Pourquoi des
agences de conseil en vote ? Le développement des proxies
Les agences de conseil en vote sont nées aux
États-Unis dans les années 80 avec la création des entreprises américaines ISS et
PIRC qui ont ouvert la voie à ces acteurs d’un genre nouveau. Une agence de
conseil en vote a pour mission d’analyser les résolutions proposées par tel ou
tel émetteur pour leur client investisseur. Plus les investisseurs
institutionnels ont pris part au jeu, plus les proxies se sont développées
jusqu’à former désormais une catégorie à part entière d’activistes bien que non
actionnaires (1). De fait, dans la décennie qui a suivi, de
nombreuses agences ont emboîté le pas aux États-Unis (telles Glass Lewis ou
Egan Jones), puis en Europe avec Ivox en Allemagne, IVIS et Manifest au
Royaume-Uni ou encore Shareholder Support aux Pays-Bas. C’est dans ce contexte
que Pierre Henri Leroy décide en France de créer Proxinvest en 1995.
Comment travaillent–elles ?
Elles se basent sur les études, les rapports annuels
des sociétés, notamment sur des aspects de gouvernance pour émettre des
recommandations de vote, « proxy advisory services », que
leurs clients seront libres de suivre. En étudiant les différents documents mis
à disposition des actionnaires et du public et les renseignements qui y
figurent (politique de rémunération, transparence, politique de dividendes,
conventions réglementées, mais aussi politique de mixité, intégration de la
RSE, etc.) et à partir d’une politique de vote élaborée (ou qui tient compte
des doléances de son client), l’agence développe son analyse et émet des
recommandations en se référant au Code de gouvernance désigné par l’entreprise
concernée (en France : AFEP MEDEF ou Middlenext), à la pratique et au
droit positif contraignant, à la doctrine, etc.
Au-delà de ce rôle conseil, les agences exercent
aussi des missions dites de « proxy voting service » (service
qui concernent la logistique du vote et la transmission d’instructions par
exemple avec une plateforme d’exécution de votes) ou fournissent des missions
de consultants corporate governance ; et, en ce cas, il y a risque
de conflit d’intérêt.
Au cours de la saison des assemblées générales, les
conseillers en vote sont mobilisés sur les sujets sensibles ou litigieux. Un
avis favorable de la part d’une agence constitue un argument majeur pour une
campagne activiste et peut faire basculer le vote sur une résolution. Une étude
du cabinet Towers Watson relève que lorsque l’agence ISS émet une recommandation
favorable en matière de rémunération, les résolutions emportent en moyenne
92 % d’adhésion et 73 % si la recommandation est défavorable, un
écart significatif.
Le poids de ces acteurs étant réel et le risque de
dérives non négligeable, le législateur européen a eu à cœur d’intégrer
davantage ces acteurs au système en limitant le risque de pratiques biaisées.
Ainsi, la directive droit des actionnaires(2) que transcrit la loi PACTE
entend favoriser plus de transparence. Les proxies devront appliquer un Code de
conduite et prendre des mesures pour assurer que leurs recommandations soient
précises et fondées sur une analyse approfondie des informations dont elles
disposent. Elles doivent porter à la connaissance de leurs clients tout conflit
d’intérêts potentiel et toute relation commerciale pouvant influencer
l’élaboration des recommandations ainsi que les mesures prises pour les limiter
ou éliminer.
Proxinvest,
un acteur unique en son genre en France !
À une époque où être différent
signifiait être condamné et être condamné signifiait disparaître, il y a près
de 25 ans, un acteur (Proxinvest) a fait le choix risqué mais nécessaire, en
France, d’envisager l’activisme actionnarial et ses pratiques différemment et
de jouer un rôle jusqu’ici inexistant, celui d’une agence de conseil en vote
(proxy advisor) militante.
Proxinvest fait figure de modèle
comme première société française de conseil en vote qui a fait le choix
courageux de s’interdire toute prestation de services rémunérés par les
émetteurs. Ainsi, Proxinvest non seulement n’a pas attendu la directive
précitée pour se conformer à des exigences de transparence et éviter les conflits
d‘intérêt, mais libre de tout conflit d’intérêt, elle peut défendre les causes
qu’elle estime devoir être défendues. Cette posture comporte un revers, un
business model plus fragile de la société qui, contrairement à la plupart de
ses camarades, ne dispose pas du soutien financier d’émetteurs.
Ce choix a longtemps assumé la
place aujourd’hui dans une position périlleuse qui pourrait être de nature à
perturber son action, ce qui serait une bien mauvaise nouvelle pour tous les
défenseurs de la démocratie actionnariale, car Proxinvest n’est pas seulement
un organisme qui donne des conseils en vote éclairés, c’est un acteur engagé.Ses combats sont nombreux : intégrité de la gestion, séparation des
pouvoirs, indépendance au sein des conseils d’administrations, gestion
raisonnée des fonds propres dans le respect des actionnaires, transparence et
équité des politiques de rémunération des dirigeants, enfin tout naturellement
l’égalité de traitement des actionnaires.
Proxinvest surveille ainsi tant la manière dont les
administrateurs indépendants exercent leurs mandats en pointant du doigt un
nombre trop important de mandats cumulés, que le risque de conflits d’intérêts
lié à la problématique des conventions réglementées qualifiées de libre ou
votées dans des conditions étranges. L’agence a par exemple interpellé
l’Autorité des marchés financiers au sujet de la participation au vote des
actionnaires de contrôle sur des résolutions relatives à des conventions
réglementées auxquelles ils étaient intéressés ; elle a aussi dans
l’affaire SoLocal, en juin 2017, interpellé la direction sur des conflits
d’intérêts et recommandé de voter contre le rapport du commissaire aux comptes
sur les conventions réglementées. Proxinvest a pris position pour une évolution
du régime des conventions réglementées afin de plus de transparence, appel qui
a fait écho dans la loi PACTE, jusqu’à un dernier rebondissement récent :
la liste des conventions libres à fournir aux actionnaires préconisée dans la
version d’origine du projet semble avoir disparue ?
Cette année, Proxinvest a aussi aidé l’Association
regroupement PPlocal dans son action pour demander des comptes sur les
décisions et la gestion du dirigeant et du conseil de la société INTRASENSE.
Même si cet article n’a
pas pour objet spécifiquement la question des droits des minoritaires, nous
invitons le lecteur à lire attentivement le remarquable art du questionnement
intervenu dans cette affaire et la stratégie de regroupements de voix utilisée
pour obtenir le seuil de 5 % des droits de vote permettant de proposer des
résolutions externes au vote pour l’assemblée générale (3) !
Dans un monde où la gouvernance des grandes
entreprises cotées demeure largement contrôlée et policée, l’agence fut aussi
l’une des premières à dénoncer les dérives en matière de rémunération des
dirigeants.
Militante
pour l’actionnariat, mais pas seulement…
Toutefois, les combats de Proxinvest vont au-delà des
problématiques classiques de gestion des sociétés et adressent des questions
qui ont trait à une gestion éthique et respectueuse des groupes.
Ainsi, en ce qui concerne la mixité, Proxinvest a dès
2016 publié un rapport critique qui a fait mouche sur
l’absence de lien entre féminisation des conseils d’administration et de
surveillance et promotion des femmes dans les COMEX/Codir : « Existe-t-il
un plafond de verre pour les femmes dirigeantes en France ? » (4).
Rapport sans concession qui avait pour ambition d’enclencher une prise de
conscience parmi les investisseurs institutionnels et d’alerter le gouvernement
à propos de l’effet d’entraînement limité de la loi quota (5) sur les conseils
d’administration quant à l’évolution de la composition des COMEX et Codir. Même
si ça n’est pas le seul acteur à s’être mobilisé (6),
l’action a été efficace.
Soulignant le manque d’efficacité ou en tout cas de
rapidité d’application des mesures légales, l’agence estime que l’activisme et
la communication directe est un moyen de faire avancer les choses. Proxinvest
s’investit pour l’environnement, en prônant une performance environnementale
qui passe par les critères ESG. À titre d’exemple, dans ses recommandations aux
entreprises, l’agence préconise en matière énergétique de faire valider par la
Science Based Targets Initiative (7), les objectifs de réduction
d’émission de carbone et de publier l’avancement des objectifs.
Ces recommandations, très suivies par les émetteurs,
permettent de faire évoluer les pratiques et les consciences. L’influence de
l’agence n’est pas que symbolique. Son opposition a un réel impact sur le taux
d’approbation postérieur des résolutions, par exemple concernant Safran, une
résolution avait été émise en 2017 concernant la mise en place d’une « Retraite
à cotisation définie accordée à Ross McInnes, Président du Conseil
d’administration », Proxinvest avait fait connaître son opposition et
la résolution a été désavouée avec 49,6 % (8).
Alors que la saison 2019 des assemblées générales
se déroule, Proxinvest se prononce contre la rémunération de François-Henri
Pinault (Kering) en hausse de 106 % même si les excellents résultats de la
société sont au rendez-vous, le manque de transparence et l’absence de tous
contre-pouvoirs conduit à ne pas cautionner la résolution (9).
Votées sans contestation mais dans un climat houleux et avec un taux
d’approbation (78,73 %) qui demeure en deçà des taux
« staliniens » ; preuve s’il en était que les efforts de
Proxinvest ne sont pas vains. La lutte est loin d’être terminée, alors que le
CAC 40 enregistre
une baisse de 11 %, la rémunération moyenne de ses dirigeants progresse de
5,8 %, à 5,5 millions
d’euros, après une hausse de 13,9 % en 2017. De quoi donner du corps aux
interpellations de Proxinvest sur le sujet et justifier le dispositif de la loi
PACTE qui devrait limiter ces dérives (10).
Ainsi, depuis 25 ans, Proxinvest est un acteur incontournable du
système, chevalier blanc qui se dresse contre les pratiques dolosives, qui
contribue à l’évolution et au perfectionnement de nos pratiques de gouvernance
d’entreprise, militant averti et professionnel. Entre le dialogue avec les
émetteurs et autres parties prenantes, des contributions aux débats publics, la
publication de sa politique de vote dans sa version détaillée (11),
des prises de positions musclées, des dénonciations auprès de l’AMF(12),
l’assistance directe à des assemblées générales, et des conseils bien souvent pro
bono aux associations de minoritaires, les méthodes de l’agence sont
diverses et novatrices et témoignent d’un investissement sans concession et
d’une vraie culture de la démocratie actionnariale dans un monde très convenu.
Un acteur qui est celui que notre démocratie actionnariale mérite, mais
peut-être pas celui que ses cibles souhaitent voir perdurer, là est sa
singularité et là justement la nécessité de le préserver. D’autant que c’est
devenu un maillon important du contrôle de la bonne gouvernance à échelle
européenne du fait de ses liens directs et partenariats avec plusieurs agences
nationales (13) d’autres États membres
partageant les mêmes valeurs. Il faut soutenir le soldat Proxinvest !
NOTES :
1)
François Piquet, « Vers une régulation européenne des agences de conseil
en vote (proxy advisor) », 2016.
2)
DIRECTIVE (UE) 2017/828 du parlement européen et du conseil du 17 mai 2017 modifiant
la directive 2007/36/CE en vue de promouvoir l’engagement à long terme des
actionnaires https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:32017L0828
3)
https://www.regroupementpplocal.com/intrasense-pplocal-pose-20-questions-ecrites/
4)
http://gender.vivianedebeaufort.fr/wp-content/uploads/2016/03/Etude-Proxinvest-Femmes-Dirigeantes.pdf
5)
https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000023487662
6)
Voir notamment le travail de l’Observatoire de la Mixité de l’Institut du
Capitalisme responsable dont j’ai l’honneur d’être membre:
http://www.capitalisme-responsable.com/observatoire-de-la-mixite/
7)
https://sciencebasedtargets.org/
8)
https://www.safran-group.com/fr/media/resultats-des-votes-des-resolutions-ag-2017-20170616
9)
https://www.researchpool.com/provider/proxinvest/kering-pp-kering-assemble-gnrale-des-actionnaires-du-24-avril-2019
10)
La loi prévoit notamment des critères de performance extra financier pour
déterminer la part variable de la rémunération ainsi que la mention dans le
rapport prévu à l’article L. 225-37 du Code de commerce du niveau de
rémunération des dirigeants mis en rapport avec la rémunération médiane des
salariés de la société ainsi que l’évolution de ce ratio au cours des 5 dernières années présentée d’une
manière permettant la comparaison.
Voir
notamment art 187 loi numéro 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la
transformation des entreprises. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do;jsessionid=9CC17124D6B84BE3473020638E7FF8BD.tplgfr33s_1?idArticle=JORFARTI000038496260&cidTexte=JORFTEXT000038496102&dateTexte=29990101&categorieLien=id
11)
http://www.proxinvest.fr/wp-content/uploads/2019/01/Politique_de_vote_Proxinvest_2019_final.pdf
12)
https://www.amf-france.org/Formulaires-et-declarations/Responsables-de-la-conformite/Operations-suspectes
13)
http://www.ecgs.net/partners
Viviane de Beaufort,
Professeure de droit européen à
l’ESSEC et directrice du CEDE
Max Boire
Juriste-moniteur au CEDE-ESSEC