Depuis
décembre 2023, il est désormais permis d’utiliser des preuves déloyales dans
les contentieux prud’homaux. Un revirement de jurisprudence qui suscite la
crainte de certains conseillers, mais aussi des espoirs.
C’était l’une des
préoccupations du conseil de prud’hommes de Quimper, lors de son audience de
rentrée. Sa nouvelle présidente, Anne Kérisit, a fait part dans Le Télégramme de ses craintes sur les potentielles
dérives que pourrait engendrer l’autorisation récente de preuves dites «
déloyales » ou « illicites » dans les dossiers. En d’autres termes,
il est désormais admis que, dans un contentieux prud’homal, une partie puisse
produire une preuve obtenue de manière déloyale - soit à l’insu d’une personne,
souvent par le biais d’un stratagème ou d’une dissimulation. Seraient également
autorisées les preuves illicites, obtenues en violation de la loi ou de la vie
privée de la partie adverse. Un chamboulement des pratiques qui pose question à
Anne Kérisit, qui affirme au JSS
avoir voulu « lancer une alerte »
à ce sujet.
Des
jurisprudences alignées sur la CEDH
Alors que les preuves
déloyales étaient jusqu’à présent irrecevables, en application du principe de
loyauté qui doit présider dans l’administration de la preuve, plusieurs
décisions récentes de la Cour de cassation sont venues bouleverser la
jurisprudence.
Le 22 décembre 2023 tout
d’abord, la Cour de cassation a été saisie d’un pourvoi contre une décision de
la cour d’appel d’Orléans qui déclarait irrecevables des transcriptions
d’enregistrements clandestins, sur lesquels s’appuyait une société pour
licencier un salarié. Ce dernier, responsable commercial, avait indiqué lors
d’un entretien informel, dont il ignorait la captation, qu’il refusait
d’appliquer une directive.
Or, la Cour de cassation a
estimé que la décision de la cour d’appel violait l’article 9 du code de
procédure civile d’une part - ce dernier stipulant qu’« il incombe à chaque
partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa
prétention ». Mais qu’elle
contredisait également le premier paragraphe de l’article 6 de la Convention de
sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales sur «
le droit à un procès équitable ».
En matière pénale, la Cour de cassation considère « qu'aucune disposition
légale ne permet au juge répressif d'écarter les moyens de preuve produits par
des particuliers au seul motif qu'ils auraient été obtenus de façon illicite ou
déloyale ».
Celle-ci ajoutait dans sa
décision : « Le juge doit, lorsque cela lui est demandé,
apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la
procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les
droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la
production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette
production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement
proportionnée au but poursuivi. »
Le 14 février 2024, la
Cour de cassation réitérait sa position, en validant une décision de la cour
d’appel de Saint-Denis de la Réunion, qui avait accepté comme preuve d’un
licenciement pour vol des images obtenues par un système de vidéosurveillance.
Cette dernière avait ainsi déduit que « la production des données personnelles
issues du système de vidéosurveillance était indispensable à l'exercice du
droit à la preuve de l'employeur et proportionnée au but poursuivi, de sorte
que les pièces litigieuses étaient recevables ». Différents arrêts qui mettent la jurisprudence française en
conformité avec celle de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui
ne retient pas, par principe, l'irrecevabilité des preuves considérées comme
déloyales.
Des
craintes sur l’usage de l’IA
Ces décisions comportent
toutefois des risques, aux yeux d’Anne Kérisit, qui a souhaité avertir les
conseillers prud’homaux, comme le public : « Il va falloir que l’on
soit extrêmement vigilants par rapport aux preuves qui nous seraient apportées
dorénavant dans les bureaux de jugements », met-elle en avant. Elle s’inquiète en particulier du rôle que
pourrait désormais jouer l’intelligence artificielle (IA) dans de tels dossiers
: « Comme on peut obtenir une preuve à l’aide de stratagèmes ou de manœuvres,
ou plus largement de façon déloyale, un enregistrement effectué à l’insu d’une
personne mise en cause pourrait être réalisé à l’aide de l’intelligence
artificielle. »
N’ayant pour l’instant encore
jamais été confrontée à ce type de preuve, elle craint que l’ensemble des
conseillers ne se retrouvent « démunis » en cas de falsification, ces
derniers n’étant pas formés à reconnaître l’usage d’une IA. Les juges
seraient-ils ainsi à même de déceler des deepfakes
audio, la manipulation d’images ou de vidéos, ou de faux documents semblant
authentiques, et pourtant générés par une intelligence artificielle ? Rien
n’est moins sûr actuellement.
En décembre 2024, Rémy
Langlois, président général du conseil des prud'hommes de Rennes (collège
employeur), avait également alerté en ce sens lors d’un entretien au magazine 7jours.
« On s’interrogeait, avec l’avocat rennais spécialiste en droit du
travail Paul Delacourt, sur les dérives potentielles à surveiller », reconnaît-il.
Avocate au barreau de Paris,
spécialisée en droit du travail, Elise Fabing comprend que cette jurisprudence «
puisse affoler certains juges ».
« Il est vrai que l’autorisation d’aller fouiller dans les fichiers
personnels de salariés est extrêmement inquiétante. Le juge doit être
particulièrement vigilant sur les preuves illicites, et attentif aux atteintes
aux libertés fondamentales »,
prévient-elle.
Une
jurisprudence « bien encadrée »
Cette jurisprudence ne
risque-t-elle pas in fine de créer un
climat de suspicion généralisée et d’institutionnaliser la surveillance au
travail ? « Au-delà des règles de
preuves, on peut effectivement redouter un effet sur les comportements au sein
de la communauté de travail », alertait la CFDT dans un communiqué en janvier 2024. «
Dans le procès civil, il faut
ajouter que tous les coups ne sont pas permis ! », rappelait ainsi le syndicat.
Mais François Belloir,
vice-président du conseil de prud’hommes de Rennes (collège salariés), ne croit
pas en de telles dérives. « Il existe déjà des règles en matière de
surveillance, soutient-il. A contrario,
le risque pour les salariés est que l’employeur s’affranchisse des règles en
matière de surveillance (vidéo, mails/collecte de données) qui seraient
détournées de leur objet (du but poursuivi) et utilisées contre le salarié ».
Plutôt rassurant, comparé à
sa consœur de Quimper, François Belloir estime, à l’instar de son binôme Rémy
Langlois, que « la cour a bien encadré » cette jurisprudence, «
en fixant deux conditions cumulatives strictes à la recevabilité de la preuve
déloyale ». Tout
d’abord, le caractère indispensable, en recherchant s’il n’existe pas un moyen
plus respectueux de prouver son droit. Ensuite, le caractère proportionnel, «
c’est-à-dire un contrôle de proportionnalité, avec absence d’atteinte à la vie
privée du salarié ou de l’employeur ». Rémy Langlois n’est, à ce titre, pas très inquiet : «
Le législateur a fait en sorte que le juge de fond soit le garant de
l’authenticité de la preuve et reste maître dans son appréciation. Nous devons
être les gardiens de ces potentielles dérives, comme nous l’avons toujours
fait », met-il en
avant.
Un point de vue qui rejoint
celui de Jean-Claude Bruel, du conseil des prud’hommes de Nantes. «
En effet, il revient au juge d'apprécier, notamment, si ladite preuve porte
atteinte au caractère équitable de l'ensemble de la procédure », commente-t-il. Ce dernier conclut
: « Le juge prud'homal a les éléments essentiels au soutien de sa
position, et jusqu'à présent nous n'avons relevé aucune crainte particulière
chez nos collègues les plus informés. »
A l’inverse, ce revirement
juridique pourrait plutôt présenter des avantages, pour l’avocate Elise Fabing
: « Cela permet aussi de refléter ce qui se passe en entreprise, là où il
était avant très compliqué d’avoir des témoignages par exemple ». C’est principalement le cas pour
les salarié·es dénonçant des discriminations ou du harcèlement au travail,
qu’elle accompagne. Car ce sont des situations, explique-t-elle, «
où il y a énormément d’oralité, et où les preuves sont difficiles à
obtenir ».
Reste à savoir quelles en
seront les conséquences sur le long terme. Car, comme ses collègues,
Jean-Claude Bruel met en avant le caractère récent d’une telle jurisprudence.
Aussi faudra-t-il attendre encore quelques mois, voire années, avant un réel
premier bilan de son application, et de ses éventuelles dérives… ou apports.
Rozenn
Le Carboulec