Si la propriété industrielle est principalement connue
pour permettre de protéger plusieurs facettes d’une innovation, elle est
également considérée comme un outil stratégique incontournable dans le
développement des entreprises. Les titres de propriétés industrielles sont
devenus des actifs immatériels clés dans une économie de plus en plus
tributaire du savoir et de l’innovation. Retour sur ses fondements avec Pascal
Faure, directeur général de l’Institut National de la Propriété Industrielle
(INPI).
La propriété industrielle
est la fondation juridique cruciale sur laquelle la révolution industrielle a
pu émerger et s’épanouir. Si des prémices en sont discernables dès l’Antiquité,
puis au Moyen Âge avec les « patentes », elle prend sa forme actuelle à la fin
du XVIIIe siècle. Un brevet est alors considéré comme un droit de propriété et
non plus comme la simple attribution d’un privilège. Les industries naissantes
– au Royaume-Uni, aux États-Unis et en France, notamment – s’appuient ainsi sur
un système de brevets. En France, la première demande de brevet est déposée le
10 juin 1791 par Louis-François Ollivier, manufacturier de faïence, pour des « procédés de fabrication de la terre noire anglaise, de la
terre nommée bambou, [...] de la terre blanche, de la terre imitant le bronze
antique […] ». Les deux autres
principales composantes de la propriété industrielle sont les marques et les
dessins et modèles. Elles s’épanouissent au XIXe siècle. La première marque a
été enregistrée en France, le 17 août 1858, par un pharmacien nommé Boutigny,
pour un vin antilymphatique.
L’expression même de «
propriété industrielle » témoigne d’une caractéristique fondamentale : le droit
et l’économie s’y mêlent intimement. Brevets, marques comme dessins et modèles
sont des droits exclusifs accordés sur des créations intellectuelles
d’application industrielle. Grâce à ces trois types de droit, un acteur
économique bénéficie d’une exclusivité d’exploitation portant sur plusieurs
facettes d’une innovation : le brevet pour le mode de production et
l’utilisation, la marque pour le signe sous lequel s’opérera la promotion de
l’innovation, et le dessin et modèle pour en protéger la forme visuelle. Ainsi,
un constructeur automobile peut protéger un dispositif innovant dans un moteur
par un brevet, la marque de son véhicule et la forme des pièces détachées
visibles qui le composent. Depuis 2014, une nouvelle dimension peut être
protégée en France : il s’agit de la relation forte entre un produit industriel
et son origine géographique, dont l’exemple notoire est la porcelaine de
Limoges. D’autres dimensions de la création intellectuelle n’appartiennent pas
à la propriété industrielle et sont regroupées dans la propriété littéraire et
artistique, dont la plus connue est le droit d’auteur.
L’émergence de la
propriété industrielle résulte de l’identification par les pouvoirs publics
de l’importance de l’innovation pour le développement industriel. En
contrepartie de l’exclusivité d’exploitation temporaire accordée à son auteur,
l’innovation fait l’objet d’une publication. Ce « donnant-donnant » a été
mis en œuvre au travers du dispositif d’une demande déposée auprès des pouvoirs
publics, représentés par un office de propriété industrielle.
Les demandes sont le
plus souvent présentées par un conseil en propriété industrielle, une
profession elle-même réglementée. Après un examen historiquement de plus en
plus approfondi, l’office accorde – ou non – le droit exclusif d’exploiter,
matérialisé par un titre enregistré, et arbitre, de ce fait, entre l’intérêt du
demandeur et l’intérêt général, voire entre deux demandeurs. En France, ces
procédures ont été confiées à l’INPI ; elles ont connu de nouveaux
développements en 2019 avec la loi relative à la croissance et la
transformation des entreprises, dite loi PACTE. Les décisions prises par
l’Office de propriété industrielle – instance administrative – sont à leur tour
opposables devant les juridictions civiles. Certains procès ont un fort impact
pour les parties prenantes, en termes d’image ou d’affaires : chacun se
souviendra de la bataille juridique autour des capsules pour machine à café en
2010.
En plus de protéger des
actifs immatériels clés, la propriété industrielle est de plus en plus
identifiée comme un sujet stratégique. Ces actifs s’exploitent et s’échangent
de manière plus fluide que les actifs matériels. Si les premières révolutions
industrielles, du XVIIIe siècle à la fin du XXe siècle, s’appuyaient sur un
double axe capital/ travail, d’une part, et énergie/matériaux, d’autre part, la
révolution industrielle actuelle met en place une économie fondée bien
davantage que les précédentes sur les actifs immatériels. Un observateur
attentif ne serait pas surpris de la coïncidence entre la croissance économique
soutenue de la Chine et l’envolée du nombre de brevets issus de ce pays.
Au cours des dix
dernières années, le PIB chinois a doublé. Dans le même temps, le nombre de
dépôts de brevets internationaux (dits « PCT ») d’origine chinoise, signe
tangible d’une économie en expansion, s’adressant à d’autres marchés qu’à son
marché domestique, a presque septuplé et même dépassé celui des États-
Unis.
La propriété
industrielle est en effet un instrument au service de la croissance d’une
entreprise. En permettant la protection des actifs immatériels, elle ouvre un
espace de dialogue entre deux acteurs économiques pour collaborer sereinement à
une innovation, même quand leurs rapports de force sont ceux du rat au lion.
Une start-up dont l’innovation fait l’objet d’un brevet peut ainsi dialoguer
sur un pied d’égalité avec un grand groupe pour développer en commun cette
dernière. Il n’est donc pas étonnant que les PME ayant déposé au moins une
demande de titre de propriété industrielle ont 21 % de chances supplémentaires
de connaître une période de croissance ultérieure, comme l’a montré une étude
conjointe de l’Office européen des brevets et de l’Office de l’Union européenne
pour la propriété intellectuelle.
En conséquence de son
rôle direct dans le développement des activités d’une entreprise, la propriété
industrielle est devenue un levier de valorisation. Pour les start-up du
numérique tout particulièrement, le portefeuille de marques et de brevets
constitue un actif essentiel dans leur recherche de financements.
L’importance pour les
entreprises, comme pour les consommateurs, de la propriété industrielle et de
sa protection relève aussi de leur quotidien. Un consommateur peut trouver
agréable, avant d’être déçu, d’acheter un objet arborant le sigle d’une grande
marque pour quelques euros. Il lui plairait beaucoup moins d’ingérer un
antibiotique qui serait en réalité un faux, ou de voyager dans un avion dont
l’entretien serait compromis par l’utilisation de pièces de rechange
contrefaisantes.
À l’échelle de
l’économie, la contrefaçon représente un enjeu majeur : jusqu’à 6,8 % des
importations de l’UE, soit 121 milliards d’euros par an, sont des produits de
contrefaçon, selon l’Observatoire européen des atteintes aux droits de
propriété intellectuelle.
Le rôle important de la
propriété industrielle dans l’économie mondiale a mené les États à déployer des
dispositifs et traités internationaux de coopération. La France a ainsi joué un
rôle majeur dans l’adoption, en 1883, de la Convention d’Union de Paris, qui
organise les conditions d’extension internationale d’un brevet. Plusieurs
traités, protocoles, arrangements ont été mis en place, dont la convention
instituant, en 1970, l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle en
clé de voûte de ce qui est maintenant un système mondialisé de gestion de la
propriété industrielle. Des offices régionaux ont également vu le jour : il en
va ainsi de l’Organisation africaine et malgache de la propriété intellectuelle
en 1962, devenue en 1977 l’Organisation africaine de la propriété
intellectuelle ; de l’Office européen des brevets, organe de l’Organisation
européenne des brevets créée en 1977 ; de l’Office pour l’harmonisation dans le
Marché intérieur, l’ancêtre de l’actuelle EUIPO, instauré par un règlement de
1993 et chargé des marques et dessins et modèles de l’Union européenne. Le
système européen de propriété industrielle devrait être parachevé d’ici peu par
la ratification d’un traité majeur sur la juridiction unifiée des brevets.
Cette JUB sera la dernière brique de l’édification d’un véritable brevet de
l’Union européenne, dit brevet unitaire, qui sera désormais plus que l’addition
de brevets nationaux, et bénéficiera d’une jurisprudence harmonisée, apportant
une véritable sécurité juridique aux entreprises européennes.
Le brevet unitaire
verra-t-il le jour en 2021 ? Cela serait un beau clin d’oeil fait à l’INPI qui
fête cette année ses 70 ans. 70 ans durant lesquels l’INPI s’est transformé,
dématérialisé, internationalisé et s’est vu confier de nouvelles missions. 70
ans qui ont permis à la propriété industrielle d’affirmer son rôle d’outil
stratégique au service des entreprises et de la compétitivité.
Pascal
Faure,
Directeur
général de l’INPI
Cet article a été publié pour la
première fois dans le numéro de novembre 2020 de Réalités industrielles, une
série des Annales des Mines.