C’est l’un des 159 « plus beaux villages de France ». La Sarthe s’y faufile
paisiblement dans un cadre romantique. Ses lieux-dits ont des noms
évocateurs : l’Angerie, le Massacre, la Porcherie, l’île aux scories, la
pierre Bécue… Ses 140 habitants sont les Girois (une famille de
militaires, les « Giroie », y a imprimé sa marque).
Saint-Céneri-le-Gérei, au sud du département de l’Orne, doit son nom principal
à un ermite italien, Céneri, né au VIIe siècle. Ce moine bénédictin, issu
d’une famille riche et pieuse, traverse les Alpes piémontaises et vient
s’établir dans une boucle de la Sarthe dans les Alpes mancelles (joli
territoire vallonné au nord de Le Mans), vivant dans une cabane et provoquant
par ses prières le jaillissement d’une fontaine miraculeuse. Son empreinte
locale et sa canonisation attisent l’intérêt des fidèles. Une chapelle aux
lignes harmonieuses, délicatement plantée au milieu d’une feutrine verte que
survolent les chardonnerets, les bouvreuils et les verdiers, abrite le tombeau
du saint. Les pèlerinages s’y multiplient.
En 898, le roi de Francie, Charles III le Simple
(en latin « Carolus simplex »,
simplex signifiant à l’époque franc,
honnête, doux, et non « simplet » !), envoie son ost combattre
les Normands qui contestent son autorité. La soldatesque du monarque
carolingien, stationnant à Saint-Céneri, se montre irrespectueuse à l’égard de
l’église et du tombeau du saint. Selon la légende locale, des abeilles
attaquent, afin de les punir, les soldats qu’elles piquent et qui meurent en se
jetant du haut d’une falaise. Un nid d’abeilles situé dans le mur de la
nouvelle église construite à partir du XIe siècle, toujours
actif depuis près de 1000 ans, rappelle cet épisode (illustration).
C’est au XIXe siècle que la cité bucolique
suscite un regain d’intérêt. Auguste Poulet-Malassis, l’imprimeur des Fleurs du
Mal de Baudelaire, s’y installe. Des artistes, appréciant la beauté du site, y
créent une école de peinture. Camille Corot, Eugène Boudin, Camille Pissaro et
Gustave Courbet s’y rendent. Des peintres régionaux s’y font remarquer. La
lumière exceptionnelle sur les paysages, sur le vieux pont, et sur les maisons
construites en grès roussard, cette pierre ferrugineuse qui s’illumine du
dialogue entre le soleil et la pluie, aimante les pinceaux. Les camaïeux de
vert autour des sentiers herbus et de l’élégante courbe de la rivière excitent
la palette des talents et garnissent les toiles. Saint-Céneri-le-Gerei devient
un lieu incontournable pour de nombreux artistes, comme à Barbizon ou à Pont
Aven.
Le soir venu, les peintres, qui logent en haut du
village au « donjon de l’Abîme », se restaurent à « La bonne
carpe ». Pour éviter de payer la note du restaurant, ils peignent sur les
murs ou laissent des tableaux. Leurs œuvres sont toujours visibles dans cet
établissement devenu « L’Auberge des Peintres ».
En 1875, deux sœurs reprennent une autre auberge dans le
village (elle fermera en 1908). Adélaïde et Léonie Moisy y reçoivent avec
bonheur les pastellistes, aquarellistes et adeptes de l’huile laissant au
crépuscule leur chevalet pour déguster les plats d’écrevisses et les matelotes
de barbillons, perches et gardons fraîchement pêchés dans la Sarthe et son affluent
le Sarthon que leur proposent ces sympathiques cuisinières.
L’auberge des sœurs Moisy devient un lieu de rencontres,
mais aussi un lieu où il faut être vu, surtout si l’on est bien vu et pas du
tout m’as-tu-vu. Vu car figurant sur le mur. Deux peintres vont y pratiquer et
encourager en effet l’ombromanie.
L’un, Paul Saïn (on prononce « Sain »), à la
verve rabelaisienne, (il peint les deux toiles évoquant sa ville natale
d’Avignon au restaurant « Le train bleu » à la gare de Lyon à Paris),
est un spécialiste du portrait. L’autre est un homme au prénom féminin :
Mary. Barbu, il fume la pipe ; cuirassier lors de la guerre contre les
Prussiens, il participe à la dramatique charge de Reichshoffen.
Mary-Céleste-Prudent Renard, spécialiste du patrimoine (il sera conservateur du
musée d’Alençon), s’inspire des travaux de Saïn. Les deux compères réalisent le
portrait de leurs amis et des habitants du village sur les murs de l’auberge,
au premier étage, après ou pendant la ripaille, ou lors des journées de pluie.
La technique consiste à allumer une bougie et à projeter l’ombre d’un visage
sur le mur blanc. Les contours de l’ombre sont alors dessinés au fusain, puis
l’esquisse du visage est remplie à l’encre.
Soixante-six profils, dont ceux de quelques enfants, sont
ainsi réalisés par les ombromanes. À l’époque, il est de bon ton, parfois en
insistant, d’avoir son portrait sur le mur ! Camille Pissaro et Eugène
Boudin s’y trouvent. Paul Saïn y est reconnaissable (Mary Renard l’a agrémenté
d’une auréole ! voir illustration). Il n’y a que des têtes. C’est pourquoi
la salle aux soixante-six profils où se partagent des matelotes savoureuses et
où s’éclusent des pichets de vin d’Anjou et des verres de vins capiteux est
surnommée dès l’origine et s’appelle toujours malicieusement « la salle
des décapités ».
L’auberge des sœurs Moisy, au cœur d’un village fondé
par un saint né en Ombrie ? Un lieu où, si l’on n’y figure pas, on devient
cramoisi ! Car ne pas être en ombre pour épater la galerie dans la salle
des décapités montrant des profils en nombre peut rendre vraiment dépité !
Étienne Madranges,
Avocat à la cour,
Magistrat honoraire