DROIT

Les menaces envers les avocats augmentent, en même temps que la stigmatisation de la profession

Les menaces envers les avocats augmentent, en même temps que la stigmatisation de la profession
Publié le 23/01/2025 à 08:15

Le constat, qui émane d'un rapport produit par le Conseil des barreaux européens, vient rappeler, selon ce dernier, la nécessité d’adopter une Convention européenne protectrice ; projet en passe d’être finalisé.  

En juillet 2024, le site d’extrême droite « Réseau libre » diffuse une liste comportant les noms d’une centaine d’avocats « à éliminer ». Les insultes et les menaces de mort explicites disent répondre à la signature d’une tribune collective publiée quelques jours plus tôt sur le site Marianne par ces mêmes auxiliaires de justice. Les avocats s’y déclaraient contre le Rassemblement national (RN), alors en tête du premier tour des élections législatives anticipées, « au nom des grands principes du droit, des libertés fondamentales et des valeurs républicaines ».

En août de la même année, au Royaume-Uni, une « liste noire » comportant les noms et adresses de soixante cabinets d’avocats et de centres juridiques spécialisés en droit des personnes étrangères est relayé via la messagerie Telegram par des groupes d’extrême droite. Cet été-là, de violentes manifestations anti-immigration secouent le pays. En Suède aussi, plusieurs attaques contre des avocats sont relayées par la presse. Notamment celle de Lena Isaksson, agressée par son client (incarcéré pour meurtre) en août dernier, ou celle de Marie-Louise Landberg, en avril, violemment frappée dans la cage d’escalier de son immeuble par un homme mécontent de son travail, portant sur un litige successoral. L’avocate a perdu un œil au cours de cette agression. Des violences commises sur le territoire européen qui, sans atteindre l’intensité et la gravité de celles parfois observées dans des pays où l’état de droit est lui-même menacé, sont une réalité. Mais quelle est l'ampleur de ce phénomène et quelles en sont les conséquences ? 

C’est pour répondre à ces questions - et parce que, jusqu’ici, aucune données européenne ne venaient documenter ou chiffrer ces incidents - que le Conseil des barreaux européens (CCBE) a initié, entre 2023 et 2024, un travail d’enquête pour recueillir ces informations. L’aboutissement de ce travail, le rapport sur « les comportements menaçants et les agressions envers les avocats » dans l’exercice de leur profession, a finalement été publié, le 10 décembre 2024, à l’occasion de la Journée internationale des droits humains. 

Ce document vient rappeler le soutien du CCBE au projet de Convention européenne sur la protection de la profession d'avocat ; une initiative qui vise à garantir la sécurité et l'indépendance des avocats dans l'exercice de leurs professions et qui pourrait être adopté au Conseil de l’Europe au printemps prochain.

« L’idée, c’était d’abord d’avoir une image globale de ce qui se passe à l’échelle du territoire », précise Nathan Roosbeek, le conseiller juridique du CCBE en charge de l’élaboration de ce rapport. Souhait notamment motivé, continue le juriste, par le sentiment grandissant, au sein de la profession, que la commission de ces faits, que l’on pourrait scinder en « deux types d’attaques », augmentent : les menaces et les agressions (verbales ou physiques) d’une part, la stigmatisation de la profession d’avocat d’autre part.

Cette « stigmatisation » multiforme serait notamment le fait, observe Nathan Roosbeek, « des médias ou, très souvent, des politiques » : « Nous constatons que des personnalités politique reprochent parfois à des avocats de défendre telle ou telle personne - une personne étrangère, par exemple - et les accusent de défendre une vision politique. On l’a vu récemment en Italie, mais pas seulement. On observe aussi que les politiques s’immiscent parfois dans le travail de l’avocat, en portant atteinte, par exemple, au secret professionnel. » Des attaques qui participent, estime le juriste, « à une perte de confiance du public envers la profession d’avocat », érodant au passage « l’état de droit », puisque « l’avocat est, en principe, le défenseur de la justice »

Un rapport incomplet mais important

Au total, vingt barreaux de dix-huit pays européens ont participé à cette enquête ; plus précisément, 14 559 avocats ont répondu aux questions élaborées par le CCEB. Précision : les barreaux n’ont pas toujours relayé à leurs avocats l’ensemble des questions préparées par le CCEB - une vingtaine au total -, nous indique Nathan Roosbeek, limitant ainsi la finesse de l'analyse. Dans le rapport, cette analyse se concentre de facto sur certaines réponses ; plus exactement, sur les réponses aux huit questions auxquelles les pays ont tous répondu en commun. De plus, le taux de réponse varie considérablement d'un pays à l'autre - certains affiche moins de 3 % de participation - rendant difficile l'évaluation précise de la situation globale de ces États.

Pour permettre la récolte de données plus précises, et les comparer  à celles déjà recueillies, une nouvelle enquête pourrait être déployée à l’horizon 2026, annonce Nathan Roosbeek, qui a pu identifier, grâce à ce premier exercice, certaines faiblesses méthodologiques. Elles résulteraient, selon lui, de « difficultés techniques » ou structurelles rencontrées lors de la diffusion du questionnaire. Conséquence, le rapport ne propose pas de statistique sur la proportion d’avocats victimes de violences en rapport avec sa spécialité. Notamment parce que la classification de ces catégories peut fortement varier d’un pays à l’autre. Dans son introduction, le rapport souligne toutefois que des exemples récents démontrent que les avocats, « dans des domaines tels que l’immigration, la défense pénale, les droits humains et d’autres domaines du droit, ont été pris pour cible de manière répétée : ils reçoivent des menaces, subissent des agressions physiques et font face à la pression d’une rhétorique publique qui porte souvent atteinte à leur rôle dans la défense de l’état de droit. » 

En dépit du caractère incomplet de ce premier travail d’enquête, les résultats analysés offrent toutefois une ébauche importante de la condition d’avocats en Europe. Sur la base des données récoltées dans dix pays, le rapport établit notamment que 57,65 % des avocats ayant répondu au questionnaire diffusé par le CCBE ont été victimes de comportement menaçant ou d’une agression au cours de ces deux à trois dernières années. Dans les dix-sept pays ayant répondu à la question du « type d’agression » dont ils avaient été victimes, les données indiquent qu’il s’agit principalement d’agressions verbale (à 64,36 %), mais aussi de faits de harcèlement (à 43,91 %), des comportements menaçants (à 36,51 %), et des agressions physiques (à 11,86 %). 

Si l’étude comporte peu de détails sur les circonstances de ces violences, « elle soulève malgré tout des points intéressants sur les conséquences de ces agressions, en particulier sur la santé mentale de nos confrères et consœurs », estime Me Laurence Roques, vice-présidente de la Commission des affaires européennes et internationales du Conseil national des barreaux (CNB) et trésorière de l’Observatoire international des avocats en danger (OIAD).

Particulièrement alerte sur les pressions auxquelles peuvent faire face les avocats spécialisés en droit de l’environnement ou dans la défense des droits humains - qui peuvent émaner des gouvernements, de la police, des industriels, de groupe politiques, etc. - l’avocate rappelle que l’ampleur et la teneur des agressions verbales peuvent être un premier glissement vers « l’avocat en danger ».

Et que c’est parce qu’ils exercent dans des domaines « qui sont des marqueurs de la démocratie » que les avocats sont pris pour cible.  « Il est extrêmement difficile de ne pas être fragilisé dans son exercice professionnel lorsqu’on fait face à des menaces de poursuites ou à une convocation de la police par exemple. Même si on sait que c’est du bluff, ça fragilise, et ça peut décourager. » Selon le rapport, un tiers des avocats auraient d’ailleurs déjà envisagé, à divers degrés, de quitter la profession après une expérience d’agression, de harcèlement  ou de menaces.

La nécessité d’une Convention européenne

Dans ce contexte, et ayant marqué par ce rapport que les avocats ne sont pas seulement menacés dans les États non-démocratiques, le Conseil des barreaux européens réitère son soutien au projet de Convention européenne sur la protection de la profession d’avocat. « Un projet sur lequel nous travaillons depuis 2015 et qui permettrait aux pays signataires d’adopter un certains nombres de mesures contraignantes pour protéger le secret professionnel et les données confiées par les clients à leurs avocats, garantir l’exercice libre et indépendants de la profession ou encore, pour contraindre les États à consulter les organisations professionnelles avant de voter des lois qui pourraient impacter l’exercice de leur métier », précise Nathan Roosbeek.

La Convention, entièrement rédigée après plusieurs années de discussions et de négociations, pourrait être adoptée par le Conseil de l’Europe d’ici le printemps 2025. Selon Laurence Roques, le texte présente plusieurs dispositions intéressantes. « Parce qu’elle va au-delà de la protection des avocats et incluent leurs collaborateurs dès lors que leurs activités sont en lien, notamment en cas de pression ou de perquisitions par exemple ». Par ailleurs, l’avocate se réjouit « de la création d’un mécanisme de contrôle composé d’un  groupe d’experts qui, en cas d'atteinte aux dispositions de la Convention, pourraient se déplacer dans les pays pour, en quelque sorte, voir ce qu’il se passe, constater les infractions. »

Pour être adoptée, la Convention doit désormais réunir l’approbation de 46 États membres qui composent le Conseil de l’Europe. Une étape pas gagnée d’avance, considérant que les avocats de certains des pays qui y sont représentés, comme la Turquie par exemple, font régulièrement l’objet de répression, de menaces, d’emprisonnement ou de poursuites arbitraires des autorités.

Au-delà, considérant que ce projet de Convention a une portée internationale, l’autre enjeu sera d’amener le plus grand nombre d’États non-membres du Conseil de l’Europe à ratifier le texte. Celui-ci acte le fait que les avocats sont des cibles, conclut Laurence Roques, mais aussi « la nécessité de protéger des principes essentiels pour eux : l’indépendance, le secret professionnel, la liberté d’expression ». 

Chloé Dubois

(1) Le CCBE est composé de barreaux de 46 pays de l’Union européenne, de l’Espace économique européen et de l’Europe élargie. L’organisation comprend 32 pays membres et 14 pays associés et observateurs et « assure  représente les intérêts communs des barreaux européens auprès des institutions européennes et internationales ».

 

0 commentaire
Poster

Nos derniers articles