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Les principes d'information, de prévention et de précaution face à la crise sanitaire du Covid-19

Les principes d'information, de prévention et de précaution face à la crise sanitaire du Covid-19
Publié le 23/04/2020 à 16:48


La crise sanitaire sans précédent du Covid-19 a connu une évolution fulgurante. Il y a un mois encore, le confinement était à peine évoqué dans la sphère publique. Le passage à l’état d’urgence sanitaire s’est fait en l’espace de quelques jours, suscitant des interrogations grandissantes et justifiées, nées de l’empressement soudain et tardif du gouvernement à mettre en place les mesures de confinement. Comment alors ne pas questionner le respect des principes d’information, de prévention et de précaution au regard de la précarité sanitaire que nous connaissons et du taux de mortalité observé ?

Les conditions dans lesquelles les principes de prévention, de précaution et d’information ont été appliquées (ou non) (II) sont à l’origine d’évolutions déjà perceptibles et qui ne pourront que se renforcer (III). Mais avant d’y venir, rappelons brièvement ce que sont ces principes et quelle est leur valeur juridique (I).


I. Les principes d’information, de précaution et de prévention en matière sanitaire

Spontanément, les juristes spécialisés en droit de l’environnement ont plutôt l’habitude d’aborder les principes d’information, de prévention et de précaution sous l’angle évident de la Charte de l’environnement, et donc sous le point de vue exclusif du droit de l’environnement. Toutefois, c’est une appréhension trop courte. D’abord, il convient de rappeler la Convention d’Espoo et la Convention d’Aarhus, signées tant par la France que par l’Union européenne, qui reconnaissent le droit à l’information sous une forme très large ainsi que l’accès à la justice, pour donner toute son efficacité au principe. 

Le droit communautaire, pour sa part, lie très clairement santé et environnement, et ne conçoit pas les différents principes d’information de prévention et précaution en dissociant ce qui concerne plus spécifiquement la santé de ce qui concerne plus spécialement l’environnement considérant que cela fait un tout. Il suffit du reste de se référer aux deux rapports de l’agence européenne de l’environnement1 consacrés au principe de précaution pour constater que l’un ne va pas sans l’autre.

Le principe d’information bénéficie d’une visibilité et d’une reconnaissance marquées en matière sanitaire, ce qui est d’autant plus logique que le droit de la santé est directement lié à l’évolution des connaissances scientifiques. 

En France, la rédaction ambiguë de la Charte de l’environnement, quant à la place de la santé, a laissé durant de longues années subsister l’idée que le droit à l’information en matière de santé, consacré par la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, était un droit individuel. Ce droit est codifié à l’article L. 1111-2 du Code de la santé publique, lequel énonce que « toute personne a le droit d’être informée sur son état de santé ». Il se place parmi les droits fondamentaux du patient dans une expression effectivement individuelle.

Une première amélioration s’est produite avec la loi du 26 janvier 2016 sur la modernisation de notre système de santé, pour que soit introduit un service public ayant pour mission la diffusion gratuite d’informations relatives à la santé et aux produits de santé, ainsi qu’à l’offre sanitaire et médico-sociale auprès du public.

Désormais, avec la décision du Conseil constitutionnel du 31 janvier 20202 reconnaissant au droit à la santé un objectif de valeur constitutionnelle, cette valeur autorise qu’il soit porté atteinte aux droits et libertés fondamentaux dans la mise en œuvre de ce principe et la valeur constitutionnelle du droit à l’information en matière de santé pourrait être déduite de cette transformation.

C’est parfaitement logique, dans la mesure où le principe de précaution intègre bien entendu la santé et où la prévention est une obligation légale reconnue par la loi du 4 mars 2002, selon laquelle tous les acteurs du système de santé, y compris les usagers, doivent contribuer à « développer la prévention, garantir l’égal accès de chaque personne aux soins nécessités par son état de santé et assurer la continuité des soins et la meilleure sécurité sanitaire possible » (article 3 de la loi du 4 mars 2002, codifié à l’article L. 1110-1 du Code de la santé publique).

De par son caractère intrinsèquement public lié à l’existence du service de santé, le principe de prévention sanitaire semble s’adresser en priorité aux autorités. L’article L. 1411-1 du Code de la santé publique l’affirme clairement, la politique de santé relève de la responsabilité de l’État. Pourtant, dans le cadre de la crise sanitaire du Covid-19 que nous connaissons, et du fait de l’extrême contagiosité du virus, la prévention doit s’adresser en réalité à toute personne. Et l’on voit émerger une responsabilité individuelle avec la répression des manquements aux arrêtés pris par le gouvernement de limitation des déplacements, avec des amendes de plus en plus élevées. 

S’agissant de la précaution, le caractère ténu de la frontière avec la prévention en matière environnementale a fait naître un certain nombre de critiques, alors même que les principes jouent des rôles différents et complémentaires. Le principe de précaution est traditionnellement entendu comme l’obligation qui pèse sur les autorités publiques, de mettre en œuvre des procédures d’évaluation des risques et des mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation d’un dommage qui, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement ou la santé. À la différence du principe de prévention, il joue pour les risques mal connus, mal évalués, incertains dans leur réalité et dans leurs effets et pour lesquels les lois de probabilité ne peuvent pas jouer. Très mal vécu en France, car considéré comme un principe anti-progrès par une partie du monde économique, le principe de précaution est au contraire un principe qui vise à favoriser la connaissance en contraignant a minima à rechercher, et qui a pour objectif de protéger les populations et le vivant, à court, moyen et long terme, sans pour autant interdire ou exclure les nouvelles technologies. Inscrit dans la Charte de l’environnement, le principe de précaution a d’abord vu sa valeur juridique reconnue à l’échelle européenne. Dans un arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes du 5 mai 1998 relatif à l’épidémie dite de « la vache folle »3, le juge communautaire se réfère, de manière certes implicite et sans le citer, au principe de précaution en matière de droit à la santé, mais dans une rédaction similaire à celle que reçoit traditionnellement le principe de précaution environnemental, laissant ainsi peu de doute sur le caractère autonome du principe. Celui-ci ne doit plus, depuis cet arrêt, être appréhendé sous l’angle isolé du droit de l’environnement. De nombreuses décisions sont intervenues pour faire application de ce principe, et il faut citer en particulier l’arrêt rendu par la CJUE en date du 1er octobre 20194, qui a réaffirmé le caractère transversal du principe de précaution encore une fois en matière de santé, où il doit « assurer un niveau de protection élevé » (point 41).

En droit national, son application est plus nuancée même si des décisions de plus en plus nombreuses émanant tant des juridictions de première instance que du Conseil d’État y font très nettement référence5

Ainsi, il est indéniable que les principes de droit à l’information, de précaution et de prévention sont des principes de valeur constitutionnelle et de droit communautaire sanctionnés par le juge.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces principes ont été mis à mal dans le cadre de la crise actuelle et que cette transgression a déjà des conséquences qui se renforceront indubitablement dans le futur.




II. L’application des principes dans les premières semaines de la crise du Covid-19

À l’heure où sont écrites ces lignes (première semaine d’avril 2020), nul ne peut savoir comment évoluera la situation. Cependant, les preuves sont accablantes sur les conditions dans lesquelles ces trois principes ont été méconnus pour ne pas dire ouvertement violés. On étudiera successivement la méconnaissance du droit à l’information (A), l’absence de mise en œuvre du principe de précaution (B) et la mise en œuvre tardive des mesures de prévention (C).


A. La méconnaissance du droit à l’information

Sur le plan formel, les obligations de l’État telles qu’elles résultent du Code de la santé publique apparaissent comme remplies. On rappellera en effet qu’au regard des textes applicables, et principalement de l’article 88 de la loi de modernisation de notre système de santé, adoptée le 26 janvier 2016, codifié à l’article L. 1111-1 du Code de la santé publique, l’information doit être transmise dans le cadre du service public d’information en santé, placé sous la responsabilité du ministre en charge de la santé. Ce service public prend la forme d’un site Internet sur lequel de nombreuses informations sont disponibles. On y retrouve synthétiquement les différentes mesures prises par le gouvernement et un certain nombre de conseils et de rappels visant la prévention de la généralisation de l’épidémie. 

Mais bien au-delà de ce seul système d’information, qui souffre d’une visibilité relative à l’heure des réseaux sociaux, c’est avant tout la régularité, la précision et la cohérence des informations qui manquent dans les annonces faites par le gouvernement.

Si des conférences de presse quotidiennes, depuis maintenant quelques semaines, du directeur général de la santé, informant du nombre de décès et du nombre de malades, participent de la communication sur la volonté de transparence marquée par le gouvernement et donc sous une certaine forme, de l’information du public, sur le fond, l’information gouvernementale n’a en aucune manière permis dans les premiers temps à nos concitoyens de mesurer ce à quoi ils étaient confrontés ; l’information donnée par la suite sur le fait de ne pas recourir aux masques a été purement et simplement mensongère ; enfin, les informations données quant au nombre de victimes sont fausses ou tout au moins très partielles, et il a fallu plusieurs semaines pour que cet état de fait soit reconnu.

Il y a un mois à peine, nul ne s’inquiétait des effets du coronavirus, et l’argument selon lequel le virus était assimilable à une simple grippe prédominait, largement relayé par une partie de la communauté scientifique. Or, les déclarations de Madame Buzyn, à l’époque ministre de la Santé, affirmant qu’il y avait très peu de chances pour que le virus touche la France, puis dans un second temps qu’il revêtait bien peu de risque, sonnent totalement faux lorsque on les compare à l’interview donnée au journal Le Monde dans lequel elle indique avoir compris dès le mois de décembre la gravité de la situation et en avoir informé le président de la République et le Premier ministre en janvier, indiquant même qu’elle était persuadée que les élections municipales ne pourraient pas avoir lieu.

Dans le même temps, la communication sur les mesures de confinement prises en Italie était traitée en France avec une forme de dérision, et des élections municipales ont été maintenues avec deux conséquences :

• d’une part, de nombreuses personnes ont été contaminées à cette occasion et en particulier ceux qui tenaient les bureaux de vote ;

• d’autre part et surtout, la communication s’est révélée totalement incohérente engageant d’un côté nos concitoyens à aller voter et de l’autre à rester chez eux.

La confusion totale entre communication et réelle information sur la situation sanitaire s’est donc révélée désastreuse.

Une autre illustration de cet état de fait résulte de l’affaire des masques. Le fait est que la France, à la suite d’une succession de choix gravissimes sur lesquels on reviendra ci-dessous, ne disposait pas de stock de masques. Au lieu de le reconnaître et d’engager nos concitoyens à se protéger par tous moyens utiles, y compris le système D, le gouvernement a choisi de désinformer. En effet, la communication s’est faite autour du fait que les masques ne servaient à rien, sauf lorsqu’on était malade. C’est évidemment totalement faux et l’Organisation Mondiale de la Santé et la plupart des pays du monde distribuaient des masques. Puis dans un second temps, la communication de la porte-parole du gouvernement a consisté à affirmer qu’il y avait des risques à mal mettre les masques, comme si les Français étaient stupides et ne savaient pas mettre un masque. Il s’agit donc d’une communication destinée à masquer une information nécessaire à la population.

Un troisième exemple peut être donné d’une information inexacte destinée à éviter les comparaisons entre États qui ne seraient pas à notre avantage. Il s’agit du nombre de décès et de malades. Il a fallu plusieurs semaines pour que le gouvernement finisse par reconnaître que l’un et l’autre étaient faux. En effet, le nombre des décès ne comprenait pas les décès à domicile, dans les EHPAD, ce qui signifie qu’ils étaient faux. Quant aux malades, dans la mesure où très peu de personnes sont testées, le chiffre est également faux. 

Bien d’autres exemples pourraient être donnés, de la communication sur l’arrivée de masques qui n’arrivent pas, à la distribution par l’État de gel qui n’est pas distribué, etc.

En définitive, on constate que les pouvoirs publics ont été obnubilés par la communication, celle qui correspondait à des objectifs politiques qui leur étaient propres (dissimuler l’absence de prévention, la pénurie, des choix tragiques en matière hospitalière, ou encore maintenir à tout prix les élections municipales) et non par l’information la plus adaptée à la protection de la population et à une réelle connaissance de la situation.


B. L’absence totale de mise en œuvre du principe de précaution

Pour apprécier l’étendue réelle du principe de précaution, rien ne vaut de se référer à la jurisprudence de la Cour de justice, et plus précisément à l’arrêt rendu en grande chambre le 1er octobre 2019. La Cour rappelle que « ce principe implique que, lorsque des incertitudes subsistent quant à l’existence ou à la portée de risques pour la santé des personnes, des mesures de protection peuvent être prises sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées ». Il s’agit ici finalement, pour cette première étape, de l’application traditionnelle du principe appliqué en matière de santé. La Cour continue en considérant que « lorsqu’il s’avère impossible de déterminer avec certitude l’existence ou la portée du risque allégué, en raison de la nature non concluante des résultats des études menées, mais que la probabilité d’un dommage réel pour la santé publique persiste dans l’hypothèse où le risque se réaliserait, le principe de précaution justifie l’adoption de mesures restrictives ». Cette double application du principe de précaution est utilisée systématiquement par la Cour dans de nombreux arrêts6. Cela signifie que quand bien même des études ont été effectivement menées au nom du principe de précaution, et ne permettent pas d’établir le risque avec certitude, l’application de ce principe ne s’arrête pas là, bien au contraire. Si le doute subsiste, toute mesure restrictive susceptible d’endiguer la réalisation du dommage doit être effectivement prise. 

Les premières manifestations du Covid-19 ont eu lieu en Chine dès le mois de décembre 2019, et des cas en France sont apparus au mois de janvier 2020. À l’époque, il y avait effectivement une incertitude sur la portée éventuelle de cette épidémie, sa gravité et le risque pandémique. Le principe de précaution impliquait alors qu’un certain nombre de mesures soient prises par anticipation dans l’hypothèse où précisément nous aurions à faire face à ce que nous avons connu au mois de mars. Or, nous apprenons que le maigre stock de masques dont nous disposions a été alors adressé en Chine, mais qu’aucune commande ni en France ni à l’étranger n’a été passée ; il en a été de même pour le gel hydroalcoolique. Et, alors que dès janvier, l’Allemagne commandait des centaines de milliers de tests, la France n’en commandait aucun, rendant ainsi impossible le confinement de malades testés et la lutte contre la propagation de la maladie.

Parallèlement, aucune mesure sérieuse n’a été prise pour éviter l’arrivée de malades chinois, car il ne fallait pas toucher au tourisme. Seuls des conseils ont été prodigués tentant à éviter les vols vers la Chine dans la mesure du possible. Au niveau sanitaire, rien ne semble avoir été entrepris s’agissant des vérifications quant à la suffisance des équipements sanitaires, alors que l’OMS prévenait déjà de la dangerosité du phénomène. 

L’ensemble des critères de précaution étaient pourtant réunis et les autorités n’ont pas respecté son application. 

La contagiosité du virus était déjà connue depuis le mois de décembre, seule la gravité des conséquences sanitaires en quantité et en nombre était inconnue. À cette violation du principe de précaution dans la première partie de l’épidémie (jusqu’à mi ou fin février) a succédé une seconde violation : celle du principe de prévention.


C. La mise en œuvre bien trop tardive des mesures de prévention

La prévention, qui peut s’assimiler à la prudence, est beaucoup plus exigeante que la précaution, puisqu’elle oblige à agir de manière efficace. Il ne s’agit plus de faire de la recherche ou de faire de l’information ; il s’agit de prendre des mesures concrètes et c’est une obligation.

L’OMS distingue classiquement la prévention primaire, à savoir la politique ayant pour objet de lutter contre les facteurs d’apparition et de propagation des maladies humaines, de la prévention secondaire qui concerne les actions de dépistage et les traitements précoces portant sur les maladies et les personnes elles-mêmes7

C’est surtout de la prévention primaire dont il sera ici question. Celle-ci regroupe en réalité un certain nombre de polices administratives comme les différents règlements sanitaires départementaux ou municipaux et certaines polices spéciales à l’image de la police des habitats insalubres. Plus particulièrement, la politique de lutte contre la propagation des maladies transmissibles se décline en deux types de polices. Il existe tout d’abord le contrôle sanitaire aux frontières fondé sur le règlement sanitaire de l’OMS et intégré au droit français par un décret du 4 juillet 20078, et destiné à lutter contre la propagation des maladies dites quarantenaires, à savoir la peste, le choléra et la fièvre jaune. Par ailleurs, une loi du 5 mars 2007 relative à la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur9, adoptée suite à l’épidémie de grippe aviaire (H5N1) de 2006, a introduit un article L. 3131-1 dans le Code de la santé publique, article prévoyant que « en cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence, notamment en cas de menace d’épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population ».

On s’étonnera ici de l’absence totale de mise en œuvre de nouvelles mesures proportionnées de prévention dans les premières semaines de l’épidémie, et de la tardiveté de la réaction à la pénurie totale de masques et d’équipements sanitaires disponibles pour les soignants, à l’heure où un sixième médecin est décédé des suites d’une contamination au Covid-1910. Le gouvernement a manifestement sous-estimé l’impact de la pandémie. 

Les mesures effectives de confinement n’ont été mises en œuvre qu’à compter du 17 mars 2019. Seules les initiatives privées auront permis d’anticiper un peu sur les mesures gouvernementales à l’image des différentes entreprises ayant mis leur salarié au télétravail forcé la semaine précédant celle du confinement. Surtout, le maintien du premier tour des élections municipales marque un réel problème de cohérence quand le confinement devait être prononcé deux jours plus tard. Alors que le caractère extrêmement contagieux du Covid-19 était déjà connu, les Français ont tout de même été appelés aux urnes, favorisant très certainement la contagion d’un nombre important de personnes. Le maintien des élections municipales choque d’autant plus que le statut de pandémie était conféré au virus du Covid-19 par l’OMS dès le 11 mars 202011. Les stocks de tests de dépistage du virus sont également incroyablement bas. La France effectue à ce jour 20 000 tests quotidiens, avec un objectif porté à 100 000 en juin, quand l’Allemagne est capable de dépister entre 300 000 et 500 000 personnes par semaine12. 

Outre la mise en œuvre de nouvelles mesures de prévention, c’est l’efficacité des mesures déjà existantes qui fait grandement défaut aujourd’hui. La loi de 2007 précitée prévoyait une disposition qui aurait pu s’avérer extrêmement utile13, mais qui a finalement reçu une application très limitée. En effet, l’article L. 3135-1 du Code de la santé publique prévoyait la création d’un établissement public ayant pour mission « d’acquérir, de fabriquer, d’importer, de distribuer et d’exporter des produits et services nécessaires à la protection de la population face aux menaces sanitaires graves ». Mais cet établissement, dénommé Eprus, doté initialement de fonds importants pour réaliser sa mission, a peu à peu été privé de moyens financiers et finalement de toute autonomie puisqu’il a été intégré en 2016 au nouvel institut national de prévention, de veille et d’intervention en santé publique14.

Enfin, aux termes de l’article L. 3131-7 du Code de la santé publique, « chaque établissement de santé est doté d’un dispositif de crise dénommé plan blanc d’établissement, qui lui permet de mobiliser immédiatement les moyens de toute nature dont il dispose en cas d’afflux de patients ou de victimes ou pour faire face à une situation sanitaire exceptionnelle ». Ce dispositif n’a vraisemblablement pas été suffisant, tout comme l’Eprus n’avait pas assez de stocks d’équipements sanitaires empêchant ainsi de protéger efficacement les soignants contre la maladie et la mort.

Devant l’absence, l’insuffisance et/ou la tardiveté des mesures mises en œuvre sur la base de ces différents principes, des questions fondamentales se posent qui ont d’ores et déjà fait évoluer le droit et vont conduire très probablement à des changements importants dans les systèmes majeurs de l’action publique.



III. Les évolutions à attendre dans l’application de ces principes

Tout d’abord, la situation qui vient d’être décrite a conduit à une double évolution, d’une part législative, d’autre part jurisprudentielle (A). Toutefois, le retour à une situation « normale » post Covid-19 devra conduire à une autre application de ces principes (B).


A. Les premières évolutions 

L’introduction dans notre droit de l’état d’urgence sanitaire par la loi du 24 mars 2020 est une application à grande échelle du principe de prévention, même si elle fait également l’objet de l’application d’un principe qui n’est pas encore inclus dans notre droit, mais qui le sera très certainement : le principe d’adaptation. Cette loi donne en effet au gouvernement des pouvoirs exceptionnels pour assurer la protection de la population en apportant des restrictions extrêmement importantes aux libertés publiques.

Le juge administratif aura très certainement à apprécier si les conditions d’urgence sanitaire justifiaient telle ou telle mesure et si celle-ci était proportionnée dans l’espace et dans le temps.

Parallèlement, une première décision jurisprudentielle très importante est intervenue le 20 mars 202015, avec la requête présentée par le Syndicat des jeunes médecins, demandant à enjoindre au Premier ministre et au ministre des Solidarités et de la Santé d’organiser un confinement total avec l’arrêt des transports en commun et une interdiction de sortir de chez soi, sauf pour motif médical et sur autorisation d’un médecin. Les requérants demandaient également la production industrielle de tests de dépistage et la mise en œuvre de mesures règlementaires destinées à assurer le dépistage des personnels médicaux. Était alléguée une atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie prévu par l’article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CESDH) par la carence de l’autorité publique dans la mise en œuvre des mesures sanitaires. 

Le Conseil d’État relève qu’un confinement total pourrait avoir de graves incidences pour la santé de la population, notamment en ce que de nombreuses activités vitales doivent perdurer. La carence pour absence de prononciation d’un confinement total n’était donc pas caractérisée. Le juge des référés a tout de même enjoint au gouvernement de préciser la portée de la dérogation au confinement pour des raisons de santé, de réexaminer le maintien de la dérogation pour les déplacements brefs et à proximité du domicile et d’évaluer le risque concernant le maintien du fonctionnement des marchés ouverts. Enfin, s’agissant du dépistage, le juge des référés a considéré que les dispositions déjà entreprises par le gouvernement pour augmenter les stocks de tests de dépistage ne pouvaient être en l’état augmentées. Ce contentieux est remarquable par le fait qu’il traduit une alerte de la part des médecins auprès du gouvernement pour réétudier les conditions de confinement et les mesures permettant l’approvisionnement en tests de dépistage qu’ils jugent insuffisantes. Un décret du 23 mars 202016 est venu modifier et repréciser les mesures de confinement et notamment interdire la tenue des marchés couverts suite à cette ordonnance de référés.

Ainsi, en donnant au droit à la vie et à la santé la valeur d’une liberté publique fondamentale, le Conseil d’État rejoint la décision du Conseil constitutionnel faisant du droit à la vie et à la santé un objectif de valeur constitutionnelle. Indirectement, mais nécessairement, les principes de prévention et de précaution dont l’objet est précisément d’assurer l’effectivité du droit à la vie et à la santé voient leur valeur constitutionnelle renforcée. Et l’usage du référé liberté, jusque-là très étroit, trouve une expression beaucoup plus vaste puisque le 28 mars 2020, une seconde ordonnance17 fondée sur le même article L. 521-2 du Code de justice administrative était rendue, à la requête d’un syndicat de soignants demandant qu’il soit enjoint à l’État de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer un approvisionnement en matériel des professionnels de santé et de prendre des mesures de police destinées à effectuer les réquisitions nécessaires pour la fabrication de masques de protection, de gel hydroalcoolique et de vêtements de protection pour prévenir la contamination. Le juge des référés a considéré, dans un sens similaire à l’ordonnance prononcée le 20 mars 2020, que le gouvernement avait déjà mis en œuvre un certain nombre de mesures, notamment de réquisition afin d’obtenir un stock suffisant. Le juge conclut que les mesures que les requérants sollicitent ne pourraient être utilement prises pour augmenter à court terme le volume de masques disponible compte tenu du fait qu’elles ont été déjà pour la plupart mises en œuvre. 

Visiblement, ces mesures ne satisfont pas les équipes de soignants, puisque le Conseil d’État a de nouveau été saisi le 30 mars en référé mesures utiles par cinq associations de soignants, de patients et de juristes, en vue d’obtenir la réquisition d’usines pour fabriquer des masques, des tests et des médicaments jugés insuffisants à répondre à la crise sanitaire actuelle. 

Deux autres ordonnances étaient également rendues le 28 mars 2020. La première18 concernait aussi la fourniture de masques et la nécessité d’autoriser les médecins et hôpitaux à prescrire et administrer aux patients à risque une association de deux molécules que sont l’hydroxychloroquine, sur laquelle un débat important est en cours sur sa capacité à soigner le coronavirus19, et l’azithromycine. Le juge des référés a écarté la requête au motif que des prescriptions d’hydroxychloroquine sont déjà prévues sous certaines conditions édictées par le décret du 23 mars 2020, prescriptions qui ne peuvent avoir lieu qu’après intervention d’une décision collégiale de médecins. Dans l’attente de résultats fiables sur le comportement de la molécule qui seront attendus suite à l’essai clinique européen Discovery, la généralisation des prescriptions ne paraît pas une mesure appropriée au Conseil d’État, qui au surplus juge que les conditions de prescription et d’administration prévues par le décret ne constituent pas une atteinte au droit au respect à la vie. La seconde requête20 tendait également à obtenir l’autorisation de prescription de la Plaquenil (marque du médicament contenant le sulfate hydroxychloroquine) et à enjoindre à l’État de produire et constituer des stocks de ce médicament. Cette demande est rejetée pour les mêmes motifs que la précédente. 

Mais tout ce contentieux profondément innovant, donnant au juge un véritable pouvoir de contrôle non seulement de l’action, mais également de la carence de l’État à protéger la vie et la santé et à faire application du principe de prévention, donne une dimension tout à fait nouvelle à ce sujet.

Ce n’est qu’un début.


B. Les évolutions à attendre 

Les conditions dans lesquelles la crise a été gérée sont éminemment contestables et déjà largement contestées. Plusieurs plaintes pénales ont été déposées devant la Cour de justice de la République, bien que le moment ne soit pas particulièrement bien choisi.

Et effectivement, plusieurs fondements pourraient peut-être être envisagés le jour où les faits et les responsabilités de chacun seront mieux établis. Mais, quelle que soit l’issue de ces procédures, il est clair qu’il ne sera pas possible de rééditer une telle gestion d’une crise quand malheureusement d’autres suivront. En effet, nous entrons dans un siècle de crises écologiques à répétition, les crises sanitaires étant une autre illustration de nos modes de vie, de production et de consommation.

S’agissant du droit à l’information, il convient de distinguer entre des informations délibérément fausses (le masque ne sert à rien ou encore les tests sont inutiles en phase 3 de l’épidémie alors que l’OMS réclame à cor et à cri que les tests soient faits) des informations insuffisantes ou orientées comme celle que nous avons eues au début de l’épidémie. Il est clair que les premières sont vraiment graves et susceptibles de conséquences judiciaires, mais dans tous les cas de figure, la question du droit à l’information en matière environnementale comme en matière sanitaire est à repenser pour assurer une information objective dont l’urgente nécessité est double :

d’une part, elle est un droit qui est essentiel pour permettre à chacun de fixer au mieux son comportement et d’assurer au mieux sa protection et celle des autres ;

d’autre part, elle est le fondement même du système démocratique et de la confiance dans la parole publique. Le moins qu’on puisse dire est que celle-ci est en chute libre et à juste titre compte tenu de ce qui précède.

Distinguer communication et information, sujet qui avait déjà été abordé au moment de la crise Lubrizol, est essentiel, et si la communication est du domaine du politique, l’information est beaucoup plus sérieuse et dépend d’une presse libre et indépendante et d’experts dont les conflits d’intérêts doivent être beaucoup mieux connus et explicités ; à cet égard, le débat autour de la chloroquine est un cas d’école.

Et si le politique veut assurer le droit à l’information, il ne peut alors le faire qu’en s’assurant de la parfaite justesse et honnêteté des éléments qui sont fournis au public. Il faudra du contentieux pour que soit compris le fait que la diffusion d’informations inexactes ou partielles et partiales est inacceptable et ne correspond pas à l’exercice du devoir d’information.

S’agissant du principe de précaution, les jurisprudences intervenues avant la crise du coronavirus avaient déjà largement renforcé ses conditions d’application et son effectivité juridique. Les contentieux qui s’ouvrent, en particulier sur la mise en danger délibérée d’autrui, auront très certainement à se poser la question de la connaissance du risque par les autorités et de la réponse qui a été apportée. En tout cas, il est fort à parier que dans les années qui viennent, il sera très difficile à tous les contempteurs du principe de précaution de continuer à soutenir que c’est un principe inutile, anti-progrès, et qui bloque toute action et toute recherche. Ce qui vient de se passer montre non seulement son absolue nécessité, mais encore les conséquences qui surviennent lorsqu’il est nié, comme cela été le cas. Compte tenu des décisions récentes du Conseil d’État comme du Conseil constitutionnel sur l’application du droit à la vie et à la santé, dans la lignée de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, il est probable que le principe de précaution verra son contenu et son efficacité renforcés et précisés par le juge.

A fortiori, s’agissant du principe de prévention, la nécessité d’agir d’où la faute à ne pas le faire sera au cœur du débat. Ce principe a été en réalité assez peu appliqué jusqu’à présent, ne serait-ce que parce que beaucoup commettent l’erreur de confondre précaution et prévention. Cependant, les risques étant de mieux en mieux connus, il y a une obligation à les anticiper et à mettre en place les éléments pour en réduire la survenance et à défaut d’en réduire les effets. La politique si nécessaire de l’adaptation, envisagée dans un premier temps pour le dérèglement climatique, mais qui va devenir un élément majeur de toutes nos politiques publiques a un lien étroit avec la prévention. Nul ne peut douter que le droit aura dans les années qui viennent à renforcer l’encadrement de l’un et de l’autre de manière à réaiguiller l’action des pouvoirs publics vers de véritables politiques de prévention indispensables au maintien de nos systèmes sociétaux, économiques et environnementaux.

Ainsi, la crise du coronavirus a des conséquences juridiques dont on peut d’ores et déjà être certain qu’elles seront considérables.



Corinne Lepage, CEO Huglo Lepage Avocats, docteur en droit, avocate à la Cour

Joachim Guillemard, juriste, Huglo Lepage Avocats


1) Rapport de l’Agence européenne de l’environnement, Signaux précoces et leçons tardives : le principe de précaution 1896–2000, N° 22/2001 et Rapport de l’Agence européenne de l’environnement, Signaux précoces et leçons tardives : science, précaution et innovation, N°1/2013.

2) CC, Décision n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020.

3) CJCE, 5 mai 1998, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord contre Commission des Communautés européennes, aff. C-180/96.

4) CJUE, 1er octobre 2019, aff. C-616/17.

5) Tribunal administratif de Lyon, 15 janvier 2019, Criigen contre ANSES, N°1704067 ; CE, 7 février 2020, Organismes obtenus par mutagenèse, n° 388649.

6) CJUE 22 décembre 2010, Gowan Comércio Internacional e Serviços, C77/09.

7) J.-M. De Forges, Le droit de la santé, PUF, 2012, p. 81.

8) Ibid.

9) Loi n° 2007-294 du 5 mars 2007 relative à la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur.

10) L’Obs avec AFP, À Metz, un sixième médecin hospitalier est mort du Covid-19, 30 mars 2020, disponible en ligne sur : https://www.nouvelobs.com/coronavirus-de-wuhan/20200330.OBS26821/a-metz-un-6e-medecin-hospitalier-est-mort-du-covid-19.html

11) Allocution liminaire du Directeur général de l’OMS lors du point presse sur la COVID-19, 11 mars 2020, disponible en ligne sur : https://www.who.int/fr/dg/speeches/detail/who-director-general-s-opening-remarks-at-the-media-briefing-on-covid-19---11-march-2020

12) G. Rozieres, Le Huffington Post, 30 mars 2020, disponible en ligne sur : https://www.huffingtonpost.fr/entry/tests-face-au-coronavirus-pourquoi-la-france-ne-copie-pas-lallemagne_fr_5e81c3c0c5b66149226ad574

13) C. Le Pen, Tribune : Coronavirus : « En 2007, la France avait su mettre au point un dispositif de protection très ambitieux contre des pandémies », 30 mars 2020, disponible en ligne sur : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/30/claude-le-pen-en-2007-la-france-avait-su-mettre-au-point-un-dispositif-de-protection-tres-ambitieux-contre-des-pandemies_6034911_3232.html

14) Ibid.

15) CE, Ordonnance du 20 mars 2020, Syndicat des jeunes médecins, N° 439674.

16) Décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

17) CE, 28 mars 2020, Demande de mesures pour mise à disposition de matériel aux personnels de santé (Covid-19), N° 439693.

18) CE, 28 mars 2020, SMAER, Demande de mesures pour production de masques, dépistage, administration hydroxychloroquine et azithromycine (Covid-19), N° 439726.

19) Le Figaro, avec AFP, Covid-19 : une vaste étude pour « clore le débat » sur la chloroquine, 31 mars 2020, disponible en ligne sur https://www.lefigaro.fr/flash-actu/covid-19-une-vaste-etude-pour-clore-le-debat-sur-la-chloroquine-20200331

20) CE, 28 mars 2020, SMAER, Demande de mesures pour production de masques, dépistage, administration hydroxychloroquine et azithromycine (Covid-19), N° 439726.



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