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Le registre des bénéficiaires effectifs n'est plus public : retour sur les inquiétudes suscitées par cette mesure

Le registre des bénéficiaires effectifs n'est plus public : retour sur les inquiétudes suscitées par cette mesure
Publié le 06/08/2024 à 14:40

Depuis le 31 juillet, le registre des bénéficiaires effectifs n’est plus ouvert à qui souhaite le consulter. Une fin de publicité qui fait suite à un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne datant de 2022 et qui émeut les ONG engagées dans la lutte contre la corruption et le blanchiment.

Les journalistes, chercheurs et ONG doivent, depuis le 31 juillet, remplir un formulaire justifiant de leur « intérêt légitime » pour avoir accès au registre des bénéficiaires effectifs (RBE). Créé entre 2017 et 2018 et tenu par les greffiers des tribunaux de commerce, le RBE avait été rendu public en 2021. Il s’agit du registre au sein duquel les dirigeants d’entreprise ont pour obligation de déclarer la ou les personnes physiques qui contrôlent leur société (en ayant la capacité de nommer ou révoquer la majorité des membres des organes de direction ou en détenant plus de 25?% des droits de vote ou du capital de la société). Les bénéficiaires sont également tenus de déclarer tout changement les concernant ou concernant les autres bénéficiaires effectifs de ladite société. Avant le 31 juillet, toute personne consultant le registre avait accès aux noms, pseudonymes, prénoms, dates de naissance, pays de résidence et nationalité des bénéficiaires effectifs d’une société.

Beaucoup de sociétés sont concernées par cette obligation de déclaration des bénéficiaires effectifs. Parmi elles, les sociétés et les groupements d’intérêt économique ayant leur siège social en France, les sociétés commerciales dont le siège social est situé à l’étranger et qui a un établissement en France, ainsi que les autres entités soumises à l’obligation d’immatriculation au Registre du Commerce et des Sociétés (RCS) et au Registre national des entreprises (RNE). Cette obligation entraîne de lourdes condamnations si celle-ci n’est pas respectée : jusqu’à 7 500 euros d’amende, 6 mois de prison ainsi qu’une interdiction de gérer et une privation partielle de leurs droits civils et civiques.

Des scandales financiers à répétition, jusqu’à la création du RBE

Chaque année, en France, le site Infogreffe délivre 1 million d’extraits des bénéficiaires effectifs. Mais quelle est l’utilité du RBE ? Alexandre Chéronnet, avocat associé du cabinet Altata Legal et spécialiste en droit des sociétés, témoigne d’un premier cas d’usage de ce registre : « Si je suis une entreprise et que je passe un contrat avec une autre entreprise, je veux m'assurer de savoir qui est derrière cette entreprise pour être sûr que ce n’est pas un concurrent. Je veux, par exemple, m'assurer dans le temps que le détenteur de cette entreprise va rester le même ». Autre cas d’usage du RBE développé par Alexandre Chéronnet : les obligations de « Know Your Customer », auxquelles sont sujettes les banques et assurances. « Les banques ont pour obligation de savoir qui se trouve derrière quelle personne dans le cadre de son opération, soit de crédit, soit d'investissement. Les banques vont venir pointer et vérifier tous les bénéficiaires effectifs de toutes les entités qui investissent », précise l’avocat au barreau de Paris.

Aux origines de ce registre se trouvent de multiples scandales financiers, tels que les « Luxleaks » et les « Panama Papers ». Pour rappel, le scandale des Luxleaks, mis en lumière entre 2014 et 2016 par le Consortium international des journalistes d’investigation, révélait que 340 firmes, originaires de 82 pays, avaient eu recours à des pratiques d’évasion fiscale agressives jusqu’au Luxembourg. L’affaire représenterait un manque à gagner de centaines de milliards d’euros pour les États. Face à tous ces scandales financiers, les autorités européennes se sont saisies du problème pour créer, entre autres, le RBE, dans un premier temps. Le registre est, dans un deuxième temps, rendu public par la cinquième directive européenne datant de 2018 et transposée en droit français dans le Code monétaire et financier. Le RBE a donc vu le jour dans le but de renforcer la transparence, lutter contre la fraude fiscale, le blanchiment et le financement du terrorisme. En effet, les informations du RBE permettent d’identifier plus facilement les montages juridiques complexes et les chaînes de financements responsables d’activités illégales.

La publicité du RBE au cœur des interrogations

Une publicité du RBE farouchement défendue par les ONG, mais qui n’a pas été du goût de tout le monde. En effet, Patrick Hansen, un homme d’affaires luxembourgeois qui, selon Le Monde possède « des dizaines de sociétés dans des paradis fiscaux opaques », saisit la Cour de justice de l’Union européenne. L’homme d’affaires refuse d’inscrire ses informations personnelles sur le RBE luxembourgeois, se plaignant de risques pour sa sécurité et accusant la cinquième directive de porter atteinte à sa vie privée. Katrien Veranneman, l’avocate du plaignant déclarait à l’époque : « Nous ne voyons pas en quoi l’accès du RBE à tout membre du grand public peut être utile à la lutte contre le blanchiment, voire nécessaire. Est-ce que faire peur aux criminels justifie l’ouverture du Registre des bénéficiaires effectifs à tous ? Le citoyen ne peut pas être appelé en renfort quand il y a une faille » dans le système anti-fraude financière.

Pour Alexandre Chéronnet, lorsque le RBE était public, il était souvent inconfortable pour les dirigeants de sociétés et actionnaires de voir leurs investissements rendus publics. Selon lui, les clients qu’il accompagne « ne comprennent pas forcément à quoi le RBE correspond, parce que quand on leur explique que s'ils créent une SAS, c'est pour être un actionnaire anonyme, ou un associé anonyme, mais qu’au-delà de 25%, ce n’est plus le cas », puisqu’ils devaient être inscrits au registre, accessible à toutes et tous. Aussi, certains de ses clients ont été confrontés à des situations délicates : « Il y a des cas où on a envie de prendre une participation de plus de 25% d'une société sans forcément que ce soit public, notamment parce que c'est quelque chose qu'on n'a pas forcément envie de déclarer vis-à-vis d'une activité professionnelle, par exemple ». Alexandre Chéronnet poursuit : « Souvent dans le monde professionnel, les gens demandent beaucoup d'investissement aux autres et c'est assez mal vu de découvrir qu'en fait, cette personne va s'investir dans d'autres projets ».

Selon l’avocat en droit des affaires, c’est un délicat équilibre à trouver entre le respect de la vie privée, des données personnelles et la lutte contre les fraudes financières. D’autant plus que les informations publiques du RBE pouvaient être utilisées à mauvais escient : « Un hacker peut envoyer des e-mails en prétendant qu'il est dirigeant d'une entreprise pour extorquer de l'argent auprès d’employés de l'entreprise. Si on donne accès à tout ce type d'informations sur les dirigeants d'entreprise, cela ouvre aussi la brèche à des fraudes très sophistiquées ». Alexandre Chéronnet conclut son propos : « Le droit européen et le droit français protègent le droit à la vie privée. On a le droit de garder le secret sur ce qu'on a dans nos poches, sauf exception, sauf déclaration de patrimoine obligatoire pour les élus ».

Ce qui change au 31 juillet 2024

Finalement, Patrick Hansen et les détracteurs de la publicité du RBE obtiendront gain de cause auprès de la Cour de justice de l’Union européenne. Dans son arrêt en date du 22 novembre 2022, cette dernière juge l’accès du registre au grand public comme étant contraire aux articles 7 (protégeant le respect de la vie privée et familiale) et 8 (prévoyant la protection des données à caractère personnel) de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. De ce fait, plusieurs pays ont fermé le RBE, comme en Allemagne, en Irlande, au Luxembourg ou encore à Malte, tandis que d’autres l’ont laissé ouvert, en Europe de l’Est, notamment, ainsi qu’en France. Mais un autre plaignant a saisi, cette fois-ci, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), mettant en demeure l’État d’exécuter l’arrêt européen de 2022. Ce qui est chose faite depuis le 31 juillet 2024.

La sixième directive européenne anti-blanchiment, publiée le 19 juin 2024, a donc érigé de nouvelles normes pour réguler l’accès au RBE. Un système de filtrage est désormais la norme puisque les personnes qui voudront accéder au registre devront justifier de leur « intérêt légitime ». Ainsi, les entreprises (ayant justifié de leur intérêt légitime) pourront accéder aux informations des bénéficiaires effectifs de leurs éventuels cocontractants. De même, les autorités compétentes et les professionnels assujettis aux obligations de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme pourront également consulter le registre, conformément à l’article L. 561-2 du Code monétaire et financier. Et enfin, les journalistes, les chercheurs et les acteurs de la société civile engagés pour la transparence financière pourront aussi consulter le RBE.

Pour justifier de « l’intérêt légitime », un formulaire à remplir et diverses pièces justificatives seront à transmettre à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI). De nouvelles conditions d’accès au registre qui alourdissent le travail quotidien d’Alexandre Chéronnet : « Aujourd'hui je n’ai plus accès à ce registre des bénéficiaires effectifs, ce qui me fait des informations en moins. C'est un formulaire PDF qui est à envoyer et j'ai l'impression que je dois le remplir pour chaque société. Potentiellement, ce sont des centaines de sociétés sur lesquelles je suis amené à agir durant l'année, donc des centaines de formulaires à envoyer et des centaines d’heures » de travail supplémentaire.

Les ONG s’inquiètent de la fermeture au public du RBE

La publicité du RBE faisait partie des luttes des ONG œuvrant contre la corruption et le blanchiment. Déjà en 2022, au moment où la CJUE a jugé illégale la publicité du registre, Delia Ferreira Rubio, la présidente de Transparency International, déclarait : « La Cour a détruit en un jour le résultat d’années de travail. C’est le plus beau cadeau que la Cour pouvait faire au crime organisé ». Deux ans après, alors que le RBE n’est définitivement plus public en France, même son de cloche du côté de Patrick Lefas, le président de Transparency International France. L’ancien magistrat à la Cour des comptes écrit, dans une tribune publiée par Le Monde ce 29 juillet : « La fin de l’accès au registre des bénéficiaires effectifs marque un recul de la transparence financière ». Il ajoute d’ailleurs, dans une interview pour Challenges : « C’est une très bonne nouvelle pour ceux qui ont des choses à se reprocher et de l’argent à cacher ».

Selon Patrick Lefas, la publicité du RBE avait notamment permis à Transparency International de réaliser un inventaire du patrimoine immobilier en France de plusieurs oligarques et proches du régime russe. En croisant les données du RBE et du cadastre, l’ONG avait aussi découvert que 70?% des biens immobiliers détenus par des sociétés le sont de manière anonyme. Un constat permettant à Transparency International de juger l’immobilier français comme « vulnérable face au risque de blanchiment d’argent ». De plus, dans un communiqué publié le 15 juillet dernier, Transparency International révélait que 800 000 entreprises (sur 5 millions d’assujettis) n’ont toujours pas déclaré leurs bénéficiaires effectifs. L’ONG réclame donc une meilleure applicabilité des sanctions, pourtant sévères, en cas de non-respect de l’obligation de déclaration au RBE.

De leur côté, les administrations se veulent rassurantes, à l’instar du Président du Conseil national des greffes des tribunaux de commerce, Victor Geneste, qui explique que « la régulation de l’accès aux informations de ce registre, initiée par le Ministère de l’Économie et le Ministère de la Justice, vise à maintenir un équilibre entre la transparence de la vie des affaires et le respect de la vie privée. » Le législateur a jusqu’à juillet 2026 pour transposer au droit français la nouvelle directive européenne supprimant la publicité du RBE.

Inès Guiza

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