Vincent Noce,
journaliste de la Gazette Drouot, a animé ce débat organisé le 4 octobre par le groupe Drouot. Avocats, experts, représentants de l’administration
ont exposé leurs idées sur les litiges qui opposent parfois des détenteurs de
trésors nationaux à l’État. La nation souhaite les récupérer à moindre frais.
Les propriétaires, eux, aimeraient percevoir une juste indemnisation pour ses
éléments de notre Histoire qu’ils ont participé à conserver, voire à sauver,
parfois dans l’indifférence générale.
Didier Touzelin, chef du bureau des affaires juridiques à
la Direction générale des patrimoines et de l’architecture, présente la
position du ministère de la Culture en matière de revendications des biens
culturels mobiliers appartenant au domaine public. S’agissant de la vente sur
le marché de l’art des biens sacrés, il rappelle, sans faire de distinction
selon les différents types de biens culturels, les fondements juridiques de la
politique actuelle. Elle ne distingue pas que le bien culturel considéré
provienne d’une cathédrale, d’une église, d’un musée national, du mobilier
national, du fonds national d’art contemporain, d’une bibliothèque publique,
d’un château appartenant à une personne publique, ou encore d’un service des
archives. Seul importe le fait que ce bien mobilier soit identifié par les
sachants, conservatoire du patrimoine, ou experts spécialistes, comme
présentant un intérêt public culturel et appartenant toujours au domaine public
d’une personne publique. Le ministère n’agit que lorsqu’il s’estime
parfaitement légitime à le faire, ce que les plus hautes juridictions du pays
ont confirmé dans les litiges de ces dernières années.
La loi relative à la
liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (LCAP)
Les propriétaires publics, État,
collectivités territoriales, sont régulièrement confrontés à la réapparition,
entre les mains d’une personne privée ou publique, d’un bien culturel autrefois
soustrait de leur patrimoine et dont ils avaient perdu la trace. En ce qui
concerne plus spécialement les biens sacrés, il peut s’agir d’objets mobiliers
affectés au culte, protégés ou non au titre des monuments historiques, appartenant
à l’État, essentiellement les biens des cathédrales, ou à une collectivité
territoriale. Il peut également s’agir d’un fragment de ces édifices, précise
Paulina Navarro, chargée de mission juridique à la direction générale des
patrimoines du ministère de la Culture. Dès lors qu’un bien présente un intérêt
public culturel, c’est-à-dire un intérêt public du point de vue de l’Histoire,
de l’art, de l’archéologie, de la science, ou de la technique, et qu’il
appartient toujours au domaine public d’une personne publique en vertu des
principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité de ces domaines, son
propriétaire d’origine est en droit de les revendiquer. Lorsqu’un bien culturel
est identifié de manière certaine comme étant un bien public, son détenteur,
qu’il soit de bonne ou de mauvaise foi, ne peut s’opposer à sa restitution
qu’en démontrant que ce bien est régulièrement sorti du domaine public avant
qu’il l’acquiert. La plupart des affaires récentes sont nées à la suite d’une
demande de certificat définitif d’exportations de biens culturels, les services
instructeurs étant alertés par les conservateurs du patrimoine spécialiste sur
le fait que le bien pour lequel un certificat est demandé soit susceptible
d’appartenir au domaine public d’une personne publique.
Alexandre Giquello,
Marie-Amélie Carlier, Vincent Noce, Basile Ader et Laurence Fligny
À partir du moment où ces doutes sont
confirmés et où le ministère de la Culture est convaincu que le bien visé
appartient toujours à l’État ou à une autre personne publique, la délivrance du
certificat devient impossible. En effet, les biens culturels appartenant au
domaine public d’une personne publique constituent des trésors nationaux.
Parallèlement à ces dossiers, le ministère de la Culture a œuvré afin de faire
modifier le droit en vue de faciliter son action. Les principales modifications
introduites récemment dans le Code du patrimoine, suite à la loi du 7 juillet
2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine
(LCAP) sont d’une part l’attribution au ministère de la Culture d’une
compétence pour agir en revendication devant le juge judiciaire directement
sans avoir à solliciter le service des domaines (comme il le faisait
auparavant), et d’autre part d’une compétence de substitution, le ministère de
la Culture pouvant agir en revendication en lieu et place du propriétaire
public défaillant. Ce point lui permet notamment d’aider les petites communes.
Si les moyens juridiques d’action du ministère ont été renforcés par le
législateur avec la LCAP, ce dernier a également eu le souci de protéger les
acquéreurs de bonne foi en prévoyant un dispositif dont l’objet est de
faciliter l’action en garantie d’éviction de l’acquéreur évincé. Ce dernier
peut en effet désormais agir en garantie d’éviction en application de l’article 1626du
Code civil dès réception par lui du courrier notifiant la mise en demeure
motivée de restituer le bien. Rappelons que la garantie d’éviction permet à
l’acquéreur évincé de récupérer l’intégralité du prix versé ainsi que
d’éventuels frais engagés par lui auprès du vendeur.
Quand intervenir ?
Soucieux de respecter la propriété privée et de ne pas entraver le
marché de l’art, le ministère agit exclusivement lorsqu’il a acquis la
certitude que le bien culturel se trouvant entre des mains privées fait partie
de son domaine. Les revendications ne sont formulées qu’après une étude
juridique et historique approfondie permettant de retracer au mieux le parcours
du bien considéré. D’abord une analyse du
droit en vigueur au moment de l’incorporation du bien culturel concerné au
domaine public est réalisée. Pour les fragments de biens immeubles ou de
meubles autrefois affectés au culte, les fondements juridiques essentiels sont
le décret de l’assemblée constituante du 2 novembre 1789 selon lequel tous les biens ecclésiastiques sont à la
disposition de la nation, et le décret des 22 novembre et 1er décembre 1790 qui ont restreint la possibilité d’acquérir
les biens appartenant au domaine national par prescription, uniquement aux
biens dont un décret formel du corps législatif sanctionné par le roi avait
préalablement autorisé l’aliénation. Didier Touzelin
fait remarquer que ces textes sont toujours en vigueur de nos jours. Selon lui,
le régime juridique et administratif mis en place au lendemain de la Révolution
poursuivait un objectif de protection du patrimoine remarquable de la nation,
les biens présentant un intérêt public et appartenant au domaine public ne
pouvant être aliénés que sur le fondement d’un texte autorisant leurs
déclassements. C’est encore le cas aujourd’hui. Le législateur doit en effet
intervenir pour déclasser légalement du domaine public un bien culturel pour un
autre motif que celui de la perte de son intérêt public culturel en vue de le
céder à un tiers. Ensuite, des recherches historiques sont effectuées par le
personnel scientifique du ministère et des collectivités intéressées, notamment dans les archives. Cette phase est particulièrement importante
lorsque la soustraction est présumée avoir eu lieu au cours du XVIIIe ou du XIXe siècle, et surtout
pendant la période révolutionnaire. Il est parfois difficile d’avoir la
certitude qu’un fragment de monument n’a pas été détaché lors de la destruction
des tombeaux royaux ordonnée par le décret du 1er août 1793 de la Convention. En effet, pour le
ministère, ce décret constitue un acte formel de déclassement du domaine public
légitimant la propriété privée du possesseur d’un tel bien. Ainsi, l’État s’est abstenu de revendiquer la propriété de certains fragments
d’éléments décoratifs des tombeaux de Jeanne de Bourbon et de Charles V provenant de la basilique de Saint-Denis
pourtant précisément en l’absence des preuves démontrant qu’il n’avait pas été
arraché lors de la destruction des tombeaux royaux ordonnée par les autorités
révolutionnaires. L’État s’est également
abstenu de revendiquer la propriété des pleurants du tombeau de Jean de Berry,
car contrairement au tombeau de Philippe le Hardi, les recherches dans les
archives n’ont pas permis de démontrer une volonté explicite de conservation
des pleurants qu’on pourrait supposer. En cas de doute sur la réalité de la
sortie illicite d’un bien du domaine public sans déclassement régulier
préalable, le ministère s’abstient d’agir en revendications. Il n’agit au
contentieux que dans les très rares cas où le détenteur ne restitue pas après
une mise en demeure. De très nombreuses restitutions se sont produites
calmement ces dernières années sans que l’État ait dû engager d’action contentieuse. Pour donner des exemples de
restitution spontanée dans le domaine des biens sacré, peuvent être évoqués par
exemple plusieurs bas-relief en albâtre du 15e siècle qui avaient été volés en 1984 à la basilique Saint-Michel de Bordeaux, une
tête en pierre de la cathédrale de Reims, un vitrail du roi David provenant de
la cathédrale de Tours, une statue
d’apôtre provenant d’un portail de la cathédrale d’Orléans, un
tableau intitulé le Christ en croix entre la Vierge et Saint Jean
accompagnés de sept donateurs agenouillés, classé au titre des monuments
historiques en 1910 et volé en 1969 à la commune de Vitré, en Ille-et-Vilaine.
Les contentieux relatifs à ce type de bien sont actuellement rares en France.
Toutefois, le ministère revendique ou assiste certaines communes dans leurs
démarches en vue de récupérer des biens sacrés leur appartenant et détenus à l’étranger.
Ainsi, une action judiciaire est actuellement pendante en Allemagne où la
petite commune de Thoisy-le-Désert tente, avec l’aide de notre ministère, de
récupérer une Vierge à l’enfant du XIIIe siècle classée monument historique, volée en 1976 et retrouvée en vente chez Sotheby’s, à Londres, en 2004. Ce type de revendication
se heurte à une difficulté de taille inexistante en France, c’est le principe
de non application par les tribunaux étrangers du droit public d’un autre État. En conséquence, lorsque le vol ou l’exportation illicite sont
anciens, ni la directive européenne des restitutions, ni la convention de
l’Unesco de 1970 ne peuvent être mobilisées par l’Etat français. Les situations sont alors régies par le droit
international privé, par le droit commun de chaque pays. L’inaliénabilité et
l’imprescriptibilité des biens publics ne sont d’aucun secours, et il ne reste
donc que la voie diplomatique, inefficace lorsque les biens se trouvent entre
les mains d’une personne privée.
Quant aux affaires déjà jugées en France portant sur les biens sacrés,
nous pouvons évoquer le fragment du jubé de la cathédrale de Chartres, le
pleurant n° 17 du tombeau de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, un ensemble
d’ouvrages composant un manuscrit rédigé entre le XIIe et le XIIIe siècle provenant de
l’abbaye du Mont-Saint-Michel, ou encore un manuscrit rédigé vers 493, conservé à la bibliothèque de la chartreuse
de Gaillon-Lez-Bourbon. Certains contentieux ont donné lieu à des arrêts des
plus hautes juridictions françaises : Cour de cassation, Conseil d’État et Conseil constitutionnel, lesquelles ont
confirmé la légalité, la conventionnalité, et la constitutionnalité des
décisions de mise en demeure de restituer ou fait droit à l’action engagée par
l’État. Pour citer une décision, le Conseil constitutionnel a notamment déclaré
l’article L. 3111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques –
lequel pose les principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité du domaine
public – conforme à la Constitution, alors même que cette disposition ne
prévoit pas d’exception en faveur des acquéreurs de bonne foi. Si certaines
affaires portant sur des biens culturels prestigieux, dont les médias se sont
fait l’écho, ont pu émouvoir le marché de l’art, il convient de constater que
l’action de l’État, extrêmement mesurée, n’a porté en réalité que sur une
infime portion des biens culturels mis en vente sur le marché de l’art.
Le ressenti des
propriétaires
Le pleurant n° 17
Dans l’affaire du pleurant n° 17 «
étanchant ses larmes » de Dijon, petite statuette en albâtre issue d’un
ensemble qui entourait le tombeau du duc Philippe II de Bourgogne, dit le
Hardi, la situation est caractéristique. Ses détenteurs, depuis le début du XIXe
siècle, se sont comportés vis-à-vis de l’État comme légitimes propriétaires, et
l’ont par exemple prêté au musée de Dijon. Basile Ader, avocat au barreau de
Paris, raconte qu’en 2013, pour s’acquitter de droits de successions
importants, ses derniers héritiers l’ont proposé en dation au Musée des
Beaux-Arts de Dijon. Celui-ci a refusé, arguant que la valeur de la pièce (plus
de 2 millions d’euros) dépassait nettement le montant des droits à régler (830
000 euros). Le conservateur a conseillé une vente à l’État. Après plusieurs
entrevues au ministère de la Culture en ce sens, le responsable des collections
de la direction du patrimoine a estimé que la statuette valait beaucoup plus de
2 millions (valeur de la vente des pleurants du duc de Berry) et que ni l’État,
ni le Louvre ne l’achèteraient. Il était préférable de se
rapprocher à nouveau du musée de Dijon qui ferait classer l’objet et lui
trouverait des mécènes. Ces tractations ont duré des mois. Dans le fief des
ducs de Bourgogne, aucun mécène ne s’est présenté, car tous participaient déjà au projet simultané de lancement
de la Cité internationale de la gastronomie et du vin. La famille, qui, entre
temps, avait déboursé les 830 000 euros de droits de
succession, s’est résolue à céder la pièce et à demander son autorisation de
sortie du territoire. L’État a alors considéré le bien sacré soumis aux principes
d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité du domaine public. Il a refusé le
permis d’exportation.
Pleurant n° 17 du tombeau de Philippe II de Bourgogne, dit le Hardi (début XVe s. ), albâtre.
Il a capté le pleurant n° 17. « Nous sommes en présence d’un instrument de
captation de biens culturels unilatéral et arbitraire, estime l’avocat, qui
fait l’objet d’une contestation ». Dans cette affaire, toutes les instances
ont rappelé la règle pareillement. Néanmoins, le Conseil d’État, se basant sur
la Convention européenne, n’exclut pas l’indemnisation du possesseur de bonne
foi. La famille attend maintenant une décision de la Cour européenne, qui doit
statuer au moins sur ce principe. Soulignons toutefois que sont exposés dans
nos musées nationaux un certain nombre de biens pour lesquels des nations
étrangères pourraient invoquer les mêmes principes d’inaliénabilité et
d’imprescriptibilité pour en justifier la restitution immédiate. Par ailleurs,
le décret du 2 novembre 1789 avait pour but, quand il a été promulgué,
d’aliéner les biens de l’Église en vue de les vendre, et en aucune façon de les
préserver. L’interprétation qui en est faite de protection du patrimoine est
totalement contradictoire avec l’intention initiale. D’ailleurs, dans les
années qui ont suivi la Révolution, des biens du clergé ont été vendus pour quelque
2 milliards de livres…
Le jubé de Chartres
Marie-Amélie Carlier, directrice de la
galerie Brimo de Laroussilhe, pense que la revendication du jubé (clôture
autour du chœur de la période gothique) de la cathédrale de Chartres part d’une
erreur d’appréciation, notamment sur la valeur de l’œuvre. La galerie a
découvert et acquis un élément de ce jubé qui a été détruit en 1763. La pièce a
été classée trésor national en 2003. Un an après le classement, l’État a
demandé son prix. Selon le marché international, il était au moins de 5
millions de dollars, mais la galerie était prête à la céder aux musées français
pour 2,3 millions d’euros. En décembre 2005, l’État a proposé 1 million
d’euros. L’offre a été refusée et une expertise a été diligentée, conformément
à la procédure des trésors nationaux. En premier lieu, les experts ont remis un
rapport qui concluait que le prix de 2,3 millions était très raisonnable.
Eux-mêmes l’ont chiffré à 3 millions d’euros pour l’un et à 5 millions d’euros
pour l’autre. Un troisième expert choisi par les deux parties a rendu son
rapport en décembre 2006 et estimé l’objet à une valeur de 7 millions d’euros.
Par la suite, l’État français a commencé à dire que la pièce aurait
éventuellement disparu de la cathédrale de Chartres lors d’une campagne de
travaux vers 1790, donc postérieurement au décret du 2 novembre 1789 mettant à
disposition de la nation les biens du clergé. Auparavant, c’est essentiel,
jamais l’État français n’avait revendiqué d’objet sur la base du décret du
2 décembre 1789. Dans le marché de l’art,
spécialement médiéval, les objets disparus pendant la période des troubles
révolutionnaires avaient toujours été rachetés par l’État et jamais revendiqués. Cette affaire marque le
commencement des revendications sur le principe du texte de 1789. À l’époque,
les propriétaires et le Syndicat national des antiquaires ont donné en réponse
une consultation du professeur de droit public Yves Gaudemet. Celle-ci démontre que la mise à disposition des biens du clergé pour
la nation n’introduisait pas pour autant lesdits biens dans la propriété
publique. Cette propriété publique n’a débuté qu’avec le Concordat, en 1805.
Donc la période (années 1790) sur laquelle l’État prétendait revendiquer la pièce n’était pas
incluse. L’État a donc par la suite
affirmé que le fragment était sorti de son domaine en 1848, invoquant la
description d’un des éléments d’un inventaire de fouilles de l’époque. La
description en question, celle d’un bas- relief composé d’animaux symboliques, avait pourtant jusque-là toujours
été associée à un autre fragment encore à la cathédrale aujourd’hui. Dans cette
affaire, l’État a constamment changé de posture. Le tribunal de grande instance
a commandé une expertise qui a fait tomber l’argument de l’État, mais n’a pas
pour autant exclu la possibilité d’une sortie de l’objet en 1836 ou en 1848. Le
TGI et la cour d’appel ont donné raison à l’État sans preuve établie.
L’inaliénabilité et l’imprescriptibilité du domaine public préservent
effectivement notre patrimoine. Néanmoins, ne serait-il pas souhaitable
qu’elles s’appuient sur des faits certains ? Ce dossier a duré presque 20 ans
et causé une perte irrécouvrable pour la galerie propriétaire du jubé. Ce
premier dossier marque le changement de politique du ministère de la Culture.
Avant, les musées français achetaient les pièces.
Des décisions
importantes
« Le
détenteur peut avoir un sentiment d’arbitraire, ou d’incohérence de l’État.
Mais il faut distinguer chaque affaire », note Didier Touzelin. « Par
exemple, pour le jubé, toutes les instances juridiques ont formulé des
décisions favorables aux revendications du ministère sur la base d’expertises.
C’est un trésor national appartenant potentiellement au domaine public qui, un
jour, a été soustrait frauduleusement de la cathédrale. La question était de
savoir si la disparition s’est produite après la Révolution. Les conservateurs
en avaient l’intime conviction et ont décidé les juges successifs. » « Pour
nous, le Conseil d’État,
dans la décision relative au pleurant
n° 17, a estimé non seulement le refus de certificats, mais également la
décision de l’État de mettre en demeure de restituer le bien sans
l’assortir de contrepartie
financière. Il a jugé cette décision à la fois légale et conventionnelle.
D’ailleurs, pour la question de l’indemnisation du détenteur d’un bien du
domaine public évincé, nous nous retrouvons devant la Cour européenne des
droits de l’homme. Les requérants ayant introduit dans un premier temps une
demande indemnitaire auprès de l’État que nous avons rejetée par une décision
expresse fondée sur la décision du Conseil d’État. Les requérantes sont allées
directement devant la Cour européenne des droits de l’homme contester
l’application du droit indemnitaire par nos juridictions. Si la CEDH contredisait
nos juridictions internes et estimait que s’agissant d’une détention de bonne
foi, de longue durée, en application de la Convention européenne des droits de
l’homme, une indemnisation est due, l’État s’y conformerait. »
Comment être
indemnisé ?
Corinne Hershkovitch, avocate au
barreau de Paris, explique que le propriétaire d’un manuscrit qui raconte
l’histoire de Saint Thomas d’Aquin est venu la consulter. L’ouvrage a été mis
en vente après avoir été confié à la bibliothèque des Archives départementales
de Maine-et-Loire pendant plus de 20 ans. À la veille de la vente, comme dans
les cas précités, le ministère de la Culture se manifeste. Il demande que le
manuscrit soit conservé parce qu’il fait partie du domaine public de l’État.
L’avocate pense que se battre sur la propriété de l’objet après toutes les
jurisprudences répétées est inutile. Elle se tourne vers la Convention
européenne des droits de l’homme et notamment son protocole numéro 1. Celui-ci décrit
la possibilité de reconnaître aux possesseurs d’un bien mobilier ou immobilier
un intérêt patrimonial. C’est l’équivalent d’une propriété. La Cour européenne
des droits de l’homme a conscience que dans certains cas, l’État est
propriétaire de biens détenus par des particuliers « subalternes ». Évidemment,
l’État a un intérêt particulier à revendiquer sa propriété. La CEDH considère
toutefois qu’il doit indemniser le détenteur qui a un intérêt légitime ; c’est
la notion d’équilibre. Pour cette raison, dans l’affaire du manuscrit, Corinne
Hershkovitch a choisi de saisir le tribunal administratif d’un recours de plein
contentieux qui permet de solliciter une indemnisation là où dans un recours
pour excès de pouvoir, ne peut être sollicitée que l’annulation de la décision
considérée comme abusive. Dans ce recours de plein contentieux, l’avocate a
fait valoir que le possesseur du manuscrit avait un intérêt patrimonial sur
l’ouvrage, ses ancêtres l’avaient acquis de quelqu’un qui l’avait lui-même
acheté en vente publique dans le milieu du XIXe siècle. Conservé,
puis confié aux Archives départementales du Maine-et-Loire, le manuscrit
demeurait à la disposition de tous. L’État n’est intervenu qu’au moment de sa
vente. Le tribunal n’a pas voulu recevoir la demande d’indemnisation du
propriétaire. En revanche, la cour d’appel administrative de Paris a rendu un
arrêt le 21 septembre 2021 qui condamne l’État à indemniser le propriétaire
disposant d’un intérêt patrimonial légitime sur le manuscrit. « Techniquement, il faut motiver très
précisément le montant de l’indemnisation en quantifiant le préjudice. Ce type
de contentieux est traditionnellement dévolu au juge judiciaire. Néanmoins, à
partir du moment où le juge judiciaire refuse comme dans le cas du jubé et vu
que le Conseil d’État a pris position, il paraît difficile de revenir en arrière.
Finalement, mieux vaut ester devant les juridictions administratives pour le
propriétaire » conclut l’avocate.
Une position variable
Il semble que la définition du domaine
public change. Auparavant, faisaient partie du domaine public des biens qui
étaient présentés au public ou qui faisaient l’objet d’une affectation. Ces
biens étaient connus et reconnus par l’État. Depuis 2006, cette vision a été
abandonnée. Désormais, fait partie du domaine public toute propriété de la
personne publique qui présente un intérêt au niveau de l’Histoire, de la
science, de la technique, donc potentiellement tout. Dans le cas du jubé de
Chartres, quelle que soit la date retenue en termes de sortie de la pièce –
1763, 1792, 1836, ou 1848 –, de toute façon, la pierre est sortie en tant que
dalle de sol et non pas en tant qu’œuvre de l’art gothique reconnue. Associer
1789 comme le début du domaine public pour l’art médiéval qui pendant toute la
période révolutionnaire n’est absolument pas considéré parait étonnant,
d’autant qu’à l’époque, le goût et le pouvoir favorisent la destruction de ces
objets. Il y a deux propriétés distinctes dans les propriétés de l’État, la
privée et la publique. La propriété privée n’est pas soumise à l’inaliénabilité
ni à l’imprescriptibilité. Des biens du domaine de l’État peuvent être vendus.
Par exemple, lorsque l’on démantèle un bureau administratif, nul ne prétendra
que ses ordinateurs sont du domaine public de l’État, donc on peut les céder
aisément. Si l’État commence à dire que toutes ses propriétés sont devenues publiques,
des conflits ne vont pas manquer d’apparaître. Par exemple, si le morceau du
jubé de la cathédrale de Chartres, détruit en 1763 (bien avant 1789), par
hypothèse, est resté dans l’enceinte de l’édifice, c’est uniquement pour servir
de dalles de sol. Il aurait été retourné, sa partie sculptée contre le sol
aurait été invisible. Le chœur de la cathédrale a été refait à la fin du 18e
siècle. Il est possible qu’à ce moment-là, les dalles aient été enlevées pour
être remplacées par du marbre. Les dalles qui n’ont pas rejoint le stock
lapidaire ont été sorties comme de simples matériaux du domaine privé de
l’État, et non pas comme des chefs-d’œuvre du domaine public. L’application
rétroactive de la notion de bien du domaine public à des objets qui à l’époque
n’en faisait certainement pas partie paraît pour le moins anachronique.
Paulina Navarro rappelle que pendant
le XIXe siècle, le service des domaines a intenté des actions en justice. À
plusieurs reprises des objets ont été récupérés. Pendant le XXe siècle, cette
pratique a connu un long sommeil pendant lequel le ministère a eu tendance à
trouver des accords et à négocier. Pour la chargée de mission, c’était une
mauvaise gestion de deniers publics d’une administration qui achetait des biens
qu’elle pouvait récupérer sans frais en faisant appliquer le droit en vigueur.
C2M