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Pourquoi y-a-t-il une salle des décapités due au fusain d’ombromanes dans l’auberge normande d’un village portant le nom d’un saint né en Ombrie ?

Pourquoi y-a-t-il une salle des décapités due au fusain d’ombromanes dans l’auberge normande d’un village portant le nom d’un saint né en Ombrie ?
Publié le 09/08/2020 à 11:00



C’est l’un des 159 « plus beaux villages de France ». La Sarthe s’y faufile paisiblement dans un cadre romantique. Ses lieux-dits ont des noms évocateurs : l’Angerie, le Massacre, la Porcherie, l’île aux scories, la pierre Bécue… Ses 140 habitants sont les Girois (une famille de militaires, les « Giroie », y a imprimé sa marque). Saint-Céneri-le-Gérei, au sud du département de l’Orne, doit son nom principal à un ermite italien, Céneri, né au VIIe siècle. Ce moine bénédictin, issu d’une famille riche et pieuse, traverse les Alpes piémontaises et vient s’établir dans une boucle de la Sarthe dans les Alpes mancelles (joli territoire vallonné au nord de Le Mans), vivant dans une cabane et provoquant par ses prières le jaillissement d’une fontaine miraculeuse. Son empreinte locale et sa canonisation attisent l’intérêt des fidèles. Une chapelle aux lignes harmonieuses, délicatement plantée au milieu d’une feutrine verte que survolent les chardonnerets, les bouvreuils et les verdiers, abrite le tombeau du saint. Les pèlerinages s’y multiplient.


En 898, le roi de Francie, Charles III le Simple (en latin « Carolus simplex », simplex signifiant à l’époque franc, honnête, doux, et non « simplet » !), envoie son ost combattre les Normands qui contestent son autorité. La soldatesque du monarque carolingien, stationnant à Saint-Céneri, se montre irrespectueuse à l’égard de l’église et du tombeau du saint. Selon la légende locale, des abeilles attaquent, afin de les punir, les soldats qu’elles piquent et qui meurent en se jetant du haut d’une falaise. Un nid d’abeilles situé dans le mur de la nouvelle église construite à partir du XIe siècle, toujours actif depuis près de 1000 ans, rappelle cet épisode (illustration).


C’est au XIXe siècle que la cité bucolique suscite un regain d’intérêt. Auguste Poulet-Malassis, l’imprimeur des Fleurs du Mal de Baudelaire, s’y installe. Des artistes, appréciant la beauté du site, y créent une école de peinture. Camille Corot, Eugène Boudin, Camille Pissaro et Gustave Courbet s’y rendent. Des peintres régionaux s’y font remarquer. La lumière exceptionnelle sur les paysages, sur le vieux pont, et sur les maisons construites en grès roussard, cette pierre ferrugineuse qui s’illumine du dialogue entre le soleil et la pluie, aimante les pinceaux. Les camaïeux de vert autour des sentiers herbus et de l’élégante courbe de la rivière excitent la palette des talents et garnissent les toiles. Saint-Céneri-le-Gerei devient un lieu incontournable pour de nombreux artistes, comme à Barbizon ou à Pont Aven.


Le soir venu, les peintres, qui logent en haut du village au « donjon de l’Abîme », se restaurent à « La bonne carpe ». Pour éviter de payer la note du restaurant, ils peignent sur les murs ou laissent des tableaux. Leurs œuvres sont toujours visibles dans cet établissement devenu « L’Auberge des Peintres ».


En 1875, deux sœurs reprennent une autre auberge dans le village (elle fermera en 1908). Adélaïde et Léonie Moisy y reçoivent avec bonheur les pastellistes, aquarellistes et adeptes de l’huile laissant au crépuscule leur chevalet pour déguster les plats d’écrevisses et les matelotes de barbillons, perches et gardons fraîchement pêchés dans la Sarthe et son affluent le Sarthon que leur proposent ces sympathiques cuisinières.


L’auberge des sœurs Moisy devient un lieu de rencontres, mais aussi un lieu où il faut être vu, surtout si l’on est bien vu et pas du tout m’as-tu-vu. Vu car figurant sur le mur. Deux peintres vont y pratiquer et encourager en effet l’ombromanie.


L’un, Paul Saïn (on prononce « Sain »), à la verve rabelaisienne, (il peint les deux toiles évoquant sa ville natale d’Avignon au restaurant « Le train bleu » à la gare de Lyon à Paris), est un spécialiste du portrait. L’autre est un homme au prénom féminin : Mary. Barbu, il fume la pipe ; cuirassier lors de la guerre contre les Prussiens, il participe à la dramatique charge de Reichshoffen. Mary-Céleste-Prudent Renard, spécialiste du patrimoine (il sera conservateur du musée d’Alençon), s’inspire des travaux de Saïn. Les deux compères réalisent le portrait de leurs amis et des habitants du village sur les murs de l’auberge, au premier étage, après ou pendant la ripaille, ou lors des journées de pluie. La technique consiste à allumer une bougie et à projeter l’ombre d’un visage sur le mur blanc. Les contours de l’ombre sont alors dessinés au fusain, puis l’esquisse du visage est remplie à l’encre.


Soixante-six profils, dont ceux de quelques enfants, sont ainsi réalisés par les ombromanes. À l’époque, il est de bon ton, parfois en insistant, d’avoir son portrait sur le mur ! Camille Pissaro et Eugène Boudin s’y trouvent. Paul Saïn y est reconnaissable (Mary Renard l’a agrémenté d’une auréole ! voir illustration). Il n’y a que des têtes. C’est pourquoi la salle aux soixante-six profils où se partagent des matelotes savoureuses et où s’éclusent des pichets de vin d’Anjou et des verres de vins capiteux est surnommée dès l’origine et s’appelle toujours malicieusement « la salle des décapités ».


L’auberge des sœurs Moisy, au cœur d’un village fondé par un saint né en Ombrie ? Un lieu où, si l’on n’y figure pas, on devient cramoisi ! Car ne pas être en ombre pour épater la galerie dans la salle des décapités montrant des profils en nombre peut rendre vraiment dépité !

 

Étienne Madranges,

Avocat à la cour,

Magistrat honoraire

 

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