans, les séries
télévisées offrent un intérêt supplémentaire pour le droit, en ce qu’elles
contribuent à la construction d’une culture juridique chez le spectateur. Les
travaux de Barbara Villez13 ont ainsi montré comment les séries
judiciaires américaines se sont complexifiées au fil des années pour permettre
aujourd’hui d’aborder des problématiques particulièrement ardues, incitant le
spectateur à faire lui-même acte de juger, et participant à l’apprentissage de
notions particulièrement délicates.
L’intérêt est enfin
culturel. Les professionnels français du droit s’amusent ou s’agacent des
fausses croyances des justiciables français, qui exigeront la présentation d’un
mandat préalablement à la réalisation d’une perquisition, quand la presse cède
souvent à la tentation du maillet lorsqu’elle cherche à illustrer une décision
judiciaire. L’ignorance de la procédure française peut effectivement prêter à
sourire, mais elle révèle surtout une inculture dont les causes sont en parties
connues. La principale réside sans doute dans la place particulière du jury
dans le jugement des affaires civiles et pénales : alors que tout citoyen
américain est un juré en puissance, les citoyens français ne sont que des jurés
de circonstances. Surtout, il est bien illusoire de prétendre se familiariser
avec la procédure pénale française en regardant Navarro, Julie Lescaut et autres
Cordier, juge et flic. L’on a pu alors se tourner vers le documentaire pour
illustrer l’activité judiciaire mais, ici encore, la justice ne se montre
guère. Dans un arrêt du 10 janvier 201714, la Cour de cassation a
considéré que « constitue une violation
du secret de l’enquête ou de l’instruction concomitante à l’accomplissement
d’une perquisition, portant nécessairement atteinte aux intérêts de la personne
qu’elle concerne, l’exécution d’un tel acte par un juge d’instruction ou un
officier de police judiciaire en présence d’un tiers qui, ayant obtenu d’une
autorité publique une autorisation à cette fin, en capte le déroulement par le
son ou l’image ». Était en cause une perquisition réalisée en présence d’un
journaliste. Si la décision est tout à fait compréhensible au regard des règles
de la procédure pénale, elle est regrettable sur le plan pédagogique. On ne
peut tout à la fois regretter le manque de culture juridique des citoyens tout
en limitant fortement les reportages en matière judiciaire15. Il ne
reste guère que l’audience qui peut faire l’objet de documentaires, mais cette
pratique est encore aujourd’hui contraire à la loi. En effet, l’article 38 ter
de la loi du 29 juillet 1881 prohibe tout enregistrement des débats16.
Une exception existe qui permet la constitution d’archives audiovisuelles de la
justice17, mais elle est entendue strictement. Le projet de loi pour
la confiance dans l’institution judiciaire souhaite créer une nouvelle
exception à cette interdiction. En attendant, faute de récits réels, les séries ont
encore de beaux jours devant elles.
NOTES
1) M. Nussbaum, L’art d’être
juste : l’imagination littéraire et la vie publique, Flammarion, 2015.
2) B.
Cardozo, « Law and Literature », Yale Review, vol.14, 1925, p.
699, trad. F.
Michaut : www.cliothemis.com.
3) S. King, Anatomie de
l’horreur, 1981, éd. Albin Michel, 2018, Livre de poche, p. 416.
4) Sur cette série : B.
Villez, Law and Order, la justice en prime time, PUF, 2014. Plus
largement, de la même auteure, Séries télé, visions de la justice, PUF, 2005.
5) The Staircase, 2004.
6) Le documentaire est adapté du
livre de John Grisham, L’Accusé, Robert Laffont, 2007 (The Innocent
Man : Murder and Injustice in a Small Town, 2006).
7) Et La Malédiction de la
Vologne (2018). Sur ces deux séries documentaires : J.-B. Thierry,
« L’affaire Grégory : à propos de deux récents documentaires »,
http://sinelege.hypotheses.org, 1er mai 2020.
8) Médecin, romancier, essayiste
et critique de séries.
9) M. Winckler, Petit éloge
des séries télé, Folio, 2012, p. 99.
10) R. Perrot, Institutions
judiciaires, LGDJ, 2020, 18e éd. par B. Beignier et L.
Miniato, précis Domat Droit privé, p. 37, n° 21.
11) Sur cette distinction :
L. Miniato, « Enseigner "Droit et littérature" », Considérant,
Revue du droit imaginé, 2019, n° 1, p. 79, spéc. p. 82.
12)
Dodson, Scott and Dodson, Ami, Literary Justice (August 26, 2015). 18 Green Bag 2d 429 (2015), https://ssrn.com/abstract=2650959
.
13) B. Villez, Séries télé,
visions de la justice, op. cit.
14) Crim., 10 janv. 2017,
n° 16-84.740 : AJ Pénal, 2017, p. 140, obs. J.-B. Thierry ;
Légipresse 2017. 81, Étude E. Dreyer. Crim. 9 janv. 2019,
n° 17-84.026 : AJ pénal 2019. 144, note A. Dejean de la Bâtie. Plus
récemment : Crim., 9 mars 2021, n° 20-83.304.
15) En ce sens, nos obs. préc.
16) Sur la constitutionnalité de
l’incrimination : Cons. const. 2 mars 2018, n° 2017-693 QPC ; D.
2019. 1248, obs. E. Debaets et N. Jacquinot ; RSC 2018. 997, obs. B. de
Lamy.
17) C. patr., art. L. 221-1
à L. 222-3.
Jean-Baptiste Thierry,
Maître de conférences de droit privé, directeur de l’IEJ de
Lorraine - André Vitu,
Institut François Gény (EA 7301)