La
mondialisation, sous son aspect de production assez uniformisé, a au moins un
effet positif : lorsqu’un accident se produit quelque part dans le monde,
chacun s’interroge sur le point de savoir si l’accident pourrait se produire
sur son territoire. La récente catastrophe de Beyrouth en est une illustration,
mais les exemples sont malheureusement fréquents depuis les années 70.
L’exemple le
plus flagrant est bien entendu celui des accidents nucléaires (lorsqu’ils ont
été révélés, ce qui n’était le cas ni de Mayak, ni de Saint-Laurent-Des-Eaux) à
savoir TMI, Tchernobyl et Fukushima. S’agissant en particulier de la dernière
catastrophe, celle de Fukushima, qui s’était produite dans un pays hautement
industrialisé dans lequel la sécurité était considérée comme de niveau au moins
équivalent à celle des pays nucléarisés d’Occident, elle a été à l’origine d’un
renforcement non négligeable des règles de sécurité et de sûreté en Europe. De
nouvelles obligations ont été mises à la charge tant des opérateurs que des
autorités de contrôle ; il faut noter qu’en
ce qui concerne EDF, près de dix ans après Fukushima, un grand nombre de ces
règles ne sont toujours pas appliquées en raison des coûts liés au renforcement
de la sûreté. Mais l’accident de Tchernobyl avait déjà conduit à l’élaboration
de la première directive sur la sûreté nucléaire (2009/71 du 25 juin 2009) modifiée par la directive 2014/87 du 8 juillet 2014), permettant ainsi au droit communautaire et
au principe de la codécision de s’appliquer au domaine nucléaire qui jusque-là
n’était réglé que par le traité Euratom, sur lequel le Parlement n’a
strictement aucun droit.
Cependant,
les catastrophes industrielles ne se limitent malheureusement pas aux accidents
nucléaires, qui peuvent avoir des retombées bien au-delà des lieux où ils se
produisent et qui, par voie de conséquence, peuvent mobiliser la société internationale,
qui se trouve dès lors directement concernée.
La première
illustration est celle du droit européen, dont la directive phare Seveso est
directement issue d’une catastrophe industrielle en Italie. La catastrophe de
Seveso (rejets de dioxine en 1976 sur la commune de Seveso en Italie) conduira à l’élaboration de la
première directive Seveso du 24 juin
1982 ; mais les textes modificatifs seront également inspirés par des accidents
industriels produits en Europe. La directive Seveso 2 n° 96/82 du 9 décembre 1996 amendée par la directive 2003/05 du 16 décembre 2003 est intervenue après AZF, la
pollution du Danube par des cyanures et une explosion à Eschende aux Pays-Bas
en 2000. Puis la directive Seveso 3 du 4 juillet 2012 n°2012/18 a également intégré les accidents
industriels qui s’étaient produits en Europe au cours de ces décennies. Dès
lors, le droit français a tiré les conséquences des textes communautaires,
notamment avec la réglementation concernant les Seveso seuil haut et bas dont
il a été beaucoup question à propos de Lubrizol.
La
catastrophe de Bhopal, qui s’est produite en 1984, a eu des conséquences
importantes en France. Rappelons qu’une usine de la firme américaine Union
Carbide produisant des pesticides avait explosé, dégageant 40 tonnes d’isocyanate de méthyle.
Un bilan abominable annoncé à 3 500 puis 7 500 et très probablement de 20 000 à 25 000 morts. 3 500 personnes sont décédées
immédiatement, les autres dans les premières semaines puis ultérieurement, du
fait de leur exposition au gaz. 300 000 personnes
ont été blessées et en particulier beaucoup d’entre elles sont devenues
aveugles. Une étude de 1999 fait
état d’une augmentation de 300 %
de la mortalité infantile, d’un taux de malformation 7 fois supérieur à ce qui existe
dans le reste du pays, et à la présence de taux de mercure jusqu’à 6 millions de fois supérieur aux
normes. À ce jour, les déchets enfouis dans le sol, sans aucune protection,
continuent à se répandre dans les nappes phréatiques, empoisonnant l’eau : 30 personnes meurent encore chaque
mois de cette toxicité.
Le procès
qui a duré des années s’est traduit par une indemnisation extrêmement modeste
de 470 millions de
dollars (1,3 milliard de
dollars en 2017), sans condamnation des responsables américains (à mettre en
parallèle avec les 42 milliards du
préjudice que BP a dû payer pour l’explosion de la plateforme Deep Water
horizon qui n’a fait que 11 victimes…)
L’isocyanate
de méthyle, à l’origine de cette catastrophe, contient du phosgène,
c’est-à-dire du gaz moutarde. L’irritation des yeux commence à 0,5 ppm, à 2 ppm, ce sont les voies
respiratoires supérieures qui sont irritées. Une concentration de 21 ppm est décrite comme
insupportable, et les dommages permanents arrivent quand le seuil de 30 ppm est atteint.
Il existait
à l’époque, près de Béziers, une autre usine de Union Carbide, la Littorale 4,
qui exploitait une usine de fabrication du Temik, le même pesticide que celui
produit à Bhopal à partir du MIC, c’est-à-dire de l’isocyanates de méthyle. La
catastrophe de Bhopal permettra le vote de la loi sur les enquêtes publiques en
1983 et un décret
obligeant les industriels à une déclaration sur les substances chimiques mises
en vente et leur toxicité. En revanche, le projet d’instaurer des zones de
sécurité autour des établissements industriels qui se traduira finalement par
les PPRT sera bloqué par les industriels… jusqu’à AZF. En effet, c’est la loi
de 2003 qui
instaurera ces plans qui, aujourd’hui, peinent à être mis en œuvre ou bien le
sont dans des conditions éminemment contestables. Ainsi, le PPRT de Bristol
envisageait un risque d’accident tous les 20 000 ans, et
considérait que l’exposition à un risque d’incendie ne concernerait que 14 maisons.
La question
du phosgène réapparaîtra à la suite de la catastrophe d’AZF ; la SNPE, qui
fabriquait sur le site voisin du phosgène, a été alors fermée. Il n’en demeure
pas moins qu’un certain nombre de sites en France aujourd’hui continuent à
fabriquer du phosgène (classé substance dangereuse par la législation et ICPE
dans la catégorie très toxique (rubrique 1115) dans des zones voisines des
habitations…
Enfin, la
récente catastrophe de Beyrouth a rappelé les risques liés au stockage de
comburants, en l’espèce du nitrate d’ammonium qui était déjà à l’origine de la
catastrophe AZF à Toulouse. 149 morts,
5 000 blessés et une ville largement
dévastée. Certes, les conditions particulières à la situation politique
libanaise et la très grave crise économique que subit ce pays peuvent expliquer
en partie au moins cet accident majeur, mais seule une véritable enquête
judiciaire indépendante permettra de faire la lumière sur les conditions de la
catastrophe. Il n’en demeure pas moins que le stockage de produits dangereux à
l’intérieur des villes, où se concentre une forte densité de population est un
problème qui dépasse bien entendu le cas de Beyrouth. Ce composé, dont plus de
20 millions de
tonnes sont produites chaque année, est utilisé aux trois quarts pour
l’agriculture, et le reste pour des explosifs dans le secteur minier des travaux
publics et, malheureusement, pour des attentats. Si ce produit n’est pas
directement combustible, mélangé à des combustibles, il produit des accidents
effroyables. Même avec des petits stockages, parfois d’à peine 10 tonnes, le risque demeure élevé
pour les populations, d’autant que les mesures de sécurité ne sont pas
suffisantes.
Cette catastrophe a conduit nombre d’entre
nous à se poser deux questions :
• qu’en
est-il de la réglementation en France du nitrate d’ammonium ?
• quelles
sont les règles applicables aux industries et au stockage dangereux en
ville ?
Il est indéniable que
la catastrophe d’AZF a conduit à la mise en place de règles strictes, puisque
les grands sites de stockage (plus de 2 500 tonnes) sont classés Seveso seuil haut, et 31 sont classés Seveso seuil bas à partir de 350 tonnes. Il y en a 16 en France,
dont un à Ambes à proximité de Bordeaux (qui peut stocker 20 000 tonnes, à comparer aux 3 000 tonnes de l’entrepôt du port de Beyrouth), 2 dans la région parisienne notamment, et un près de Saint-Nazaire, à
Montoir-de-Bretagne. Cette usine en particulier, qui fabrique le produit, a
fait l’objet de mises en demeure non respectées. Le fait qu’un certain nombre
de riverains aient été dotés d’une pièce de confinement ne remplace évidemment pas
le respect des règles. De plus, selon l’association Les Amis de la Terre, « le
leader mondial des engrais implanté dans les régions de Saint-Nazaire et
Bordeaux a fait l’objet de pas moins de neuf mises en demeure depuis 2015
».
Cela signifie par conséquent, comme on a pu le voir pour Lubrizol, que
le fait de classer Seveso seuil haut les stockages les plus importants de
nitrate d’ammonium n’est pas suffisant pour assurer effectivement le respect
des règles de sécurité.
Toutefois,
en-dehors de ces 16 sites Seveso
seuil haut et des 31 sites seuil
bas, il existe aujourd’hui en tout 180 sites stockant de l’ammonitrate, et certains ports voient passer
des quantités énormes, tel que le port de Saint-Malo (40 à 60 000 par an). Même si l’État
considère qu’il n’y a jamais plus de 7 500 tonnes de
nitrate d’ammonium dans le port en même temps, cela représente néanmoins deux
fois le seuil Seveso seuil haut. En-dessous de 250 tonnes, les centres de stockage
ne sont pas soumis à la réglementation ICPE, alors que le nitrate d’ammonium
est largement utilisé dans le monde agricole, dans des quantités modestes, mais
avec des risques indéniables. En effet, même avec 10 tonnes, les conséquences d’une
explosion peuvent être tout à fait considérables.
Il serait
donc souhaitable, à la lumière du drame de Beyrouth, de renforcer encore la
législation, et surtout le contrôle de ce produit. Malheureusement, les projets
gouvernementaux sur l’application de la législation des installations classées
aux centres de stockage – malgré le précédent de Normandie logistique,
coresponsable avec Lubrizol de l’incendie rouennais, malgré les propositions du
rapport sénatorial – vont dans le sens d’un affaiblissement des règles,
tournant ainsi délibérément le dos à la nécessité de la protection des
populations, et à l’intérêt bien compris des industriels qui voient leur
responsabilité pénale engagée, qu’ils aient ou non respecté la réglementation,
dès lors qu’il existe des atteintes aux personnes et parfois même aux biens, en
tout cas aux ressources.
S’agissant
de la question de la présence d’usines dangereuses en ville, le sujet est
abordé dans un autre article de
la présente revue.
En
définitive, il est clair que les accidents industriels graves qui se produisent
dans le monde ont une incidence directe et indirecte sur les législations
nationales. Directe en ce qui concerne précisément le type de produit ou le
type d’usines incriminées, car en règle générale, un changement de législation
suit la catastrophe pour essayer d’intégrer le retour d’expérience dans la
législation nationale. Indirecte aussi en ce que chaque catastrophe
industrielle repose à juste titre sur la question de l’équilibre à trouver
entre le développement économique et l’emploi qu’il génère d’une part, les
risques sanitaires et environnementaux qu’il fait courir aux populations
d’autre part.
Corinne
Lepage,
Avocate
à la Cour,
Huglo
Lepage Avocats