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Magistrature : « Ouvrons nos palais de justice, montrons-nous ! On n’est pas aimés, mais on intéresse. » - Entretien avec Fabienne Siredey-Garnier

Magistrature : « Ouvrons nos palais de justice, montrons-nous ! On n’est pas aimés, mais on intéresse. » - Entretien avec Fabienne Siredey-Garnier
Publié le 30/04/2021 à 10:43
Elle a accepté de témoigner dans le documentaire puis dans l’ouvrage de Robert Salis, Rendre la justice. Fabienne Siredey-Garnier, magistrate en détachement, vice-présidente de l’Autorité de la concurrence, prône la transparence de la justice et dévoile, sans fard et sans langue de bois, une facette de la magistrature pleine d’humanité mais à bout de souffle. Le JSS est allé à sa rencontre.

 


Racontez-nous : comment êtes-vous devenue magistrate ?

Oh, c’est un long cheminement ! La magistrature, ce n’était pas du tout ma vocation initiale. Au départ, j’étais plutôt programmée pour être professeure d’histoire. Très littéraire, j’ai enchaîné hypokhâgne, khâgne, et la fac d’histoire, à Dijon. Puis, j’ai eu une espèce de « crise de vocation », et je me suis rendue à l’évidence : je n’avais plus vraiment pour rêve d’enseigner. J’ai quand même obtenu ma maîtrise, mais je n’ai pas passé les concours. À la place, j’ai hanté les salles des ventes. Comme j’étais également passionnée d’art, je me suis dit « tiens, et pourquoi pas commissaire-priseur ? » Lorsqu’on m’a appris qu’il fallait faire du droit, ça a été la douche froide. Malgré tout, j’ai obtenu une équivalence et intégré directement la deuxième année de licence. Mon premier cours était un cours de finances publiques : j’y suis allée comme on va à l’abattoir. En réalité, et très bizarrement, j’ai trouvé cela passionnant – il faut dire que le professeur y était pour beaucoup. D’autre part, avec les cours d’histoire du droit, j’ai retrouvé mes marques. Sauf qu’en parallèle, je me suis aperçue que j’avais une vision très idéale de la profession de commissaire-priseur, et que l’aspect « entrepreneur », commercial, ne me ressemblait pas vraiment. J’ai donc vite abandonné cette piste. 

Un jour, on me propose une carrière universitaire. Mais l’un de mes maîtres de conférences préférés m’en dissuade : à la place, il me pousse à passer un concours de la fonction publique, notamment le concours des impôts. Il me dit : « cela vous ouvrira plein de portes ! ». Un peu dubitative, je passe le concours, et contre toute attente, je l’ai eu ! Comme vous le voyez, toujours pas de magistrature à l’horizon... Après l’école des impôts, j’ai la possibilité d’aller directement aux services centraux : je me retrouve au ministère des Finances, dans un bureau qui avait des contacts très étroits avec le ministère de la Justice. Je participe à de nombreuses réunions avec des personnes de la Chancellerie. Au bout de cinq ans, l’une d’elles me propose un détachement au ministère de la Justice. J’accepte, et je pars à la Direction des Affaires civiles. Là, je rencontre des magistrats, un univers nouveau pour moi. On me dit qu’il existe des voies d’intégration sur dossier pour la magistrature, mais je ne me sens pas encore prête. Entre-temps, on me propose un poste au service juridique de la Commission européenne, en droit de la concurrence. Je suis tentée, je passe l’entretien, j’obtiens le poste et je pars à Bruxelles. Débute pour moi une expérience passionnante : là-bas, je suis au cœur de la machine – je vais plaider à Luxembourg ! Mais je commence à approcher de la quarantaine. Je me rapproche donc de l’âge auquel je peux postuler dans la magistrature : j’en ai de plus en plus envie ; je sens qu’après tous mes « errements », c’est une voie pour moi, et une voie plus durable. J’ai la chance d’être retenue après avoir postulé. Je commence donc dans la magistrature, et immédiatement je me dis : « Ah, enfin. C’est ça que je veux faire ! » 

 

 

Quels souvenirs gardez-vous de ces premiers pas dans la magistrature ?

Mon premier poste a été au parquet, à évreux. J’ai ce souvenir d’ouvrir la porte et de me retrouver face à plus de 1 000 procédures en attente. C’était en août 2003. J’ai tout de suite pensé : « Si je ne les évacue pas dès maintenant, je vais traîner ça comme un boulet. » C’est un objectif que je me suis fixé, et que j’ai mis un point d’honneur à tenir.

Sachant qu’à cette époque, évreux était une juridiction sinistrée, sous-dotée, en dépit d’une forte délinquance. Mon travail m’intéressait énormément, mais j’étais épuisée. D’autant qu’à ce moment-là, nous n’étions que cinq ou six, contre une dizaine aujourd’hui.

Bizarrement, je me suis sentie moins écrasée de travail par la suite à Bobigny, au siège, alors que je suis arrivée au moment des émeutes, en 2005?– on ne chômait pas, mais c’était différent. 

À évreux, le plus fatigant, c’était la permanence jour/nuit sur huit jours : le téléphone sonnait constamment. On était exsangues. L’après-midi, il fallait aller à l’audience correctionnelle, le courrier s’était accumulé… Ce sont des conditions que j’ai rarement éprouvées avec autant d’acuité. 

Cela dit, cette expérience a été très formatrice. Tout le monde devrait faire du parquet ! En tout cas, pour ma part, je me suis sentie bien plus à l’aise avec ce « bagage », bien que je n’y sois restée que deux ans – le turn over était considérable. Ensuite, je n’ai fait que du siège pénal, à quelques exceptions de permanence près. Je suis tombée dans le pénal et n’en suis pas sortie jusqu’à récemment.

 



« On s’use tous, aussi passionnant que soit un métier.
Au début, c’est nouveau, après il faut qu’on se force à penser que ça l’est encore. »

 

 


Qu’est-ce qui vous a poussée à accepter de témoigner dans le film puis dans le livre Rendre la justice ? 

Je fais partie de ceux qui estiment que la justice n’est pas connue, n’est pas comprise ; qu’elle est très décriée, parfois à tort, parfois à raison. J’enrage de constater qu’elle est si caricaturée. Alors, je prône tout ce qui permet d’être transparent. Je pense qu’il faut ouvrir les fenêtres et les portes sur la justice. Plus on en parle, plus on la montre, plus les citoyens y participent et voient comment elle fonctionne, mieux c’est. Donc ouvrons nos palais, montrons-nous ! Après tout, on n’est pas aimés, mais on intéresse. Je n’ai donc pas hésité une seconde à participer à ces deux projets, puisqu’il s’agissait de donner la parole aux magistrats. Concernant le documentaire, il y a un côté un peu frustrant car le montage fait que tout ne peut pas être retenu, alors même que l’on a été filmé(e)s toute une journée. Mais c’était important de prendre la parole. Je pense pouvoir parler pour mes collègues en disant que Robert Salis a su nous mettre à l’aise, et chacun, avec sa personnalité, s’est exprimé très librement, oubliant la caméra. Je me demande si ce n’était pas une sorte de besoin, presque de catharsis !

Pour ce qui est du livre, la proposition de Robert Salis a séduit mon côté littéraire. J’écris rarement des articles techniques, mais pour la Gazette du Palais, je rédige des petits billets d’humeur sur des sujets libres. Comme une envie de prendre la plume sur des formats courts, percutants. Ça a été exactement pareil ici. 

 

 

La première chose que l’on remarque, dans cet ouvrage sous la direction de Robert Salis, c’est votre témoignage à la 3e personne. Était-ce pour prendre de la distance ? Ou parce que vous êtes habituée à jouer un rôle ? 

On avait carte blanche dans la forme de notre témoignage, et je ne voulais pas être trop technique. J’ai tranché pour un compromis entre le témoignage et la fiction, avec le petit artifice du récit à la 3e personne. Évidemment, il y a en toile de fond cette idée de théâtre, de rôle. C’est forcément quelque chose qui m’habite, que j’ai toujours en tête. Je ne dis pas qu’on joue un rôle à proprement parler, car ce serait caricaturer notre fonction, mais c’est quand même le cas, d’une certaine manière : il y a l’armature technique, le dossier, et ensuite chacun prend sa place sur la grande scène – au pénal en tout cas. Les pénalistes, on est tous plus ou moins des acteurs refoulés ! C’est une question d’égo, il ne faut pas se le cacher... On le sait surtout pour les avocats, mais c’est vrai aussi pour les magistrats. En revanche, ceux qui n'aiment pas se mettre en avant détestent le pénal. J’ai un très bon ami, civiliste hors pair, qui trouve, d’une façon certes un peu extrême, que le pénal n’est pas du « vrai » droit. Il ne supporte pas le côté trop « humain » de cet exercice, ça le gêne, il trouve ça impudique. 

 

 

En parlant de rôle, vous expliquez que vous devez souvent vous efforcer de rester impassible, de ne pas céder à l’exaspération ou dévoiler vos sentiments, et vous admettez à quel point c’est dur. Quelles sont les « méthodes » pour ne rien laisser transparaître ? 

C’est, sauf à être totalement désincarné(e), impossible de ne rien ressentir et de ne rien montrer. Mais j’essaie de me verrouiller. Je prends sur moi. Devant certains discours choquants ou très irritants, la plupart du temps, je me contente de hausser un sourcil, je pense très fort « c’est cela, oui », mais ne le dis jamais, même si cela doit se voir. La seule chose à laquelle je me laisse parfois aller – et je sais que ce n’est pas bien, mais j’y trouve une échappatoire bienvenue – c’est l’humour, l’ironie. Trouver le bon mot. J’essaie, bien sûr, de choisir mon public lorsque je le fais. Le meilleur exemple, c’est la 17e, en droit de la presse. On y fait souvent face à des prévenus crispés sur leur position, qui essaient de vous provoquer et s’adressent à la salle comme une tribune ; des prévenus dont je sais qu’ils veulent produire des effets de foule et cherchent à transmettre leurs idées. Ce sont des personnes totalement capables de comprendre l’ironie, d’être remises à leur place sans en prendre ombrage : c’est un jeu, et dans ces cas-là, je n’hésite pas. Durant certaines audiences très médiatisées avec Zemmour, Dieudonné, Soral, De Lesquen ou Faurisson, est-ce que je suis allée trop loin, je n’en sais rien, mais je ne suis pas restée impassible à écouter benoîtement, c’est certain. Le seul moment où j’ai pu dépasser la limite, j’ai échappé un « bon, ça suffit » et un commentaire que je n’avais pas forcément à faire. 

Mais tout ça est vraiment propre au droit de la presse. Bien évidemment, devant une affaire de violences conjugales ou tout contentieux dramatique, je ne me permettrais jamais d’ironiser. En comparution immédiate non plus, enfin, à quelques exceptions près. Par exemple, lorsqu’un délinquant va me mentir comme un arracheur de dents, mais qu’il sait que je le sais, alors je vais me permettre quelques traits d’humour. Quand un voleur se fait prendre la main dans le sac pour la 30e fois à la Gare du Nord, mais qu’il persiste à dire que ce n’est pas lui, je vais le taquiner. Ça me permet d’évacuer. 

D’autres fois, j’essaie de rester impassible devant les plus énormes mensonges, quitte à en parler ensuite à mes collègues – on rit parfois à pleins poumons. D’ailleurs, il n’y a pas que dans ces situations que l’on a besoin d’une soupape de décompression. Quand j’étais au parquet, j’ai été confrontée bien des fois à des prises de décision en urgence, par exemple pour un placement d’enfant, ou dans le cas d’un enfant qui se dit victime d’attouchements.
À ces moments-là, les responsabilités qui pèsent sur vos épaules sont énormes : vous avez des éléments dans un sens et dans l’autre, et vous devez prendre des décisions que vous allez peut-être regretter. Le collectif joue un rôle très important. 

 


 

« Il m’est arrivé de me demander “qui suis-je pour juger ?
ou de ne pas savoir jusqu’au dernier moment ce que j’allais décider. » 

 

 

 

Paradoxe intéressant : d’un côté, vous semblez désabusée (vous dites que vous savez ce qui vous attend, que plus grand-chose ne vous surprend), et d’un autre côté vous paraissez très investie, comme si juger était une nécessité, une évidence (vous écrivez que votre robe « est devenue une seconde peau »). Pouvez-vous nous expliquer cette ambivalence ?

On s’use tous, aussi palpitant et passionnant que soit un métier. Au début, c’est nouveau, après il faut qu’on se force à penser que ça l’est encore. Il faut y trouver d’autres attraits, et finalement, on est parfois surpris. Il ne s’est en tout cas jamais passé une audience où je me sois ennuyée, ce qui est quand même un privilège extraordinaire. Même si je connais le dossier, même si je peux anticiper ce que le prévenu va dire, j’essaie de ne jamais expédier, bien que parfois, ce pourrait être le cas en quelques minutes. Je pense aux affaires d’excès de vitesse et refus d’obtempérer : « Mais non, je n’ai pas grillé le feu ! Et je n’ai pas vu les policiers ! », c’est toujours pareil. Et pourtant, il faut faire comme si c’était notre premier dossier et écouter avec beaucoup d’attention et d’intérêt ce que la personne en face nous dit. Toutefois, il y a un effet pervers à cela, car elle peut se sentir déçue lors du prononcé de la décision, ayant eu l’impression de m’avoir convaincue ! J’ai d’ailleurs pu me faire gentiment critiquer par mes pairs pour cette attention décuplée : « mais qu’est-ce que tu t’embêtes ! », m’a-t-on déjà dit. C’est peut-être un travers, mais c’est notre devoir.

Je pense aussi aux trafics de stups : on pourrait souvent donner des peines sur dossier, c’est presque déjà écrit d’avance, tant les audiences sont répétitives. Mais un trafic, c’est aussi une histoire, une tranche de vie, de sacrés personnages. Ça ressemble un peu à une pièce de théâtre, à un sketch. Seulement, au bout de la trentième mule qui transporte de la cocaïne à Bobigny, le sketch, on ne le voit plus beaucoup, c’est plutôt la misère humaine qui vous accable. Vous voyez une personne qui se retrouve dans un box car elle a cru gagner en un voyage l’équivalent de toute une vie... Et pendant ce temps, les têtes de réseau courent toujours. C’est lassant.

 

 

Dans votre billet, vous reconnaissez également que vos décisions peuvent être influencées par votre humeur, votre état. Vous admettez que vous pouvez vous montrer plus indulgente vis-à-vis de certaines infractions ou prévenus. Vous faites quelque part un « aveu d’humanité », et tenez un discours rare et important. Pourquoi, à votre avis, les juges sont-ils si souvent déshumanisés aux yeux des justiciables ?

D’abord, il y a le cérémonial, très théâtral, peut-être un peu pompeux. Pour ma part, j’y suis attachée. Au port de la robe également. La question se pose régulièrement de savoir si on doit perpétuer cette tradition. En période de canicule, le président Hayat nous a déjà autorisés à « tomber la robe ». Certains magistrats n’ont pas voulu, certains avocats non plus. De mon côté, j’ai franchi le pas, mais cela faisait bizarre. Je ne dis pas que la robe nous protège, mais sans elle, le statut du juge perdait un peu de son sens. 

Il y a aussi une distance, une déshumanisation, car le juge est censé être celui qui sait, celui qui tranche, et, à la fin, c’est toujours lui qui « l’emporte ». C’est en cela qu’il se différencie très théoriquement des humains qu’il a à juger ou dont il a à apprécier la plainte. 

Mais quand on parle avec les jurés, beaucoup nous disent : « moi, je n’aurais jamais pu faire ce que vous faites ». Voilà pourquoi je suis très attachée au système de jurés, malgré les travers que cela peut engendrer, et je suis également pour qu’il y ait l’équivalent des jurés en correctionnelle, sur certains contentieux, à condition qu’ils restent minoritaires.
À quelques exceptions près, je n'ai jamais vu un juré qui ne ressorte pas mieux informé après avoir participé à des assises qu’avant. Certains arrivent pleins de convictions et sortent complètement chamboulés. Rien que lorsque l’accusé rentre dans le box, ils se rendent compte que c’est monsieur Tout-le-monde, et que le cliché de l’enfance malheureuse n’est pas un cliché : la plupart du temps, c’est le cas. Ces électrochocs sont positifs : en étant juré, on réalise pleinement ce que c’est de juger. 

 

 

Justement, que représente pour vous l’acte de juger ?

C’est quand même très orgueilleux, de juger ses semblables. C’est tester sa capacité à le faire, tous les jours. Il m’est arrivé de me demander « qui suis-je pour juger ? » ou alors de ne pas savoir jusqu’au dernier moment ce que j’allais décider. On nous oblige à trancher, dans un sens ou dans l’autre. Annoncer à une plaignante d’agression sexuelle une relaxe de l’auteur présumé alors que vous vous dites « ça tient mais je n’ai pas assez », c’est très compliqué. Vous auriez presque envie de dire « je ne sais pas ! », seulement vous n’avez pas le droit, sous peine de déni de justice. C’est très difficile. 

Mais le cas qui me « hante » le plus, c’est lorsque je crois à l’innocence de quelqu’un, quand j’en suis convaincue, mais que mes deux collègues sont persuadés du contraire. Lorsque vous êtes mis(e) en minorité et devez prononcer une condamnation, c’est extrêmement dur. Ça m’est arrivé quelquefois, ça peut me travailler longtemps après. Beaucoup plus qu’en sens inverse : si je crois quelqu’un coupable et les deux autres non… tant pis !

 

 

Juger implique aussi d’être exposé(e) médiatiquement. Comment le vivez-vous ?

Lorsque je travaillais à évreux, en particulier, c’est vrai qu’il ne se passait presque pas un jour sans que mon nom soit dans le journal. J’habitais une petite ville à côté, et où que j’allais, j’étais identifiée. Je n’étais pas non plus Lady Di, n’exagérons rien, mais lorsque vous êtes pénaliste, et surtout dans certains contentieux, il s’agit d’un métier où vous êtes forcément sur le devant de la scène. Disons que ce sont les risques du métier. Mais cela ne me faisait rien. La seule chose qui me faisait pester, c’était lorsque le compte rendu d’audience, dans les médias, n’était pas à la hauteur, ou quand le/la journaliste avait saisi un petit détail peu important qui faisait le buzz. 

Le paradoxe, c’est qu’en dépit de notre exposition, nous sommes plutôt démunis. Dans l’affaire Bismuth, par exemple, je trouve qu’il y a eu, de la part de la défense, une communication habilement menée, à tel point que même certains médias ont épousé le point de vue de la défense.

À côté de ça, les magistrats du parquet se sont peu exprimés, et les magistrats du siège, qui ne peuvent pas s'exprimer, ont dû subir un tombereau d’approximations et de critiques. Sauf que ce n’est pas à nous d’expliquer pourquoi on a rendu une telle décision. Le jugement est là pour ça. Face aux attaques, le seul moyen de rétablir l’équilibre se fait normalement via les institutions politiques. Mais quand les instances chargées de rétablir l’équilibre ne le font pas, c’est là que se trouve le point de rupture. 

 

 

Dans Rendre la justice, un sentiment émane de vos propos : la solitude. Se sent-on seul, lorsqu’on est magistrat ?

Quand vous êtes juge unique, oui, clairement. Je suis justement très attachée à la collégialité pour ne pas ressentir cela. J’ai notamment pu être extrêmement soulagée que nous ayons été trois à prendre certaines décisions très délicates.

La solitude se ressent plutôt face aux armadas d’avocats et de collaborateurs. Elle se ressent également quand on prépare les dossiers – des dossiers énormes, tentaculaires – et qu’on se retrouve seul(e) face à cette masse monstrueuse de travail. Il faut le savoir : dans la magistrature, vous faites tout, de la photocopieuse à la recherche juridique. Le juge est écrasé de travail. Il est asphyxié. On ne peut pas s’imaginer tout l’investissement que cela représente. Pour ma part, je n’ai pas le souvenir d’un seul weekend sans travail. Honnêtement, cela repose beaucoup sur le sacerdoce. Il m’est arrivé de renvoyer des dossiers d’office, car je sentais que je n’étais plus capable de les juger dans de bonnes conditions. C’est mal vu, car le stock s’accumule. On n’a pas le droit d’être fatigué, et parfois on se laisse prendre dans cette course à la performance qui consiste à dire qu’on va y arriver. On est sur le fil du rasoir. Forcément qu’il y a des loupés ! 

Alors, quand j’ai eu l’opportunité d’un détachement, il y a quelques années en arrière, j’ai sauté sur l’occasion. Ce n’était pas programmé, mais je sentais que j’avais presque atteint mes limites. J’ai un exemple bien précis pour illustrer ça : alors que je m’arrangeais toujours pour préparer mes dossiers en amont – il faut connaître ses dossiers par cœur à l’audience, sinon vous n’êtes pas crédible – et avoir un jour de battement entre la fin de préparation du dossier et le début de l’audience, lors de ma dernière audience, j’ai fini ma préparation à 13h05. L’audience était à 13h30. C’était donc moins une, et je me suis dit « il y a un moment où ça va craquer ». 

 

 

Vous êtes actuellement vice-présidente de l’Autorité de la concurrence. Qu’est-ce que ce changement représente pour vous ?

C’est tombé à point nommé, j’avais fini un cycle. (J’étais au préalable venue ici deux ans, comme rapporteure, avant de repartir en juridiction, à Nanterre, Paris).

Ma prédécesseure ayant fini son mandat, on cherchait un magistrat pour la remplacer : mon nom est sorti du chapeau. J’ai postulé, j’ai été prise, cela n’était absolument pas préparé. 

Ici, ce que je fais est totalement différent. Il s’agit beaucoup plus d’un travail sur dossier. En séance, la procédure est écrite. Il n'y a pas ce côté instruction à charge et à décharge de l’audience pénale. Je ne joue plus un rôle. Enfin, de temps en temps, cela revient, et je peux me montrer un peu plus « active » en séance. C’est peut-être ce qui me manque ici. Mais les avantages à l’Autorité sont nombreux, à commencer par la méthode de travail, qui est exemplaire. J’ai à mes côtés des référendaires, des juristes brillants qui se chargent d’effectuer des recherches sur tel ou tel point de droit. C’est fabuleux ! Sans oublier l’intendance matérielle. Je demande un livre, un abonnement à une revue : je l’ai. Ça peut paraître dérisoire, anecdotique, mais ça change la vie.

Cela dit, j’ai énormément de travail. En tant que vice-présidente, je vois de tout. Je me penche sur tous les dossiers, même ceux que je ne préside pas. La pression est là, mais elle est différente. C’est une autre fatigue ; celle de passer d’une chose à l’autre sans arrêt. Ce sont vraiment deux métiers qui n’ont rien à voir. 

 

 

On l’a vu, vous avez occupé des postes divers au cours de votre carrière… Aujourd’hui, comment voyez-vous la suite ?

Je suis détachée pour cinq ans, renouvelables pour une durée de deux ans et demi. Actuellement, c’est ma troisième année à l’Autorité. Dans deux ans, je ne sais pas encore si je demanderai à être renouvelée ou non. Il y a une chose qui manque à mon parcours et qui me trotte dans la tête : j’aimerais présider des assises. Si je repars dans la magistrature, ce serait pour faire ça, ou à nouveau pour présider une chambre correctionnelle. Mais il faut que les conditions de travail changent. Même si je n’ai pas beaucoup d’espoir… 

 

Propos recueillis par Bérengère Margaritelli

 

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