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Pourquoi l’homme de la Manche au blason à poissons, écrivain en veste rouge, méprisait-il les bas-bleus ?

Pourquoi l’homme de la Manche au blason à poissons, écrivain en veste rouge, méprisait-il les bas-bleus ?
Publié le 20/09/2020 à 09:30



Il est manchois et parisien. Dandy et romanesque. Buveur et séducteur. Ultramontain et ultra mondain. Catholique et, dans ses écrits, pas toujours très catholique.


Jules Barbey d’Aurevilly naît en 1808?à Saint-Sauveur-le-Vicomte (Manche). Sa mère est la fille du dernier bailli de Saint-Sauveur. Un avocat et un procureur figurent parmi ses aïeux.


Il fait des études de droit et choisit comme sujet de thèse « Des causes qui suspendent le cours de la prescription ».


Il écrit à un ami : « Je m’appelle Barbey, non le chien mais le Poisson, et je le porte dans mes armes ». On trouve en effet sur son blason, outre trois besants d’or, deux barbeaux.


Porteur d’une redingote cintrée, il entreprend une vie parisienne mondaine et fréquente les salons. Ses costumes interpellent. Charles-Augustin Sainte-Beuve écrit : « Dans un temps où rien ne paraît plus ridicule, il a trouvé moyen de le redevenir. Un homme sensé rougirait de traverser Paris avec lui, même au temps du carnaval ».


Contempteur de la République en laquelle il voit « le triomphe du tas, en proie à la vermine de la démocratie », il déteste le suffrage universel, « une aberration ». Il déteste la Révolution de 1789?et admire les chouans.


Lorsqu’il publie Une vieille maîtresse, il est taxé d’immoralité. Il s’en défend, affirmant que peindre les passions et le vice est parfaitement compatible avec le catholicisme, et dénonçant « les pédants de moralité bêtes qui ne veulent pas qu’on touche bravement aux choses du cœur ».


Il se découvre journaliste, collaborant à une trentaine de journaux et écrivant 1 300?articles consacrés à l’actualité littéraire, souvent polémiques, parfois violents, toujours impertinents. Sommités littéraires et « gloires usurpées » sont égratignées voire éreintées par sa plume acerbe.


Il combat les lois d’amnistie visant les communards, appelant à la répression et à la punition.


Il méprise les membres de l’Académie française, y compris Victor Hugo dont il fustige Les Misérables qui « ne sont pas un beau livre mais une mauvaise action ». Hugo réplique par des vers : « Et l’ombre sera tiède, et nous mépriserons / Ensemble, au fond des bois, ô nymphes de Sicile / Barbey d’Aurevilly, formidable imbécile ».


Il déteste le peintre Gustave Courbet mais apprécie Jean-François Millet, dont la peinture fait « sortir l’idéal de la réalité ».


Il admire Honoré de Balzac et sa Comédie humaine, Charles Baudelaire et ses Fleurs du mal, Walter Scott et son Ivanhoé, mais déteste Émile Zola, dénonçant son absence de moralité littéraire dans sa description des milieux populaires. L’auteur de Nana et de l’Assommoir le lui rend bien en le traitant de « catholique hystérique ».


Parfois diabolique, il écrit Les Diaboliques. Se croyant ensorceleur, il écrit L’Ensorcelée. Jugé ridicule un temps, il écrit Les Ridicules du Temps. Touché par les exploits de la chouannerie, il écrit Le Chevalier des Touches.


Il dénonce « le siècle du scepticisme absolu, du touche-à-tout philosophique et de l’écroulement de tout ».


Partageant son temps entre Paris et la Normandie, il fait confectionner par une couturière de Valognes (Manche) une veste rouge à brandebourgs (illustration) qu’il porte avec un bonnet phrygien sur la tête, n’hésitant pas à étonner ou choquer ses visiteurs.





Jules Barbey d’Aurevilly, son buste sculpté par Rodin devant le château de Saint-Sauveur-le-Vicomte (Manche),

 en bas à droite sa maison familiale à Saint-Sauveur-le-Vicomte transformée en musée qui lui est consacré, dans lequel on trouve sa célèbre veste rouge à brandebourgs, l’un de ses romans, une caricature,

et le courrier qu’il a adressé à son éditeur Édouard Dentu l’informant de son accord pour la saisie et la destruction par le parquet des exemplaires de son ouvrage Les Diaboliques afin d’éviter un procès






Il consacre une bonne partie de son énergie à combattre les bas-bleus et le bas-bleuisme. Le TLF (Trésor de la Langue Française) donne la définition suivante du bas-bleu : « femme savante, d’une pédanterie ridicule… pérorer comme un bas-bleu… ». Et il définit ainsi le bas-bleuisme : « pédanterie ridicule de femmes de lettres sans talent ». Le TLF cite Barbey : « Plus il y a de talent dans une femme, quand par rareté il y en a, moins il y a de bas-bleuisme ».


Le bas-bleuisme est en réalité une forme de mépris machiste d’auteurs masculins à l’égard de femmes de lettres talentueuses. Sa connotation péjorative est tardive. À l’origine, au XVIIIe siècle, l’expression était sympathique : il était simplement fait allusion aux bas en soie bleue d’un lord anglais qui fréquentait à Londres un salon littéraire présidé par une femme d’esprit fortunée, Elizabeth Montagu, admiratrice de Shakespeare.


Jules aime les femmes…mais pas celles qui écrivent, qu’il traite donc de bas-bleus. Il s’en prend à plusieurs écrivaines. Il attaque avec virulence la féministe Juliette Adam qui publie un essai intitulé Idées anti-proudhoniennes sur l’amour, la femme et le mariage. Il dirige ses flèches contre la féministe Olympe Audouard qui publie Guerre aux hommes et milite pour le droit de vote des femmes.


George Sand, au prénom masculin, à la tenue masculine, aux nombreux amants, ne trouve pas grâce à ses yeux et est vilipendée par le natif du Cotentin qui la considère comme « une femme qui n’eut pour tout génie d’invention que d’être mal mariée, bohême et démocrate ».


En 1885, 135?ans avant la crise sanitaire qui secoue et qui masque la France, Barbey d’Aurevilly écrit à sa secrétaire et amie : « Je me soucie peu des biographies. La mienne est dans l’obscurité de ma vie. Qu’on devine l’homme à travers les œuvres si on peut. J’ai toujours vécu dans le centre des calomnies et des inexactitudes biographiques de toute sorte, et j’y reste avec le plaisir d’être très déguisé au bal masqué. C’est le bonheur du masque, qu’on n’ôte qu’avec les gens qu’on aime ».


 


Étienne Madranges

Avocat à la cour

Magistrat honoraire


 


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