Depuis le 31 juillet, le
registre des bénéficiaires effectifs n’est plus ouvert à qui souhaite le
consulter. Une fin de publicité qui fait suite à un arrêt de la Cour de justice
de l’Union européenne datant de 2022 et qui émeut les ONG engagées dans la
lutte contre la corruption et le blanchiment.
Les journalistes, chercheurs
et ONG doivent, depuis le 31 juillet, remplir un formulaire justifiant de leur
« intérêt légitime » pour avoir accès au registre des
bénéficiaires effectifs (RBE). Créé entre 2017 et 2018 et tenu par les
greffiers des tribunaux de commerce, le RBE avait été rendu public en 2021. Il
s’agit du registre au sein duquel les dirigeants d’entreprise ont pour
obligation de déclarer la ou les personnes physiques qui contrôlent leur
société (en ayant la capacité de nommer ou révoquer la majorité des membres des
organes de direction ou en détenant plus de 25?% des droits de vote ou du
capital de la société). Les bénéficiaires sont également tenus de déclarer tout
changement les concernant ou concernant les autres bénéficiaires effectifs de
ladite société. Avant le 31 juillet, toute personne consultant le registre
avait accès aux noms, pseudonymes, prénoms, dates de naissance, pays de
résidence et nationalité des bénéficiaires effectifs d’une société.
Beaucoup de sociétés sont
concernées par cette obligation de déclaration des bénéficiaires effectifs.
Parmi elles, les sociétés et les groupements d’intérêt économique ayant leur
siège social en France, les sociétés commerciales dont le siège social est situé
à l’étranger et qui a un établissement en France, ainsi que les autres entités
soumises à l’obligation d’immatriculation au Registre du Commerce et des
Sociétés (RCS) et au Registre national des entreprises (RNE). Cette obligation
entraîne de lourdes condamnations si celle-ci n’est pas respectée :
jusqu’à 7 500 euros d’amende, 6 mois de prison ainsi qu’une interdiction de
gérer et une privation partielle de leurs droits civils et civiques.
Des scandales financiers à
répétition, jusqu’à la création du RBE
Chaque année, en France, le
site Infogreffe délivre 1 million d’extraits des bénéficiaires effectifs. Mais
quelle est l’utilité du RBE ? Alexandre Chéronnet, avocat associé du
cabinet Altata Legal et spécialiste en droit des sociétés, témoigne d’un premier
cas d’usage de ce registre : « Si je suis une entreprise et que je
passe un contrat avec une autre entreprise, je veux m'assurer de savoir qui est
derrière cette entreprise pour être sûr que ce n’est pas un concurrent. Je
veux, par exemple, m'assurer dans le temps que le détenteur de cette
entreprise va rester le même ». Autre cas d’usage du RBE développé par
Alexandre Chéronnet : les obligations de « Know Your Customer »,
auxquelles sont sujettes les banques et assurances. « Les
banques ont pour obligation de savoir qui se trouve derrière quelle personne
dans le cadre de son opération, soit de crédit, soit d'investissement. Les
banques vont venir pointer et vérifier tous les bénéficiaires effectifs de
toutes les entités qui investissent », précise l’avocat au barreau de
Paris.
Aux origines de ce registre
se trouvent de multiples scandales financiers, tels que les
« Luxleaks » et les « Panama Papers ». Pour rappel, le
scandale des Luxleaks, mis en lumière entre 2014 et 2016 par le Consortium
international des journalistes d’investigation, révélait que 340 firmes,
originaires de 82 pays, avaient eu recours à des pratiques d’évasion fiscale
agressives jusqu’au Luxembourg. L’affaire représenterait un manque à gagner de
centaines de milliards d’euros pour les États. Face à tous ces scandales
financiers, les autorités européennes se sont saisies du problème pour créer,
entre autres, le RBE, dans un premier temps. Le registre est, dans un deuxième
temps, rendu public par la cinquième directive européenne datant de 2018 et
transposée en droit français dans le Code monétaire et financier. Le RBE a donc
vu le jour dans le but de renforcer la transparence, lutter contre la fraude
fiscale, le blanchiment et le financement du terrorisme. En effet, les
informations du RBE permettent d’identifier plus facilement les montages
juridiques complexes et les chaînes de financements responsables d’activités
illégales.
La publicité du RBE au cœur
des interrogations
Une publicité du RBE
farouchement défendue par les ONG, mais qui n’a pas été du goût de tout le
monde. En effet, Patrick Hansen, un homme d’affaires luxembourgeois qui, selon Le
Monde possède « des dizaines de sociétés dans des paradis fiscaux
opaques », saisit la Cour de justice de l’Union européenne. L’homme
d’affaires refuse d’inscrire ses informations personnelles sur le RBE
luxembourgeois, se plaignant de risques pour sa sécurité et accusant la
cinquième directive de porter atteinte à sa vie privée. Katrien Veranneman,
l’avocate du plaignant déclarait à l’époque : « Nous ne voyons pas en
quoi l’accès du RBE à tout membre du grand public peut être utile à la lutte
contre le blanchiment, voire nécessaire. Est-ce que faire peur aux criminels
justifie l’ouverture du Registre des bénéficiaires effectifs à tous ? Le
citoyen ne peut pas être appelé en renfort quand il y a une faille »
dans le système anti-fraude financière.
Pour Alexandre Chéronnet,
lorsque le RBE était public, il était souvent inconfortable pour les dirigeants
de sociétés et actionnaires de voir leurs investissements rendus publics. Selon
lui, les clients qu’il accompagne « ne comprennent pas forcément à quoi
le RBE correspond, parce que quand on leur explique que s'ils créent une SAS,
c'est pour être un actionnaire anonyme, ou un associé anonyme, mais qu’au-delà
de 25%, ce n’est plus le cas », puisqu’ils devaient être inscrits au
registre, accessible à toutes et tous. Aussi, certains de ses clients ont été
confrontés à des situations délicates : « Il y a des cas où on a
envie de prendre une participation de plus de 25% d'une société sans forcément
que ce soit public, notamment parce que c'est quelque chose qu'on n'a pas
forcément envie de déclarer vis-à-vis d'une activité professionnelle, par
exemple ». Alexandre Chéronnet poursuit : « Souvent
dans le monde professionnel, les gens demandent beaucoup d'investissement aux
autres et c'est assez mal vu de découvrir qu'en fait, cette personne va
s'investir dans d'autres projets ».
Selon l’avocat en droit des
affaires, c’est un délicat équilibre à trouver entre le respect de la vie
privée, des données personnelles et la lutte contre les fraudes financières.
D’autant plus que les informations publiques du RBE pouvaient être utilisées à
mauvais escient : « Un hacker peut envoyer des e-mails en
prétendant qu'il est dirigeant d'une entreprise pour extorquer de l'argent
auprès d’employés de l'entreprise. Si on donne accès à tout ce type
d'informations sur les dirigeants d'entreprise, cela ouvre aussi la brèche à
des fraudes très sophistiquées ». Alexandre Chéronnet conclut son
propos : « Le droit européen et le droit français protègent le
droit à la vie privée. On a le droit de garder le secret sur ce qu'on a dans
nos poches, sauf exception, sauf déclaration de patrimoine obligatoire pour les
élus ».
Ce qui change au 31 juillet
2024
Finalement, Patrick Hansen et
les détracteurs de la publicité du RBE obtiendront gain de cause auprès de la
Cour de justice de l’Union européenne. Dans son arrêt en date du 22 novembre
2022, cette dernière juge l’accès du registre au grand public comme étant
contraire aux articles 7 (protégeant le respect de la vie privée et familiale)
et 8 (prévoyant la protection des données à caractère personnel) de la Charte
des droits fondamentaux de l’Union européenne. De ce fait, plusieurs pays ont
fermé le RBE, comme en Allemagne, en Irlande, au Luxembourg ou encore à Malte,
tandis que d’autres l’ont laissé ouvert, en Europe de l’Est, notamment, ainsi
qu’en France. Mais un autre plaignant a saisi, cette fois-ci, la Commission
nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), mettant en demeure l’État
d’exécuter l’arrêt européen de 2022. Ce qui est chose faite depuis le 31
juillet 2024.
La sixième directive
européenne anti-blanchiment, publiée le 19 juin 2024, a donc érigé de nouvelles
normes pour réguler l’accès au RBE. Un système de filtrage est désormais
la norme puisque les personnes qui voudront accéder au registre devront justifier
de leur « intérêt légitime ». Ainsi, les entreprises (ayant
justifié de leur intérêt légitime) pourront accéder aux informations des
bénéficiaires effectifs de leurs éventuels cocontractants. De même, les
autorités compétentes et les professionnels assujettis aux obligations de lutte
contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme pourront
également consulter le registre, conformément à l’article L. 561-2 du Code
monétaire et financier. Et enfin, les journalistes, les chercheurs et les acteurs
de la société civile engagés pour la transparence financière pourront aussi
consulter le RBE.
Pour justifier de « l’intérêt
légitime », un formulaire à remplir et diverses pièces justificatives
seront à transmettre à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI).
De nouvelles conditions d’accès au registre qui alourdissent le travail
quotidien d’Alexandre Chéronnet : « Aujourd'hui je n’ai plus accès à ce
registre des bénéficiaires effectifs, ce qui me fait des informations en moins.
C'est un formulaire PDF qui est à envoyer et j'ai l'impression que je dois le
remplir pour chaque société. Potentiellement, ce sont des centaines de sociétés
sur lesquelles je suis amené à agir durant l'année, donc des centaines de
formulaires à envoyer et des centaines d’heures » de travail
supplémentaire.
Les ONG s’inquiètent de la
fermeture au public du RBE
La publicité du RBE faisait
partie des luttes des ONG œuvrant contre la corruption et le blanchiment. Déjà
en 2022, au moment où la CJUE a jugé illégale la publicité du registre, Delia
Ferreira Rubio, la présidente de Transparency International, déclarait :
« La Cour a détruit en un jour le résultat d’années de travail. C’est
le plus beau cadeau que la Cour pouvait faire au crime organisé ». Deux
ans après, alors que le RBE n’est définitivement plus public en France, même
son de cloche du côté de Patrick Lefas, le président de Transparency
International France. L’ancien magistrat à la Cour des comptes écrit, dans une
tribune publiée par Le Monde ce 29 juillet : « La fin de
l’accès au registre des bénéficiaires effectifs marque un recul de la
transparence financière ». Il ajoute d’ailleurs, dans une interview
pour Challenges : « C’est une très bonne nouvelle pour ceux
qui ont des choses à se reprocher et de l’argent à cacher ».
Selon Patrick Lefas, la
publicité du RBE avait notamment permis à Transparency International de
réaliser un inventaire du patrimoine immobilier en France de plusieurs
oligarques et proches du régime russe. En croisant les données du RBE et du
cadastre, l’ONG avait aussi découvert que 70?% des biens immobiliers détenus
par des sociétés le sont de manière anonyme. Un constat permettant à
Transparency International de juger l’immobilier français comme « vulnérable
face au risque de blanchiment d’argent ». De plus, dans un communiqué
publié le 15 juillet dernier, Transparency International révélait que 800 000
entreprises (sur 5 millions d’assujettis) n’ont toujours pas déclaré leurs
bénéficiaires effectifs. L’ONG réclame donc une meilleure applicabilité des sanctions,
pourtant sévères, en cas de non-respect de l’obligation de déclaration au RBE.
De leur côté, les
administrations se veulent rassurantes, à l’instar du Président du Conseil
national des greffes des tribunaux de commerce, Victor Geneste, qui explique
que « la régulation de l’accès aux informations de ce registre, initiée
par le Ministère de l’Économie et le Ministère de la Justice, vise à maintenir
un équilibre entre la transparence de la vie des affaires et le respect de la
vie privée. » Le législateur a jusqu’à juillet 2026 pour transposer au
droit français la nouvelle directive européenne supprimant la publicité du RBE.
Inès
Guiza