Un simple coup de crayon peut entraîner
bien des épisodes judiciaires. Ou tout simplement enrichir le langage des
prétoires. Le créateur d’Astérix, Uderzo, a ferraillé contre sa fille
devant les tribunaux pendant des années. La fille du scénariste de Lucky
Luke René Goscinny, a intenté un procès en paiement de droits à l’éditeur
des albums. Les Pieds nickelés ont permis aux journalistes de comparer
des délinquants à des héros de BD : dans l’affaire dite de « l’arche
de Zoe » (enlèvement d’une centaine d’enfants en Afrique), les
protagonistes ont été traités par certains commentateurs de pieds nickelés de
l’humanitaire… L’album Tintin au Congo a fait l’objet de débats devant
un tribunal belge à l’instigation d’un ressortissant congolais qui en demandait
l’interdiction à la vente en raison des traits présumés racistes de Hergé.
Quant à Gaston Lagaffe, il n’a eu droit qu’à un procès fictif devant les
Prud’hommes… de la part de son éditeur Dupuis… et c’était pour rire…
Mais, de tous les héros de bande
dessinée, c’est sans doute Bécassine (devenue la cousine de tous les enfants
grâce à Jean-Jacques Debout et Chantal Goya) qui a le plus déchainé les
passions. Et suscité un attentat.
En haut à gauche, la
première représentation de Bécassine le 2 février 1905, qui se trouvait
sur une seule page de La Semaine de Suzette,
en bas à gauche un extrait de la
première page de ce magazine du 6 février 1908 montrant Bécassine se
rendant au musée Grévin (elle y fera son entrée en statue de cire en 1921…),
à droite
La semaine de Suzette du 6 juillet 1905 (illustrations de J.P. Pinchon, photos
aimablement fournies par Gautier-Languereau/Hachette-Livre)
Il a pour second prénom Porphyre et il grave
une petite servante dans le marbre.
C’est en 1905 que Joseph Porphyre
Pinchon, originaire d’Amiens, dessine Bécassine dans la revue pour enfants La
semaine de Suzette. Au départ, la jeune femme est habillée et coiffée à la
picarde. En 1913, à l’instigation de Maurice Languereau (alias Caumery),
éditeur du magazine, qui assure le scénario de la BD, Bécassine est enrichie
d’un patronyme, Annaïk Labornez, et devient une Bretonne, une provinciale qui
vient à Paris. C’est désormais une Finistérienne ayant été scolarisée à Clocher-les-Bécasses.
Elle a le nez tout court et tout rond.
Le succès est tel que le 24 septembre
1921, Bécassine entre au musée Grévin, où elle est représentée en pied
(illustration en noir et blanc) à l’entrée du grand escalier du musée devant la
Faunesse (également nommée la Fumeuse) sculptée par Alfred Grévin. Ce dernier,
décédé en 1892, n’était pas seulement sculpteur et costumier pour le théâtre et
l’opéra, mais il était également dessinateur et caricaturiste. Bécassine est
donc mise à l’honneur à côté de l’une de ses œuvres, mais elle est intitulée et
présentée au public tout simplement sous le vocable de « la petite
Bretonne ». Pendant 18 ans, d’innombrables fillettes ravies et
sans doute beaucoup de garçonnets viennent découvrir cette statue d’une
simplette au grand cœur qui les renvoie à la lecture de la bande dessinée.
En 1939, près de 80 ans avant
Bruno Podalydes réalisant une nouvelle « Bécassine ! »
avec Émeline Bayart et Karin Viard, et bien avant les savantes études
patronnées par le CNRS qui révèlent une Bécassine pas si gaffeuse et pas du
tout nigaude, femme très moderne conduisant une voiture avant l’heure, prenant
l’avion et participant à l’émancipation féminine, le cinéaste Pierre Caron
commence à tourner un film inspiré de la bande dessinée, intitulé « Bécassine ».
Un autre titre, La revanche de Bécassine, avait été envisagé, s’agissant
d’accusations de la marquise de Grand Air soupçonnant sa cuisinière Bécassine
d’avoir volé des bijoux.
La petite Bretonne est incarnée par
l’actrice au regard malicieux Paulette Dubost, qui vient de crever l’écran en
interprétant une femme de chambre, Lisette, dans « La règle du jeu » de Jean Renoir. Le tournage se fait en
studio, mais certaines prises de vue se déroulent en Bretagne, à Ploumanac’h et
Trégastel notamment. Un journalise révèle les lieux et les conditions du
tournage. De nombreux Bretons qui déplorent l’image, selon eux désastreuse,
véhiculée par l’héroïne, protestent. Des appels au boycott sont lancés. Des
parlementaires interpellent Edouard Daladier, président du Conseil, faisant
appel à son patriotisme, lui demandant d’interdire la projection du film qui
déshonore les Bretons morts pour la patrie en 14-18.
C’est dans ce contexte agité que le 18 juin
1939, trois Bretons appartenant à un mouvement autonomiste, deux étudiants de
24 et 28 ans, dont Patrick Guérin, fils du peintre et enlumineur breton
Ernest Guérin (connu pour avoir peint la rudesse de la vie des paysans du pays
des menhirs), et un ingénieur de 27 ans, s’introduisent dans le musée
Grévin. Ils ont préparé leur coup par des repérages et se sont entraînés chez eux
sur un mannequin.
Pendant que l’un fait le guet, les deux
autres brisent méticuleusement la statue de Bécassine après l’avoir décapitée. Les
trois contribules sont rapidement interpellés lors de leur fuite.
Deux d’entre eux refusent de s’exprimer
en français et ne parlent qu’en breton.
Ils finissent par expliquer au
commissaire de police André Noedts (qui finira sa carrière comme Directeur des
Renseignements généraux) avoir voulu protester contre la prochaine sortie d’un
film consacré à Bécassine considérée comme la « personnification de
l’imbécillité » et en avoir assez d’entendre à Paris des passants dire
à une Bretonne en costume traditionnel : « tiens, voilà une
Bécassine ». Ils ajoutent : « Notre geste n’a rien à voir
avec l’autonomisme breton mais nous ne voulons pas qu’on se moque des femmes de
Bretagne. »
Le Petit Parisien titre :
« Au musée Grévin, trois jeunes Bretons exécutent Bécassine ».
Le journal Le Populaire n’hésite
pas à conclure : « Leurs études ont formé chez eux cette
conviction que le personnage de Bécassine est une insulte à l’honneur breton.
Pourquoi ? Parce qu’elle est un peu stupide, la pauvre Bécassine ?
Mais précisément les trois jeunes héros séparatistes viennent de prouver qu’il
est parfaitement possible d’être à la fois breton et infiniment plus stupide
que Bécassine… »
Quand on relit les coupures de presse
de l’époque, on constate que les sources divergent. Pour un journal, le gardien
du musée est M. Serville et le commissaire de police est M. Noëdts.
Pour un autre quotidien, le gardien est M. Mairet et le commissaire de
police est M. Paul !
Les auteurs du saccage sont remis en
liberté et n’auront que des dommages civils à réparer.
Ils inaugurent par leur geste une série
d’attentats (fort heureusement assez rares) contre des statues de cire au musée
Grévin.
Ainsi, en 1974, la statue du roi
d’Espagne Juan Carlos est décapitée par des anarchistes.
La statue de Georges Marchais est
kidnappée en 1982 et jetée dans la fosse aux ours du zoo de Vincennes par un
groupe d’étudiants s’emparant également en 1983 de la statue de cire mesurant
1m89 de Jacques Chirac pour la déposer contre une volière du même zoo. L’un des
auteurs de ces forfaits est devenu… avocat… et a raconté ses exploits au
journal Le Parisien 35 ans après. En 2014, une féministe Femen aux
seins nus poignarde la statue de cire du président russe Poutine.
Mais surtout, un président de la
République en cire connaît un sort inattendu.
En bas, la façade du musée Grévin, son fondateur Alfred Grévin en
buste dans l’entrée, le procès-verbal du Conseil du musée de 1921 où l’on constate
la mise en place de « la petite Bretonne »,
en haut une photo de
« la petite Bretonne » devant la Faunesse d’Alfred Grévin, cliché
aimablement fourni par le service des archives de Grévin, et l’endroit en bas
de l’escalier où se situait l’ensemble sculpté.
En 1979, devant l’augmentation de la
mortalité chez les conducteurs de deux-roues, le président Valéry Giscard
d’Estaing demande à son Premier ministre, Raymond Barre, d’étendre la vignette
auto aux motos de grosse cylindrée. Le Délégué à la Sécurité routière propose
même une interdiction de circuler. En 1980, un groupe de motards adhérents de
la toute nouvelle Fédération des Motards en colère envahit le musée Grévin et
s’empare de la statue de cire du président Giscard d’Estaing. Mais la manœuvre
échoue car la police a eu vent de l’affaire. Les motards ne se découragent pas
et réussissent au second essai. Ils placent la statue présidentielle dans un
side-car, font le tour du périphérique parisien et exhibent leur trophée sur
une moto en plein cœur de Paris. Un vrai cirque pour une effigie en cire !
La statue ne sera jamais rendue.
Bécassine, détruite sur place, n’avait
pas eu droit à un tour dans Paris.
Le sort de Bécassine en cire au musée
Grévin en 1939 ?
Juste avant la guerre qui allait voir
le ciel de France s’obscurcir, l’épopée de tristes sires voulant s’endurcir, refusant
de s’adoucir et croyant éclaircir un climat délétère en agressant une innocente
en cire pour occire l’effigie d’une Bretonne en la décapitant afin de la
raccourcir sans pour autant réussir à en amincir la renommée qui allait, au fil
des ans, grossir sans jamais s’assombrir !
Etienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire