L’agression de la Russie contre l’Ukraine a conduit de
très nombreux États, et en premier
lieu les États-Unis (1), à
adopter des sanctions visant le régime et l’économie russe. Ces sanctions
visent à contraindre le gouvernement russe, et Vladimir Poutine en premier
chef, à mettre un terme à l’invasion de l’Ukraine et à rétablir pleinement
cette dernière dans sa souveraineté.
A priori, les mesures prises par le gouvernement
américain visent essentiellement des biens et des entités russes. Cependant,
les sanctions économiques décidées par les États-Unis sont souvent, on le sait,
de nature extraterritoriale et font débat au sein de la communauté juridique
depuis de nombreuses années (2). Dans le
cas présent, ces sanctions sont assez larges et la prudence voudrait donc que
les entreprises françaises y soient attentives. Les acteurs économiques
français doivent veiller bien sûr aux sanctions posées par l’Union européenne,
mais aussi celles prises par le gouvernement américain.
Or, nombreuses sont les entreprises françaises qui ne
réalisent pas que dans le cas présent, certaines directives américaines
pourraient, dans certaines circonstances, leur être applicables.
L’insidieuse portée des mesures de sanctions économiques
américaines
À l’heure
actuelle, les mesures américaines de sanctions contre la Russie relèvent du
régime de sanctions dites « primaires », et visent donc uniquement les «
personnes américaines ». Cela ne signifie pas pour autant que les entreprises
françaises sont entièrement à l’abri.
En effet, les « personnes américaines » ne
sont pas seulement définies comme les citoyens et résidants américains, mais
également comme toute entité constituée en vertu du droit américain et toute
succursale étrangère d’une entreprise américaine, ainsi que toute personne ou
succursale présente sur le territoire américain (3).
Ainsi donc, les filiales étrangères d’entreprises américaines peuvent également
être visées, mais aussi les filiales américaines ou les succursales des
entreprises françaises qui sont sur le territoire américain.
Par ailleurs, une personne ou entreprise française reste
sujette aux mesures de sanctions primaires dès lors qu’elle
« facilite » une transaction entre une « personne
américaine » et une entité ou un pays sous sanctions américaines. C’est le
cas par exemple d’une transaction en dollars américain qui serait autorisée par
une banque américaine.
On se souvient que BNP Paribas a été condamnée à payer
une amende de près de 9 milliards de dollars en 2014 (4). Bien que les transactions étaient
effectuées entre des comptes non domiciliés aux États-Unis, la justice
américaine a fait valoir sa compétence sur la base de la participation d’une
banque correspondante aux États-Unis en charge de prendre en compte ces
transactions dans la compensation interbancaire globale des transactions en
dollars.
Outre les mesures de sanctions primaires déjà en place à
l’encontre de la Russie, la mise en place de sanctions dites
« secondaires » est une éventualité de plus en plus forte à mesure
que le conflit avec la Russie s’enlise.
Les sanctions secondaires, applicables à toute personne
dans le monde, et donc y compris à toute personne ou entreprise française, ont
une portée entièrement extraterritoriale. Lorsque des sanctions secondaires
sont applicables, les entreprises doivent rompre leurs relations avec les
entités sous sanctions, faute de quoi elles sont exclues de tout ou partie du marché
américain. Il va sans dire que le poids commercial des États-Unis rend
difficile toute poursuite des relations avec les entités sous sanctions.
Or, il y a fort à parier qu’une fois l’Europe sortie de
son état de dépendance dans les mois à venir, les États-Unis imposeront des
mesures de sanctions secondaires contre la Russie si celle-ci persiste à
agresser l’Ukraine.
En effet, les besoins en gaz de l’Europe ont jusque-là
dissuadé le gouvernement américain de mettre en place des mesures de sanctions
secondaires (5). Cette dépendance de
l’Europe a cependant permis à la Russie de maintenir son économie à flot, en
limitant la portée des mesures économiques secondaires à son encontre.
Lire aussi : Le conflit ukrainien démontre une nouvelle fois la nécessité de repenser la
gestion prévisionnelle du risque au sein des entreprises
Comment se prémunir contre le risque
de violation des sanctions économiques américaines ?
Toute infraction à ces mesures de
sanctions primaires ou secondaires est susceptible d’entraîner des sanctions
civiles et pénales (6). Ce sont donc autant de règles et d’interprétations
jurisprudentielles qui imposent la prudence, notamment chez les PME et PMI qui
ne disposent pas nécessairement de programmes de conformité et de diligence
avancés comme c’est le cas dans la plupart des grandes entreprises françaises.
Il convient bien sûr d’être attentif
aux activités commerciales en cours, ce qui suppose un audit non négligeable de
l’existant.
Pour les activités et relations
commerciales à venir, les entreprises doivent être plus vigilantes lors de la
négociation et de la conclusion de contrats. Cela inclut notamment
l’interdiction aux fournisseurs ou sous-traitants de faire affaire avec des
entités sous sanctions, ou bien encore une clause de contingence ou de hardship
afin de limiter efficacement les conséquences d’éventuelles futures sanctions
sur l’exécution du contrat.
Ensuite, les PME et PMI doivent
instaurer des contrôles rigoureux afin de s’assurer qu’elles ne font pas
affaire avec des personnes inscrites par le Département du Trésor américain sur
la liste des « Specially Designated Nationals » (ou
« SDN ») (7). Outre les sanctions civiles et pénales possibles en cas
d’activité avec une personne ou entité inscrite sur la liste SDN, l’entreprise
en infraction court le risque d’être à son tour inscrite sur la liste
« SDN ».
Une entreprise française faisant
affaire avec une personne placée sur cette liste SDN pourrait donc devenir à
son tour persona non grata, se traduisant par la perte d’investisseurs,
de contrats commerciaux, ou encore des difficultés à utiliser les services des
banques françaises comme étrangères.
Enfin, lorsqu’une entreprise française
pense que son activité risque d’être à l’opposé des mesures de sanctions
américaines, il est impératif de négocier une période de transition avec l’OFAC
(« Office of Foreign Assets Control »), entité du Département du Trésor chargée
de faire appliquer les sanctions économiques américaines.
En conclusion, ces précautions sont
d’autant plus importantes que les sanctions économiques sont amenées à occuper
davantage de place dans les relations internationales dans un monde où la
guerre n’est plus une option sur le plan politique. C’est un enjeu que les
entreprises françaises se doivent d’anticiper sur le plan juridique et
opérationnel afin d’amoindrir l’impact de mesures telles que celles prises à
l’encontre de la Russie sur leur activité commerciale.
1) « Executive Order on Prohibiting Certain Imports,
Exports, and New Investment with Respect to Continued Russian Federation
Aggression », 11 mars 2022.
2) CF, Régis BISMUTH, Pour une appréhension nuancée de
l’extraterritorialité du droit américain. Quelques réflexions autour des
procédures et sanctions visant ALSTOM et BNP Paribas, AFDI ; LXI –
2015.CNRS Editions, Paris.
3) Voir 31 CFR § 560.314.
4) United States v. BNP Paribas S.A., 14 Cr. 460 (LGS)
(S.D.N.Y. Apr. 30, 2015).
5) https://www.washingtonpost.com/business/what-secondary-sanctions-mean-for-russia-and-world/2022/04/05/83cf8ebc-b52c-11ec-8358-20aa16355fb4_story.html
6) En fonction des mesures
enfreintes, les sanctions civiles peuvent aller jusqu’à 1 million de dollars US
par infraction, et les sanctions pénales jusqu’à 10 millions de dollars US et
30 ans de prison.
7) https://sanctionssearch.ofac.treas.gov
Patrick
Jones,
Partner
PMJ, Chicago
Avocat
aux barreaux de l’Illinois et de l’Arizona
Sarah
Beaujour,
PMJ,
Chicago
Avocate
aux barreaux de New-York et de Paris