Elle a accepté de témoigner dans le documentaire puis dans l’ouvrage
de Robert Salis, Rendre la
justice. Fabienne Siredey-Garnier,
magistrate en détachement, vice-présidente de l’Autorité de la concurrence,
prône la transparence de la justice et dévoile, sans fard et sans langue de
bois, une facette de la magistrature pleine d’humanité mais à bout de
souffle. Le JSS
est allé à sa rencontre.
Racontez-nous : comment êtes-vous devenue magistrate ?
Oh, c’est un
long cheminement ! La magistrature, ce n’était pas du tout ma vocation
initiale. Au départ, j’étais plutôt programmée pour être professeure
d’histoire. Très littéraire, j’ai enchaîné hypokhâgne, khâgne, et la fac
d’histoire, à Dijon. Puis, j’ai eu une espèce de « crise de
vocation », et je me suis rendue à l’évidence : je n’avais plus
vraiment pour rêve d’enseigner. J’ai quand même obtenu ma maîtrise, mais je
n’ai pas passé les concours. À la place, j’ai hanté les salles des ventes.
Comme j’étais également passionnée d’art, je me suis dit « tiens, et
pourquoi pas commissaire-priseur ? » Lorsqu’on m’a appris qu’il fallait
faire du droit, ça a été la douche froide. Malgré tout, j’ai obtenu une
équivalence et intégré directement la deuxième année de licence. Mon premier
cours était un cours de finances publiques : j’y suis allée comme on va à
l’abattoir. En réalité, et très bizarrement, j’ai trouvé cela passionnant – il
faut dire que le professeur y était pour beaucoup. D’autre part, avec les cours
d’histoire du droit, j’ai retrouvé mes marques. Sauf qu’en parallèle, je me
suis aperçue que j’avais une vision très idéale de la profession de
commissaire-priseur, et que l’aspect « entrepreneur », commercial, ne
me ressemblait pas vraiment. J’ai donc vite abandonné cette piste.
Un jour, on
me propose une carrière universitaire. Mais l’un de mes maîtres de conférences
préférés m’en dissuade : à la place, il me pousse à passer un concours de
la fonction publique, notamment le concours des impôts. Il me dit :
« cela vous ouvrira plein de portes ! ». Un peu
dubitative, je passe le concours, et contre toute attente, je l’ai eu ! Comme
vous le voyez, toujours pas de magistrature à l’horizon... Après l’école des impôts, j’ai la possibilité
d’aller directement aux services centraux : je me retrouve au ministère
des Finances, dans un bureau qui avait des contacts très étroits avec le ministère
de la Justice. Je participe à de nombreuses réunions avec des personnes de la
Chancellerie. Au bout de cinq ans, l’une d’elles me propose un détachement au
ministère de la Justice. J’accepte, et je pars à la Direction des Affaires
civiles. Là, je rencontre des magistrats, un univers nouveau pour moi. On me
dit qu’il existe des voies d’intégration sur dossier pour la magistrature, mais
je ne me sens pas encore prête. Entre-temps, on me propose un poste au service
juridique de la Commission européenne, en droit de la concurrence. Je suis
tentée, je passe l’entretien, j’obtiens le poste et je pars à Bruxelles. Débute
pour moi une expérience passionnante : là-bas, je suis au cœur de la
machine – je vais plaider à Luxembourg ! Mais je commence à approcher de
la quarantaine. Je me rapproche donc de l’âge auquel je peux postuler dans la
magistrature : j’en ai de plus en plus envie ; je sens qu’après tous
mes « errements », c’est une voie pour moi, et une voie plus durable.
J’ai la chance d’être retenue après avoir postulé. Je commence donc dans la
magistrature, et immédiatement je me dis : « Ah, enfin. C’est ça
que je veux faire ! »
Quels souvenirs gardez-vous de ces premiers pas dans la
magistrature ?
Mon premier
poste a été au parquet, à évreux.
J’ai ce souvenir d’ouvrir la porte et de me retrouver face à plus de
1 000 procédures en attente. C’était en août 2003. J’ai tout de suite
pensé : « Si je ne les évacue pas dès maintenant, je vais traîner
ça comme un boulet. » C’est un objectif que je me suis fixé, et que
j’ai mis un point d’honneur à tenir.
Sachant qu’à
cette époque, évreux était une
juridiction sinistrée, sous-dotée, en dépit d’une forte délinquance. Mon
travail m’intéressait énormément, mais j’étais épuisée. D’autant qu’à ce
moment-là, nous n’étions que cinq ou six, contre une dizaine aujourd’hui.
Bizarrement,
je me suis sentie moins écrasée de travail par la suite à Bobigny, au siège,
alors que je suis arrivée au moment des émeutes, en 2005?– on ne chômait pas, mais c’était
différent.
À évreux, le plus fatigant, c’était la
permanence jour/nuit sur huit jours : le téléphone sonnait constamment. On
était exsangues. L’après-midi, il fallait aller à l’audience correctionnelle,
le courrier s’était accumulé… Ce sont des conditions que j’ai rarement éprouvées
avec autant d’acuité.
Cela dit,
cette expérience a été très formatrice. Tout le monde devrait faire du
parquet ! En tout cas, pour ma part, je me suis sentie bien plus à l’aise
avec ce « bagage », bien que je n’y sois restée que deux ans – le turn
over était considérable. Ensuite, je n’ai fait que du siège pénal, à
quelques exceptions de permanence près. Je suis tombée dans le pénal et n’en
suis pas sortie jusqu’à récemment.
« On s’use tous, aussi passionnant que soit un
métier.
Au début, c’est nouveau, après il faut qu’on se force à penser que ça
l’est encore. »
Qu’est-ce qui vous a poussée à accepter de témoigner dans le film puis
dans le livre Rendre la justice ?
Je fais
partie de ceux qui estiment que la justice n’est pas connue, n’est pas
comprise ; qu’elle est très décriée, parfois à tort, parfois à raison.
J’enrage de constater qu’elle est si caricaturée. Alors, je prône tout ce qui
permet d’être transparent. Je pense qu’il faut ouvrir les fenêtres et les
portes sur la justice. Plus on en parle, plus on la montre, plus les citoyens y
participent et voient comment elle fonctionne, mieux c’est. Donc ouvrons nos
palais, montrons-nous ! Après tout, on n’est pas aimés, mais on intéresse.
Je n’ai donc pas hésité une seconde à participer à ces deux projets, puisqu’il
s’agissait de donner la parole aux magistrats. Concernant le documentaire, il y
a un côté un peu frustrant car le montage fait que tout ne peut pas être
retenu, alors même que l’on a été filmé(e)s toute une journée. Mais c’était
important de prendre la parole. Je pense pouvoir parler pour mes collègues en
disant que Robert Salis a su nous mettre à l’aise, et chacun, avec sa personnalité,
s’est exprimé très librement, oubliant la caméra. Je me demande si ce n’était
pas une sorte de besoin, presque de catharsis !
Pour ce qui
est du livre, la proposition de Robert Salis a séduit mon côté littéraire.
J’écris rarement des articles techniques, mais pour la Gazette du Palais,
je rédige des petits billets d’humeur sur des sujets libres. Comme une envie de
prendre la plume sur des formats courts, percutants. Ça a été exactement pareil
ici.
La première chose que l’on remarque, dans cet ouvrage sous la direction
de Robert Salis, c’est votre témoignage à la 3e personne.
Était-ce pour prendre de la distance ? Ou parce que vous êtes habituée à
jouer un rôle ?
On avait
carte blanche dans la forme de notre témoignage, et je ne voulais pas être trop
technique. J’ai tranché pour un compromis entre le témoignage et la fiction,
avec le petit artifice du récit à la 3e personne. Évidemment,
il y a en toile de fond cette idée de théâtre, de rôle. C’est forcément quelque
chose qui m’habite, que j’ai toujours en tête. Je ne dis pas qu’on joue un rôle
à proprement parler, car ce serait caricaturer notre fonction, mais c’est quand
même le cas, d’une certaine manière : il y a l’armature technique, le
dossier, et ensuite chacun prend sa place sur la grande scène – au pénal en
tout cas. Les pénalistes, on est tous plus ou moins des acteurs refoulés !
C’est une question d’égo, il ne faut pas se le cacher... On le sait surtout
pour les avocats, mais c’est vrai aussi pour les magistrats. En revanche, ceux
qui n'aiment pas se mettre en avant détestent le pénal. J’ai un très bon ami,
civiliste hors pair, qui trouve, d’une façon certes un peu extrême, que le
pénal n’est pas du « vrai » droit. Il ne supporte pas le côté trop
« humain » de cet exercice, ça le gêne, il trouve ça impudique.
En parlant de rôle, vous expliquez que vous devez souvent vous efforcer
de rester impassible, de ne pas céder à l’exaspération ou dévoiler vos
sentiments, et vous admettez à quel point c’est dur. Quelles sont les
« méthodes » pour ne rien laisser transparaître ?
C’est, sauf
à être totalement désincarné(e), impossible de ne rien ressentir et de ne rien
montrer. Mais j’essaie de me verrouiller. Je prends sur moi. Devant certains
discours choquants ou très irritants, la plupart du temps, je me contente de
hausser un sourcil, je pense très fort « c’est cela, oui »,
mais ne le dis jamais, même si cela doit se voir. La seule chose à laquelle je
me laisse parfois aller – et je sais que ce n’est pas bien, mais j’y trouve une
échappatoire bienvenue – c’est l’humour, l’ironie. Trouver le bon mot.
J’essaie, bien sûr, de choisir mon public lorsque je le fais. Le meilleur
exemple, c’est la 17e, en droit de la presse. On y fait souvent face
à des prévenus crispés sur leur position, qui essaient de vous provoquer et
s’adressent à la salle comme une tribune ; des prévenus dont je sais
qu’ils veulent produire des effets de foule et cherchent à transmettre leurs
idées. Ce sont des personnes totalement capables de comprendre l’ironie, d’être
remises à leur place sans en prendre ombrage : c’est un jeu, et dans ces
cas-là, je n’hésite pas. Durant certaines audiences très médiatisées avec
Zemmour, Dieudonné, Soral, De Lesquen ou Faurisson, est-ce que je suis allée trop
loin, je n’en sais rien, mais je ne suis pas restée impassible à écouter
benoîtement, c’est certain. Le seul moment où j’ai pu dépasser la limite, j’ai
échappé un « bon, ça suffit » et un commentaire que je n’avais
pas forcément à faire.
Mais tout
ça est vraiment propre au droit de la presse. Bien évidemment, devant une
affaire de violences conjugales ou tout contentieux dramatique, je ne me
permettrais jamais d’ironiser. En comparution immédiate non plus, enfin, à
quelques exceptions près. Par exemple, lorsqu’un délinquant va me mentir comme
un arracheur de dents, mais qu’il sait que je le sais, alors je vais me
permettre quelques traits d’humour. Quand un voleur se fait prendre la main
dans le sac pour la 30e fois à la Gare du Nord, mais qu’il
persiste à dire que ce n’est pas lui, je vais le taquiner. Ça me permet
d’évacuer.
D’autres
fois, j’essaie de rester impassible devant les plus énormes mensonges, quitte à
en parler ensuite à mes collègues – on rit parfois à pleins poumons.
D’ailleurs, il n’y a pas que dans ces situations que l’on a besoin d’une
soupape de décompression. Quand j’étais au parquet, j’ai été confrontée bien
des fois à des prises de décision en urgence, par exemple pour un placement
d’enfant, ou dans le cas d’un enfant qui se dit victime d’attouchements.
À ces moments-là, les responsabilités qui pèsent sur vos épaules sont
énormes : vous avez des éléments dans un sens et dans l’autre, et vous
devez prendre des décisions que vous allez peut-être regretter. Le collectif
joue un rôle très important.
« Il m’est arrivé de me demander “qui suis-je pour juger ?”
ou de ne pas savoir
jusqu’au dernier moment ce que j’allais décider. »
Paradoxe intéressant : d’un côté, vous semblez désabusée (vous
dites que vous savez ce qui vous attend, que plus grand-chose ne vous
surprend), et d’un autre côté vous paraissez très investie, comme si juger
était une nécessité, une évidence (vous écrivez que votre robe « est
devenue une seconde peau »). Pouvez-vous nous expliquer cette
ambivalence ?
On s’use
tous, aussi palpitant et passionnant que soit un métier. Au début, c’est
nouveau, après il faut qu’on se force à penser que ça l’est encore. Il faut y
trouver d’autres attraits, et finalement, on est parfois surpris. Il ne s’est
en tout cas jamais passé une audience où je me sois ennuyée, ce qui est quand
même un privilège extraordinaire. Même si je connais le dossier, même si je
peux anticiper ce que le prévenu va dire, j’essaie de ne jamais expédier, bien
que parfois, ce pourrait être le cas en quelques minutes. Je pense aux affaires
d’excès de vitesse et refus d’obtempérer : « Mais non, je
n’ai pas grillé le feu ! Et je n’ai pas vu les policiers ! »,
c’est toujours pareil. Et pourtant, il faut faire comme si c’était notre
premier dossier et écouter avec beaucoup d’attention et d’intérêt ce que la
personne en face nous dit. Toutefois, il y a un effet pervers à cela, car elle
peut se sentir déçue lors du prononcé de la décision, ayant eu l’impression de
m’avoir convaincue ! J’ai d’ailleurs pu me faire gentiment critiquer par
mes pairs pour cette attention décuplée : « mais qu’est-ce que tu
t’embêtes ! », m’a-t-on déjà dit. C’est peut-être un travers,
mais c’est notre devoir.
Je pense
aussi aux trafics de stups : on pourrait souvent donner des peines sur
dossier, c’est presque déjà écrit d’avance, tant les audiences sont
répétitives. Mais un trafic, c’est aussi une histoire, une tranche de vie, de sacrés
personnages. Ça ressemble un peu à une pièce de théâtre, à un sketch.
Seulement, au bout de la trentième mule qui transporte de la cocaïne à Bobigny,
le sketch, on ne le voit plus beaucoup, c’est plutôt la misère humaine qui vous
accable. Vous voyez une personne qui se retrouve dans un box car elle a cru
gagner en un voyage l’équivalent de toute une vie... Et pendant ce temps, les
têtes de réseau courent toujours. C’est lassant.
Dans votre billet, vous reconnaissez également que vos décisions
peuvent être influencées par votre humeur, votre état. Vous admettez que vous
pouvez vous montrer plus indulgente vis-à-vis de certaines infractions ou
prévenus. Vous faites quelque part un « aveu d’humanité », et tenez
un discours rare et important. Pourquoi, à votre avis, les juges sont-ils si
souvent déshumanisés aux yeux des justiciables ?
D’abord, il
y a le cérémonial, très théâtral, peut-être un peu pompeux. Pour ma part, j’y
suis attachée. Au port de la robe également. La question se pose régulièrement
de savoir si on doit perpétuer cette tradition. En période de canicule, le
président Hayat nous a déjà autorisés à « tomber la robe ». Certains
magistrats n’ont pas voulu, certains avocats non plus. De mon côté, j’ai
franchi le pas, mais cela faisait bizarre. Je ne dis pas que la robe nous
protège, mais sans elle, le statut du juge perdait un peu de son sens.
Il y a
aussi une distance, une déshumanisation, car le juge est censé être celui qui
sait, celui qui tranche, et, à la fin, c’est toujours lui qui
« l’emporte ». C’est en cela qu’il se différencie très théoriquement
des humains qu’il a à juger ou dont il a à apprécier la plainte.
Mais quand
on parle avec les jurés, beaucoup nous disent : « moi, je n’aurais
jamais pu faire ce que vous faites ». Voilà pourquoi je suis très
attachée au système de jurés, malgré les travers que cela peut engendrer, et je
suis également pour qu’il y ait l’équivalent des jurés en correctionnelle, sur
certains contentieux, à condition qu’ils restent minoritaires.
À quelques exceptions près, je n'ai jamais vu un juré qui ne ressorte pas mieux
informé après avoir participé à des assises qu’avant. Certains arrivent pleins
de convictions et sortent complètement chamboulés. Rien que lorsque l’accusé
rentre dans le box, ils se rendent compte que c’est monsieur Tout-le-monde, et
que le cliché de l’enfance malheureuse n’est pas un cliché : la plupart du
temps, c’est le cas. Ces électrochocs sont positifs : en étant juré, on
réalise pleinement ce que c’est de juger.
Justement, que représente pour vous l’acte de juger ?
C’est quand
même très orgueilleux, de juger ses semblables. C’est tester sa capacité à le
faire, tous les jours. Il m’est arrivé de me demander « qui suis-je
pour juger ? » ou alors de ne pas savoir jusqu’au dernier moment
ce que j’allais décider. On nous oblige à trancher, dans un sens ou dans
l’autre. Annoncer à une plaignante d’agression sexuelle une relaxe de l’auteur
présumé alors que vous vous dites « ça tient mais je n’ai pas assez »,
c’est très compliqué. Vous auriez presque envie de dire « je ne sais
pas ! », seulement vous n’avez pas le droit, sous peine de déni
de justice. C’est très difficile.
Mais le cas
qui me « hante » le plus, c’est lorsque je crois à l’innocence de
quelqu’un, quand j’en suis convaincue, mais que mes deux collègues sont
persuadés du contraire. Lorsque vous êtes mis(e) en minorité et devez prononcer
une condamnation, c’est extrêmement dur. Ça m’est arrivé quelquefois, ça peut
me travailler longtemps après. Beaucoup plus qu’en sens inverse : si je
crois quelqu’un coupable et les deux autres non… tant pis !
Juger implique aussi d’être exposé(e) médiatiquement. Comment le
vivez-vous ?
Lorsque je travaillais à évreux, en particulier, c’est vrai
qu’il ne se passait presque pas un jour sans que mon nom soit dans le journal.
J’habitais une petite ville à côté, et où que j’allais, j’étais identifiée. Je
n’étais pas non plus Lady Di, n’exagérons rien, mais lorsque vous êtes
pénaliste, et surtout dans certains contentieux, il s’agit d’un métier où vous
êtes forcément sur le devant de la scène. Disons que ce sont les risques du
métier. Mais cela ne me faisait rien. La seule chose qui me faisait pester,
c’était lorsque le compte rendu d’audience, dans les médias, n’était pas à la
hauteur, ou quand le/la journaliste avait saisi un petit détail peu important
qui faisait le buzz.
Le paradoxe, c’est qu’en dépit de
notre exposition, nous sommes plutôt démunis. Dans l’affaire Bismuth, par
exemple, je trouve qu’il y a eu, de la part de la défense, une communication
habilement menée, à tel point que même certains médias ont épousé le point de
vue de la défense.
À côté de ça, les magistrats du
parquet se sont peu exprimés, et les magistrats du siège, qui ne peuvent pas
s'exprimer, ont dû subir un tombereau d’approximations et de critiques. Sauf
que ce n’est pas à nous d’expliquer pourquoi on a rendu une telle décision. Le
jugement est là pour ça. Face aux attaques, le seul moyen de rétablir
l’équilibre se fait normalement via les institutions politiques. Mais quand les
instances chargées de rétablir l’équilibre ne le font pas, c’est là que se
trouve le point de rupture.
Dans Rendre
la justice, un sentiment émane de vos propos : la solitude. Se sent-on seul, lorsqu’on est magistrat ?
Quand vous êtes juge unique, oui,
clairement. Je suis justement très attachée à la collégialité pour ne pas
ressentir cela. J’ai notamment pu être extrêmement soulagée que nous ayons été
trois à prendre certaines décisions très délicates.
La solitude se ressent plutôt
face aux armadas d’avocats et de collaborateurs. Elle se ressent également
quand on prépare les dossiers – des dossiers énormes, tentaculaires – et qu’on
se retrouve seul(e) face à cette masse monstrueuse de travail. Il faut le
savoir : dans la magistrature, vous faites tout, de la photocopieuse à la
recherche juridique. Le juge est écrasé de travail. Il est asphyxié. On ne peut
pas s’imaginer tout l’investissement que cela représente. Pour ma part, je n’ai
pas le souvenir d’un seul weekend sans travail. Honnêtement, cela repose
beaucoup sur le sacerdoce. Il m’est arrivé de renvoyer des dossiers d’office,
car je sentais que je n’étais plus capable de les juger dans de bonnes
conditions. C’est mal vu, car le stock s’accumule. On n’a pas le droit d’être
fatigué, et parfois on se laisse prendre dans cette course à la performance qui
consiste à dire qu’on va y arriver. On est sur le fil du rasoir. Forcément
qu’il y a des loupés !
Alors,
quand j’ai eu l’opportunité d’un détachement, il y a quelques années en
arrière, j’ai sauté sur l’occasion. Ce n’était pas programmé, mais je sentais
que j’avais presque atteint mes limites. J’ai un exemple bien précis pour
illustrer ça : alors que je m’arrangeais toujours pour préparer mes
dossiers en amont – il faut connaître ses dossiers par cœur à l’audience, sinon
vous n’êtes pas crédible – et avoir un jour de battement entre la fin de
préparation du dossier et le début de l’audience, lors de ma dernière audience,
j’ai fini ma préparation à 13h05. L’audience était à 13h30. C’était donc moins
une, et je me suis dit « il y a un moment où ça va craquer ».
Vous êtes
actuellement vice-présidente de l’Autorité de la concurrence. Qu’est-ce que ce
changement représente pour vous ?
C’est tombé à point nommé,
j’avais fini un cycle. (J’étais au préalable venue ici deux ans, comme
rapporteure, avant de repartir en juridiction, à Nanterre, Paris).
Ma prédécesseure ayant fini son
mandat, on cherchait un magistrat pour la remplacer : mon nom est sorti du
chapeau. J’ai postulé, j’ai été prise, cela n’était absolument pas
préparé.
Ici, ce que je fais est
totalement différent. Il s’agit beaucoup plus d’un travail sur dossier. En
séance, la procédure est écrite. Il n'y a pas ce côté instruction à charge et à
décharge de l’audience pénale. Je ne joue plus un rôle. Enfin, de temps en
temps, cela revient, et je peux me montrer un peu plus « active » en
séance. C’est peut-être ce qui me manque ici. Mais les avantages à l’Autorité
sont nombreux, à commencer par la méthode de travail, qui est exemplaire. J’ai à
mes côtés des référendaires, des juristes brillants qui se chargent d’effectuer
des recherches sur tel ou tel point de droit. C’est fabuleux ! Sans
oublier l’intendance matérielle. Je demande un livre, un abonnement à une
revue : je l’ai. Ça peut paraître dérisoire, anecdotique, mais ça change
la vie.
Cela dit, j’ai énormément de
travail. En tant que vice-présidente, je vois de tout. Je me penche sur tous
les dossiers, même ceux que je ne préside pas. La pression est là, mais
elle est différente. C’est une autre fatigue ; celle de passer d’une chose
à l’autre sans arrêt. Ce sont vraiment deux métiers qui n’ont rien à
voir.
On l’a vu,
vous avez occupé des postes divers au cours de votre carrière… Aujourd’hui,
comment voyez-vous la suite ?
Je suis détachée pour cinq ans,
renouvelables pour une durée de deux ans et demi. Actuellement, c’est ma
troisième année à l’Autorité. Dans deux ans, je ne sais pas encore si je
demanderai à être renouvelée ou non. Il y a une chose qui manque à mon parcours
et qui me trotte dans la tête : j’aimerais présider des assises. Si je
repars dans la magistrature, ce serait pour faire ça, ou à nouveau pour
présider une chambre correctionnelle. Mais il faut que les conditions de
travail changent. Même si je n’ai pas beaucoup d’espoir…
Propos recueillis par Bérengère Margaritelli