DROIT

Quelle répartition des revenus pour les droits d'auteur à l'ère du streaming ?

Quelle répartition des revenus pour les droits d'auteur à l'ère du streaming ?
Publié le 12/01/2025 à 11:00

SÉRIE « INDUSTRIE DE LA MUSIQUE » (1/8). Le streaming musical, qui s’impose désormais comme le mode principal de consommation de la musique, a profondément redéfini les règles du jeu pour les artistes, les producteurs et les plateformes. Compte tenu des rapports de force historiquement déséquilibrés entre artistes et producteurs, les avancées législatives récentes dessinent-elles enfin les contours d’un modèle plus juste, ou ne sont-elles qu’un mirage ?

Cette série de huit articles dresse un panorama des pratiques actuelles des acteurs de l’industrie de la musique qui épousent les dernières technologies :

• Droits d’auteur à l’ère du streaming : quelle répartition des revenus ? ;
• L’intelligence artificielle dans la musique : quand la créativité humaine défie les machines ;
• NFT et droits musicaux : une nouvelle forme de propriété ? ;
• Clauses contractuelles : les rouages de l’industrie musicale au prisme des jeunes talents ;
• Sampling musical : créativité ou violation des droits ? ;
• Le futur des concerts dans le métavers : opportunité ou chaos juridique ? (le 16/02) ;

Avec aujourd’hui 75 % du marché de la diffusion musicale – selon le Rapport sur production musicale française en 2023 – capté par des acteurs comme Spotify, Deezer ou Apple Music, la révolution numérique s’est imposée à un rythme effréné. Mais cette mutation technologique a laissé dans son sillage une question fondamentale : la rémunération des artistes interprètes est-elle à la hauteur de leur contribution ?

L’intervention du législateur : un rééquilibrage nécessaire

Pendant longtemps, les artistes interprètes ont occupé une place marginale dans le partage des revenus générés par l’industrie musicale. En cause, des contrats où la liberté contractuelle masquait en réalité une profonde asymétrie. « L’avènement du streaming musical n’est pas sans conséquence sur les rapports contractuels entre le producteur et l’artiste interprète. Ces derniers étaient en position de faiblesse, sans marge de négociation face aux producteurs de phonogramme », explique maître Isabelle Wekstein-Steg, experte en droit de la propriété intellectuelle. L’ordonnance 2021-580 du 12 mai 2021, transposant la directive européenne 2019/790, a marqué un tournant.

Cette ordonnance a introduit un seuil minimal de rémunération, établissant pour la première fois une protection légale des artistes dans l’exploitation de leurs morceaux sur les plateformes de streaming. « Le législateur s’est immiscé dans le contrat d’artiste pour préserver l’équilibre entre les parties, conciliant liberté contractuelle et protection des artistes », poursuit-elle. Cette évolution majeure offre enfin des garanties aux interprètes, les mettant en mesure de recevoir une rémunération décente.

Un cadre contractualisé : l’accord de mai 2022

Pour transformer cette évolution législative en réalité économique, l’accord du 12 mai 2022, étendu par arrêté ministériel, a fixé les modalités de cette rémunération. Désormais, les artistes rémunérés sur le mode proportionnel bénéficient de taux garantis, oscillant entre 10 % et 13 %, selon les modèles de production. En cas de contrat de licence exclusive, ce taux grimpe jusqu’à 28 %. Mais l’innovation majeure réside dans la prise en compte des succès mesurables : des bonifications sont prévues lorsque des seuils d’écoutes sont franchis, un principe qui gratifie enfin à la popularité croissante de certains titres.

Pour les artistes rémunérés au forfait, l’accord prévoit des avances minimales – 1 000 euros par album inédit – et des primes liées à des jalons d’écoutes. À titre d’exemple, franchir les 7,5 millions d’écoutes d’un titre permet de percevoir une prime de 34 euros, un mécanisme certes modeste mais inédit dans l’industrie. Ces clauses, bien qu’encore perfectibles, posent une première pierre vers une rémunération fondée sur la performance et la reconnaissance des artistes.

Un système encore perfectible

Derrière l’optimisme des premières mesures légales se cache une réalité moins reluisante. La rémunération des artistes est directement liée à des chaînes impliquant producteurs, distributeurs et plateformes. « La rémunération de l’artiste dépend in fine des conditions financières retenues dans les autres contrats de la chaîne », souligne Maître Wekstein-Steg. Il suffit qu’un maillon faiblisse pour que l’ensemble s’effondre.

L’un des principaux obstacles réside dans le modèle de redistribution adopté par les plateformes, connu sous le nom de market-centric payment system. Ce modèle redistribue les revenus en fonction des parts de marché globales des artistes sur la plateforme, sans tenir compte des écoutes individuelles. En d’autres termes, même si un abonné n’écoute jamais un artiste populaire, une part de son abonnement lui est tout de même reversée. Si ce modèle favorise les grandes stars, il freine l’émergence des nouveaux talents.

À l’inverse, le modèle user-centric payment system, encore peu répandu, propose de redistribuer les revenus des abonnements directement aux artistes réellement écoutés par chaque utilisateur. Ce système, plus équitable en apparence, diviserait toutefois les revenus pour les artistes dominant le marché, ce qui explique les réticences des grandes majors à l’adopter.

Les défis du streaming : entre opportunité et désillusion

Le streaming a permis de revitaliser une industrie en crise, mais cette relance a un coût. La gratuité partielle des plateformes, via des offres financées par la publicité, a suscité de vives critiques. Ces écoutes « gratuites » génèrent des revenus dérisoires, et les artistes en ressentent l’impact direct.

Cette année, Spotify a annoncé la démonétisation des titres ayant moins de 1 000 écoutes, en justifiant que 99,5 % des streams sur sa plateforme dépassent déjà ce seuil (cf. jack.canalplus). La décision a provoqué un tollé dans les cercles d’artistes indépendants, pour qui ces paliers sont autant de barrières à l’entrée.

En parallèle, des phénomènes comme le streaming artificiel – où des morceaux, souvent des playlists de « bruits blancs », génèrent des revenus sans véritable écoute – ajoutent à la controverse. Spotify et d’autres plateformes ont imposé des règles strictes, comme un nombre minimum d’auditeurs uniques, pour limiter ces abus. Mais ces mesures, bien qu’efficaces, risquent de pénaliser les artistes légitimes aux débuts modestes.

Un marché hyper-concentré

Derrière l’apparente diversité des plateformes de streaming se cache une concentration inquiétante. Spotify, Deezer et Apple Music règnent en maîtres sur un marché où quelques géants dictent les règles. Contrairement aux supports physiques, où la pluralité des points de vente offrait une véritable diversité, le streaming impose une homogénéité presque totale dans l’accès aux catalogues. « Chaque plateforme ne bénéficie pas d’une exclusivité dans la diffusion des morceaux, ce qui explique que la majorité des titres soient disponibles partout », analyse Isabelle Wekstein-Steg. Quelques rares exceptions, comme l’exclusivité temporaire des titres de PNL en 2019 sur Apple Music, ne perturbent qu’à la marge cet équilibre.

Mais cette uniformité dissimule un jeu d’influence complexe. Les majors, grâce à leur pouvoir de négociation, pèsent lourdement dans la définition des modèles économiques. Universal Music, par exemple, a récemment exigé une renégociation de ses conditions avec Deezer. Le litige portait sur le service gratuit, dont les revenus, selon Universal, n’augmentaient pas proportionnellement à l’écoute croissante de son répertoire (+210 % sur la plateforme). Le différend s’est terminé devant les tribunaux, qui ont condamné la major pour abus de position dominante.

Ces affrontements contractuels, bien qu’éloignés des artistes eux-mêmes, ont des répercussions directes sur leur rémunération. Ils montrent à quel point, dans ce marché ultraconcentré, les équilibres restent précaires. Les artistes sont souvent les variables d’ajustement de ces accords où seules les grandes structures dictent les termes.

Les nouveaux modes de diffusion : entre opportunité et fragmentation

L’explosion du numérique a ouvert la porte à des modes de diffusion inattendus, redessinant les contours de l’industrie musicale. Si le streaming audio domine largement, de nouveaux acteurs comme YouTube et TikTok s’imposent de plus en plus. En France, 76 millions de vidéos musicales sont visionnées chaque jour sur YouTube, tandis 69% du temps passé sur TikTok concerne des contenus musicaux. « Ces plateformes bouleversent les règles traditionnelles en imposant leurs propres standards, notamment en matière de rémunération », souligne l’avocate.

Toutefois, ces innovations ne bénéficient pas à tous. La musique live et le spectacle vivant, qui restent des piliers culturels, sont largement laissés de côté par le modèle numérique. Dans ce contexte, des initiatives comme Nintendo Music, qui regroupe les musiques de jeux vidéo, montrent que le streaming peut encore s’ouvrir à des territoires culturels jusqu’ici négligés.

Un cadre contractuel en mutation

L’évolution du numérique a bouleversé les contrats de distribution, qui ne se limitent plus aux supports physiques. Désormais, ces contrats incluent des modes d’exploitation comme le streaming, le téléchargement ou même la diffusion pay-per-view (voir tableau ci-dessous). Cette précision accrue vise à sécuriser les relations entre producteurs et distributeurs, mais elle a également complexifié les négociations.

Plateforme

Estimation du paiement moyen
en $ par stream ou par vue

Napster

0,01900

Tidal

0,01284

Apple Music

0,00783

Deezer

0,00640

Spotify

0,00437

Amazon Music

0,00402

Pandora

0,00133

YouTube

0,00069

Une décision récente du tribunal judiciaire de Paris a clarifié un point important : à moins d’exclusion explicite, des modèles comme celui de YouTube sont automatiquement couverts par les termes généraux du contrat. « Cette jurisprudence renforce la position des distributeurs, qui perçoivent directement les revenus issus de la diffusion sur les plateformes, avec pour seule obligation de reverser une part au producteur », analyse Isabelle Wekstein-Steg. Cette décision illustre les nouvelles dynamiques, où chaque mot dans un contrat peut peser lourd sur la répartition des revenus.

Si le cadre juridique s’adapte peu à peu, les clauses financières restent encore floues. La majorité des revenus proviennent des abonnements payants, alors que les écoutes gratuites, souvent financées par la publicité, rapportent peu aux artistes. Avec des taux de redevances oscillant entre 50 % et 80 %, selon les tranches de chiffre d’affaires ou le nombre d’écoutes, ces pourcentages révèlent un système encore marqué par des inégalités structurelles. Les artistes émergents, en particulier, peinent à rivaliser avec les stars établies, mieux armées pour tirer parti de ces mécanismes.

Hugo Bouqueau

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