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Les entreprises peuvent et doivent engager la réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre

Les entreprises peuvent et doivent engager la réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre
Publié le 20/08/2021 à 14:30

Le jugement rendu le 26 mai 2021 par le tribunal de district de La Haye à l’encontre de la société Shell n’est pas passé inaperçu et ce à plus d’un titre.


D’une part, il s’agit du premier jugement condamnant une société a fortiori pétrolière à réduire massivement ses émissions de gaz à effet de serre puisque l’objectif est de -45 % d’ici 2030.


D’autre part, ce jugement a un très large spectre puisque l’obligation s’applique à la maison mère en tant que responsable de la stratégie d’ensemble du groupe. Elle s’impose bien sûr à ses filiales (soit la bagatelle de plus de 1 000 entreprises dans le monde) mais également - et c’est le plus remarquable dans la décision - au scope 3 des Accords de Paris, c’est-à-dire aux clients de la société Shell.


A ce jour, personne ne sait si la cour d’appel de La Haye confirmera ou non ce jugement.


Quoi qu’il en soit, la base juridique qui le sous-tend est solide et pourrait trouver à s’appliquer en France.



De quelle base juridique s’agit-il ?


Le tribunal fait une utilisation extrêmement poussée de la soft law et en particulier des principes directeurs de l’OCDE qui créent une obligation pour les entreprises multinationales de mener leurs activités de façon à protéger l’environnement, la santé, la sécurité publique et de manière générale à contribuer à l’objectif plus large du développement durable.


Sont également cités les principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme ainsi que le pacte mondial des Nations Unies.


Le tribunal fait en outre référence au principe de précaution (sans que le terme ne soit utilisé) : « conformément à la compréhension scientifique et technique des risques, lorsqu’il existe des menaces de dommages graves à l’environnement, compte tenu également de la santé et de la sécurité des personnes, ne pas invoquer l’absence de certitude scientifique absolue pour différer l’adoption de mesures efficaces par rapport à leur coût visant à prévenir ou à réduire au minimum ces dommages ».


Ces principes sont ainsi retenus comme base de l’obligation des entreprises.


Le tribunal retient au demeurant une obligation de diligence qui figure dans le code civil néerlandais et qui, comme on le verra infra, rejoint à la fois la charte de l’environnement et l’obligation de vigilance qui en découle.


Le tribunal fait par ailleurs référence aux droits de l’homme que l’on retrouve dans de nombreux textes internationaux auxquels souscrivent nombre d’entreprises.


Le tribunal se livre enfin à une interprétation pertinente sur la base des faits et circonstances, de la meilleure science disponible sur le changement climatique devenu dangereux, la façon de le gérer et le consensus international généralisé selon lequel les droits de l’homme offrent une protection contre les impacts du changement climatique dangereux que les entreprises doivent respecter au titre des droits de l’homme.



Une telle jurisprudence pourrait-elle voir le jour en France et la responsabilité des entreprises pourrait-elle être engagée ?


Sur la base du devoir de vigilance, il existe incontestablement une interrogation.


Dans une décision n°2011-116 QPC du 8 avril 2011, le Conseil constitutionnel, saisi par la Cour de cassation le 27 janvier 2011, qui avait à interpréter la conformité de l’article L.112-16 du code de la construction et de l’habitation notamment au regard de la Charte de l’environnement, s’est prononcé sur la question de l’obligation de vigilance.


La question posée concernait le principe de préoccupation, qui exclut la responsabilité en cas de troubles de voisinage si la victime s’est installée postérieurement à l’auteur du trouble. Dans sa décision, le Conseil constitutionnel a déclaré cette disposition conforme à la constitution. Mais si le Conseil a refusé de faire une application directe de la Charte en renvoyant au législateur, il a néanmoins affirmé l’obligation de vigilance environnementale à la charge de chacun en ces termes : « chacun est tenu à une obligation de vigilance à l’égard des atteintes à l’environnement qui pourraient résulter de son activité ». Indirectement, la violation de cette obligation de vigilance pourrait donc fonder une action en responsabilité et entraîner la responsabilité de son auteur.


Plus récemment, la loi Sapin 2 a créé l’article L.225-102-4 du code de commerce obligeant les grandes entreprises à mettre en place un plan de vigilance pour les sociétés mères et leurs filiales, ainsi rédigé : « I (…) Le plan comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu'elle contrôle au sens du II de l'article L. 233-16, directement ou indirectement, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation. Le plan a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, le cas échéant dans le cadre d'initiatives pluripartites au sein de filières ou à l'échelle territoriale. »


Le Conseil constitutionnel a jugé conformes à la Constitution l’obligation instituée par la loi d’établir un plan de vigilance, le mécanisme de mises en demeure, la possibilité pour le juge de soumettre la société concernée à une injonction et la possibilité d’engager sa responsabilité en cas de manquement à ses obligations.


En conséquence, la deuxième base juridique retenue par le jugement du tribunal de district de La Haye, celle de la diligence, est tout à fait applicable en France et bien au-delà des multinationales et grandes sociétés visées par la loi Sapin 2.


Mais surtout, le changement de cap européen concernant les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre portés désormais à -55 % en 2030 au lieu de -40 % va évidemment avoir des répercussions sur tous les acteurs publics et privés.


Les sociétés pétrolières en sont bien conscientes puisque Total a cru bon de changer de nom pendant que Exxon Mobil et Chevron ont fait évoluer leurs conseils d’administration ou ont adopté des résolutions enjoignant au conseil d’administration de réduire les émissions.


Comme le souligne le professeur Trébulle (entreprises et climat, vers un changement de cap in spécial Énergie environnement infrastructure numéro du 7 juillet 2021), l’activiste actionnarial vise à exiger la mise en place de stratégies de long terme articulant rentabilité et durabilité.


De plus, indirectement, le jugement du tribunal de La Haye pose la question de la responsabilité de l’entreprise non plus seulement pour ses émissions de gaz à effet de serre passées et leurs conséquences mais pour le refus de changer d’orientation comme le note professeur Trébulle (in article précité) : « le juge pourrait en s’appuyant sur des éléments de contexte, imposer à la société une évolution structurante et même, à certains égards , risquée… la décision d’accélérer la poursuite des objectifs de l’accord de Paris n’a rien d’opposé à la recherche de rentabilité pour les sociétés et leurs actionnaires et semble bien, en définitive, la seule option pour préserver la profitabilité de l’entreprise dont la stratégie industrielle originelle fondée sur des énergies fortement émettrices de gaz à effet de serre est désormais dépassée ».


En conséquence, l’accélération des procédures actuelles témoigne non seulement de ce que le greenwashing est devenu totalement inopérant, mais également que l’ESG et la RSE sont derrière nous.


Désormais, et en commençant par les entreprises utilisatrices et a fortiori productrices de fossiles et énergivores, la profitabilité dans un premier temps, la survie dans un second temps, dépendent de leur adaptation : aujourd’hui, à la question climatique et demain, à celle de la biodiversité sans oublier bien entendu la question de la santé environnementale.


La révolution juridique qui a commencé avec les Etats se poursuit avec les entreprises, avec un avantage pour ces dernières : la capacité d’anticiper.


Corinne Lepage, Valérie Saintaman et Benoît Denis, avocats chez Huglo Lepage Avocat

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