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Récidive et addiction : la justice résolutive de problèmes, entre résultats prometteurs et difficultés pratiques

Récidive et addiction : la justice résolutive de problèmes, entre résultats prometteurs et difficultés pratiques
Publié le 17/08/2022 à 16:30

 

Une meilleure articulation entre les acteurs de la santé et ceux de la justice pour éviter la récidive, voilà l’objectif de la justice résolutive de problèmes. Le concept, qui émerge doucement en France, intéresse notamment en matière d’addictologie et de soins obligés. Si la poignée de dispositifs mis en place offre des résultats plus qu’encourageants, la coordination des différents professionnels n’est pas toujours aisée, et le processus s’avère chronophage, nous apprend un webinaire de l’Union régionale de la Fédération Addiction dans les Hauts-de-France.

 

 

L’addiction, l’un des principaux facteurs de risque de récidive ? C’est en tout cas ce que suggèrent les méta-analyses en criminologie. Le risque serait accru de 12 % en moyenne pour les individus concernés par une addiction, et jusqu’à 30 % pour certains types de délinquances particulières comme les violences conjugales, affirme Augustin Roy, conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP) à la Direction interrégionale des services pénitentiaires de Lille, lors d’un webinaire organisé en juin dernier par l’Union régionale de la Fédération Addiction dans les Hauts-de-France


Face à cela, la principale réponse judiciaire à la récidive pour les individus confrontés à l’addiction consistait – et consiste encore – jusqu’à maintenant en l’obligation de soins. Cette dernière, mise en place à la fin des années 50, est une catégorie de soins obligés quasi-systématiquement prononcée par les juridictions comme modalité d’exécution d’un sursis probatoire dans le cadre de certains types de condamnations (usage illicite de stupéfiants, conduite en état alcoolique ou sous l’emprise de produits stupéfiants), afin de lutter contre les effets désocialisants des courtes peines d’emprisonnement. Séduisante en théorie, elle est toutefois de plus en plus remise en cause.


Juge de l’application des peines au tribunal judiciaire de Lille, Cécile André se montre critique à l’égard de cette mesure : « La plus grande crainte dans notre société est la survenance du risque. On a fait s’éloigner de la notion de soin la personne qui est en souffrance, et la justice apporte des réponses complètement standardisées. On est en train d’encombrer toutes les structures d’obligations de soins pas forcément indispensables, avec le sentiment que s’il n’y a pas d’obligation judiciaire à la base, la personne ne fera rien, et le CPIP non plus. » La magistrate regrette en effet que la parole de l’individu qui se dit prêt à changer n’ait « plus aucune valeur ». « C’est arrière-gardiste de dire que nous, professionnels, savons mieux que lui ce qui est bien pour lui. Il faudrait au contraire faire en sorte qu’il reprenne possession de sa propre vie. On veut trop contraindre au soin, sans prendre en compte les souffrances et les difficultés entraînées par l’addiction. Il faut faire autrement, faire en sorte que la personne garde une marge de manœuvre ».

 

 


Obligation de soins : un virage amorcé 


Au sein des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP), Augustin Roy observe une nette évolution des consignes liées au suivi de l’obligation de soins. Pendant longtemps, a ainsi dominé une vision « très juridique et coercitive ». Les personnes concernées étaient mensuellement sommées de présenter leurs analyses de sang et d’urine, « ce qui, en termes de réduction des risques de récidive délictuelle, n’a que peu d’intérêt », souligne-t-il. Mais depuis quatre ans, l’administration pénitentiaire a « pris un virage ». Elle s’appuie désormais sur la méthodologie RBR, ou « risques, besoins, réceptivité ». Originaire du Canada, celle-ci a été formalisée en France par un texte, le référentiel RPO1, lequel repose sur le triptyque suivant : connaître le niveau de risque de récidive de chaque personne placée sous main de justice pour adapter sa prise en charge, avoir une connaissance approfondie des travaux empiriques pour chaque problématique afin d’individualiser le traitement, et déterminer la capacité des individus à bénéficier du traitement. « Nous essayons de nous concentrer sur les principaux facteurs de risques, et d’être davantage dans l’accompagnement que dans la coercition, tout en gardant un cadre juridique »,  témoigne Augustin Roy. Les SPIP s’inspirent également du secteur médical, et notamment du suivi des addictions, en ayant recours aux méthodes de l’entretien motivationnel. Créé par deux médecins psychiatres, cet outil de communication permet de susciter ou de renforcer la motivation personnelle d’une personne au changement. L’ensemble des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation y ont été formés, rapporte Augustin Roy. 


Du côté des magistrats aussi, souffle un vent nouveau. Cécile André tente de « faire œuvre de créativité » en adaptant le droit à la réalité de la personne et du terrain. En tant que juge de l’application des peines, elle privilégie la notion de « parcours ». Pour cela, elle se base sur les constatations médicales, les entretiens individuels en cabinet, les constats des enquêteurs, les antécédents judiciaires…  « À partir de ces différents éléments, j’initie un nouveau positionnement. L’idée est de faire en sorte, à travers l’obligation de soin, que la personne puisse faire la balance des avantages et des inconvénients à sa consommation, et des avantages et inconvénients à arrêter. »

 



La justice résolutive de problèmes pour éviter l’accompagnement en silo


Désireux d’aller plus loin que l’obligation de soins, le monde judiciaire et le secteur de l’addictologie s’intéressent depuis quelques années à la justice résolutive de problèmes. Une meilleure articulation entre les acteurs de la santé et ceux de la justice pour éviter la récidive, voilà l’objectif de ce concept qui émerge doucement en France, inspiré des « problem-solving courts » outre-Atlantique. Si elles sont désormais plus de 4 000 aux États-Unis, la première juridiction de ce type a vu le jour en 1989 à Miami, alors rongée par le crack. Impuissants face à la montée de la délinquance, les magistrats de cette juridiction avaient pris le taureau par les cornes et décidé d’innover en organisant des réunions avec les citoyens locaux et diverses institutions, ce qui avait abouti au développement d’un modèle de justice prétorien. 


Aujourd’hui, l’École nationale de la magistrature (ENM) et la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) organisent des formations et travaillent de concert sur des dispositifs de justice résolutive de problèmes, dont « [la] grande efficacité par rapport à l’obligation de soins a été validée par la recherche internationale », comme l’explique la directrice de l’ENM, Nathalie Roret, dans un rapport de synthèse rendu fin 2021. Objectif : « agir dans plusieurs directions à la fois, car la délinquance comme l’addiction sont des phénomènes multifactoriels » et « dépasser l’obligation de soins qui conduit à faire travailler en silo le soin/le social et la justice ». Les « juridictions résolutives de problèmes » (JRP), qui font référence aux programmes pilotés par ou dans les juridictions, permettent en effet un travail collaboratif via lequel magistrats, soignants et travailleurs sociaux sont centrés sur l’évolution du justiciable/patient, avec une approche tournée vers la motivation et la réhabilitation. « Ces dispositifs accompagnent des personnes en situation de récidive pour lesquelles les difficultés par rapport à leur consommation de produits et les risques associés peuvent nécessiter un accompagnement particulier avec une intensité qui n’est pas la même que pour les obligations de soin habituelles », souligne Nicolas Bourry, chef de service au SATO Picardie, lors du webinaire de l’Union régionale de la Fédération Addiction dans les Hauts-de-France.  « Les professionnels du soin en addictologie et ceux de la justice sont amenés à trouver des points convergents pour proposer un accompagnement long à des individus en difficulté, amenés à être acteurs de cette démarche », précise-t-il.


Les JRP reposent sur dix principes dits centraux, synthétisés dans une note rédigée par la magistrate Laurence Begon-Bordreuil, à partir des travaux de recherche de Martine Herzog-Evans, professeure de droit pénal. Sont ainsi visés la participation du juge judiciaire au suivi régulier des condamnés, des audiences publiques pour respecter les principes du procès équitable et du contradictoire, la spécialisation des acteurs (qui doivent avoir été formés), la résolution des problèmes avec un suivi sur l’ensemble des facteurs de récidive identifiés, la responsabilisation permettant de s’assurer que chaque acte – positif ou négatif – de la personne sous main de justice ait une conséquence, la collaboration et le travail partenarial entre institutions, une justice insérée dans la communauté locale, un guichet unique qui rassemble l’ensemble des services au sein de la juridiction ou dans un bâtiment commun, des tests de drogue réguliers pour connaître le niveau de consommation du justiciable au fur et à mesure et y répondre de façon adéquate, et enfin, des rituels de désistance, via la participation de magistrats au cours d’une audience. Depuis une première expérimentation à Bobigny en 2015, on compte désormais une trentaine de juridictions de ce type en France, en pré-sentenciel ou en post-sentenciel.

 



Trampoline, un programme post-sentenciel


Parmi les mécanismes existants, le programme Trampoline a vu le jour à Lille en 2018. Dorothée Tannay, directrice de l’association Le PARI-CSAPA, a participé à sa mise en place. Elle se souvient : « Un jour, dans le cadre d’un partenariat avec la justice, je rencontre une juge de l’application des peines au tribunal judiciaire de Lille. En discutant, on se rend compte que l’on a une envie commune : développer des outils pour améliorer l’accompagnement des personnes sous main de justice confrontées à des addictions, et les faire adhérer aux soins. » La magistrate évoque alors la piste de la justice résolutive de problèmes, et cela fait tilt. Toutes deux se tournent vers le SPIP et les professionnels du CSAPA (assistants sociaux, infirmiers, psychologues) et les invitent à réfléchir avec elles autour d’un projet de dispositif post-sentenciel. La réflexion commune finit par aboutir à la signature d’une convention entre les différents professionnels mobilisés, destinée à améliorer leur coordination dans le cadre du suivi judiciaire des personnes accompagnées. 


Comment fonctionne Trampoline ? Et comment l’intègre-t-on ? Dorothée Tannay explique que les acteurs du soin et de la justice peuvent repérer et proposer des personnes dont le profil semble « coller » avec l’accompagnement proposé. L’individu doit être majeur et sous main de justice, avec ou sans obligation de soins, et présenter une problématique addictive qui soit l’une des raisons pour lesquelles l’acte de délinquance a été commis. Il doit également avoir un parcours social et/ou judiciaire complexe, mais aussi être volontaire pour intégrer le dispositif. Si les critères sont cochés, il est alors soumis à une phase d’évaluation de son addictologie et de sa motivation au changement. « On fait ensuite un point avec les différents professionnels », indique la directrice du PARI-CSAPA. À son issue, la personne est invitée à un « espace de co-concertation », où elle peut discuter avec tous les acteurs. Entre-temps, le JAP a eu le temps de retracer son historique pénal : « On dresse un état des lieux de sa situation judiciaire ; on l’écoute sur son projet de vie, ses besoins, ses craintes et comment on peut l’accompagner pour atteindre ses objectifs. » 


Si la personne est toujours d’accord pour intégrer Trampoline au terme de cette conversation, les parties rédigent un contrat d’engagement et un projet personnalisé qui précise les points qui seront travaillés avec chaque référent.  « Le but est que chacun apporte son aide dans son propre corps de métier, avec une cohésion globale », résume Dorothée Tannay. Par exemple, le CSAPA va accompagner les démarches pour trouver un logement, le SPIP va apporter son aide pour favoriser l’insertion professionnelle. Au bout de six mois, la personne est réinvitée à un espace de co-concertation pour faire le point : ce qui a été compliqué ou non, comment corriger ou mieux anticiper certains éléments. La personne ne peut toutefois pas être accompagnée au-delà de la mesure judiciaire : « On doit être vigilants lorsqu’on décide d’inclure quelqu’un à Trampoline et veiller à ce qu’il lui reste neuf mois de mesures judiciaires, car s’il ne lui reste que trois mois, on aura peu de temps pour travailler ensemble. »,, affirme la directrice du PARI-CSAPA. Par ailleurs, l’individu sous main de justice peut décider de quitter le programme à tout moment, sans contrainte ni sanction. Cela peut être également le fruit d’une décision collégiale. 


Depuis un an, Trampoline a mis en place un tableau de suivi. Ce qui intéresse ses financeurs – l’Agence régionale de santé et la Mildeca, essentiellement –, c’est de mesurer son impact au niveau judiciaire : s’il y a récidive, elle ne doit pas être liée à une consommation de produits. « On envoie tous les six mois au juge une liste des personnes incluses : date d’entrée, date de sortie, durée du suivi, motif de sortie… et le juge indique s’il y a pu y avoir réitération d’actes de délinquance. On constate que plus les personnes ont passé de temps avec nous, moins elles récidivent. Après six mois, elles ne récidivent pas. »


Pour Dorothée Tannay, Trampoline est un « beau projet ». Dans la pratique toutefois, tout n’est pas si évident. Lorsque les professionnels présentent ce programme pour la première fois à la personne qu’ils ont « repérée », « il est difficile de susciter son intérêt », rapporte- t-elle. La suite n’est pas plus aisée : « On s’aperçoit très vite qu’il faut se réajuster tout le temps », confie la directrice du PARI-CSAPA. Mais cette dernière refuse de parler d’échecs : « Cela prouve juste qu’il s’agit d’un dispositif vivant qui doit en permanence évoluer. » D’autant que le jeu en vaut la chandelle, estime-t-elle. Les retours sont en majorité très positifs. Les personnes prises en charge rapportent généralement que leur relation avec la justice a changé ; elles sentent que leur avis est enfin pris en compte.


Trampoline accueille en son sein une dizaine de personnes en même temps. Un objectif « très réduit », pointe Cécile André, qui se réjouit de sa mise en place mais regrette simplement ne « pas pouvoir faire davantage ». « On a des difficultés à associer un CPIP, qui a déjà entre 100 et 150 personnes à suivre. C’est quasiment mission impossible. »

 


Le partenariat entre le CAARUD de Boulogne-sur-Mer et le CHRS


Toujours dans les Hauts-de-France, Pauline Pays est éducatrice spécialisée au sein du Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (CAARUD) de Boulogne-sur-Mer. Au sein d’un dispositif en partenariat avec le Centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) de la ville, elle accompagne des individus ayant une obligation de soins ou non. Cette collaboration permet de mettre à disposition quatre places d’hébergement dédiées à des consommateurs actifs ; sachant que « la consommation n’est pas un motif d’exclusion », souligne Pauline Pays lors du webinaire. 


Le CHRS s’occupe de la gestion du quotidien. En parallèle, le CAARUD accompagne dans les démarches médico-sociales. « Dans le cadre de ce projet, on propose aussi des rencontres, notamment des temps de repas, deux fois par mois, et des sorties de manière ponctuelle, pour travailler la dynamique du groupe, la socialisation. Parfois on va manger au restaurant, on prépare les repas avec les personnes accompagnées », relate l’éducatrice spécialisée. 


Celle-ci évoque notamment le cas dune personne, « en errance depuis de nombreuses années », qui avait une peine de prison de sept mois à effectuer et qui, au cours d’échanges, a exprimé sa crainte de retourner en prison. « J’ai rencontré sa CPIP, et il a été décidé par la suite que serait mis en place un bracelet électronique au sein de l’hébergement. De ce fait, il a pu entamer des démarches pour faire une cure dans une clinique. Il a également pu maintenir son suivi psychiatrique. Il trouve donc du soutien et garde un lien social », se félicite Pauline Pays. Cet homme avait par ailleurs des travaux d’intérêt général à effectuer : il a finalement été convenu qu’une fois les démarches de soin réalisées, il pourrait combiner le bracelet à la réalisation de ces TIG. Ce qui s’avère toutefois plus délicat que prévu, affirme l’éducatrice spécialisée. « Il se rend compte qu’il avait sous-estimé la difficulté à respecter les règles du bracelet. Il a conscience de la chance qui lui a été accordée d’effectuer sa peine de cette manière, cependant la tentation est là : il a peur d’être poussé à la faute par les personnes qui cohabitent avec lui. Il a donc noté une augmentation de ses consommations dans les premiers temps, et explique cela par l’ennui, l’angoisse et le stress de la vie en collectivité. Mais on va essayer de trouver des solutions pour respecter son rythme et ses besoins », assure Pauline Pays.

 


Un dispositif de suivi judiciaire thérapeutique en pré-sentenciel


De son côté, Sandra Laurent, coordinatrice pour le dispositif de suivi judiciaire thérapeutique porté par le CSAPA Horizon 02, explique que ce dernier est mis en place depuis 2016 à Soissons et 2019 à Saint-Quentin, dans l’Aisne, sur les deux tribunaux judiciaires. Là encore, le but est de réduire les risques de récidive auprès de personnes déjà connues de la justice et dont les faits de délinquance commis sont en lien avec une addiction, qui reconnaissent leur responsabilité pénale et ont une volonté de se responsabiliser. 


Les procureurs et les substituts se « répartissent » la charge des personnes entrant dans ce programme – qui y adhèrent le jour où elles donnent leur accord. «  Le cadre juridique de ce dispositif pré-sentenciel vient en complément de l’action publique. On reçoit des personnes qui ont un suivi de six mois ou plus, en attendant qu’elles passent au tribunal, ou au stade de l’exécution de leur peine », précise Sandra Laurent. Le dispositif assure la prise en charge d’un flux de 12 personnes par parquet sur une période de six mois. Le contenu du suivi judiciaire thérapeutique est à l’initiative du procureur qui en assure le contrôle, et également assuré par une équipe du CSAPA. Le coordinateur doit lui évaluer les difficultés rencontrées par chaque personne et l’accompagner dans ses différentes démarches. Le parquet est informé si elle présente un manquement à ses engagements. « On rédige dès la fin du premier mois d’entrée dans le dispositif un DIPC (document individuel d’accompagnement) validé par le parquet, qui définit la nécessité ou non d’un accompagnement psy ou socio-éducatif », informe Sandra Laurent. 


Durant la prise en charge, la personne rencontre chaque semaine une coordinatrice et l’ensemble des professionnels du CSAPA. Elle se soumet en outre régulièrement à des examens de dépistage et accepte que les résultats soient transmis au procureur. Tous les 15 jours, un magistrat référent la reçoit en présence de la coordinatrice, et de son avocat si elle le souhaite, pour dresser un bilan des avancées et des éléments à travailler. Durant la phase d’évaluation, un rapport final, écrit conjointement entre le parquet et la coordinatrice, retrace le parcours de la personne. Ce document est porté à sa connaissance et à celle de son avocat, avant d’être utilisé lors de son passage devant la justice. Enfin, six mois après la sortie du dispositif, la coordinatrice invite les personnes prises en charge à un entretien destiné à faire un point sur leur situation depuis la fin du suivi. Par ailleurs, le parquet vérifie l’absence de réitération en interrogeant le fichier de police et de justice de façon régulière. Bilan du suivi judiciaire thérapeutique : sur 90 personnes prises en charge à Soissons, 10 récidives ont eu lieu pour des faits de conduite en état d’ivresse. Quant à Saint-Quentin, où ont été accompagnées 35 individus, aucune situation de récidive n’a été jusque-là recensée. 


 

Vers une collaboration plus fluide


Parmi les questions qui agitent le plus les différents acteurs de ces dispositifs, revient souvent celle de la coopération, qui ne va pas forcément de soi. « Comment mettre en place une collaboration optimale alors que nos logiques d’intervention sont complètement différentes ? »  s’interroge par exemple la juge de l’application des peines Cécile André. Dorothée Tannay abonde : « Entre soins et justice, nous ne sommes pas toujours d’accord. Ce n’est pas toujours évident, vu la temporalité des uns et des autres, mais on fait avec. », admet la directrice de l’association Le PARI-CSAPA. Cette dernière ajoute que le turn-over assez important dans les équipes implique de « communiquer en permanence». « Cela prend beaucoup de temps, mais c’est nécessaire si on veut que [ces programmes] perdurent. »


Autre obstacle, selon Cécile André : réunir un certain nombre de professionnels autour d’une table à intervalles réguliers s’avère vite extrêmement chronophage. « Notre temps est contraint, peu adaptable », regrette-t-elle. En outre, bien que la transparence et la communication soient de mise, le partage d’informations, notamment utile à la magistrate pour prendre les décisions « les plus éclairées possible », est parfois « très complexe à mettre en place », le secret médical opposé du côté des acteurs de la santé restant une « difficulté majeure délicate à contourner ».


« Puisque les professionnels du champ des addictions et de la justice sont particulièrement amenés à se rencontrer et à s’articuler, il est opportun qu’on travaille autour de leur accompagnement », juge Fatima El Bartali, référente santé justice à l’Agence régionale de santé Hauts-de-France. « L’acculturation des secteurs santé justice est essentielle dans la compréhension du rôle de chacun, dans le respect des prérogatives, pour une meilleure compréhension de ce que font les uns et les autres et de ce qui est une problématique addictive », poursuit-elle. 


À ce titre, Fatima El Bartali est chargée de la conduite du déploiement de la feuille de route nationale des personnes placées sous main de justice, en cours de réécriture, dont l’action 13 est consacrée à « déployer des outils relatifs au repérage des addictions en détention et renforcer la coopération santé justice sur problématiques addictives ». « Nous avons réinstallé en 2022 les commissions “santé justice” qui réunissent ces professionnels des deux secteurs pour évoquer tous les sujets qui concernent les personnes placées sous main de justice, en amont et en aval de l’incarcération. Par ailleurs, nous avons accompagné les établissements pénitentiaires à la mise en place de protocoles de prise en charge en addictologie, qui précise le rôle de chacun et fait travail de jonction entre le dedans et le dehors.»

 


Un guide adapté pour améliorer les connaissances des acteurs


C’est également pour faciliter la coopération que la Fédération Addiction a publié en octobre 2020 un guide, soutenu par les ministères de la Santé et de la Justice et dans le cadre de la Mildeca, s’adressant aux divers acteurs de l’addictologie et de la justice dans le cadre de l’accompagnement des publics en soins obligés.


Ce document, envoyé à l’ensemble des professionnels concernés et disponible en téléchargement libre, dégage des préconisations en s’appuyant sur des pratiques installées, indique Marine Gaubert, responsable du pôle « pratiques professionnelles » à la Fédération Addiction et co-autrice du rapport. « On ne déblaie donc pas un sujet : il s’agit d’un document socle rédigé à partir de l’expérience de plusieurs dizaines de professionnels. »


En amont, l’enquête réalisée avait notamment permis de noter, chez les CSAPA, une méconnaissance du système judiciaire et de l’impact du parcours judiciaire sur le suivi des personnes. Du côté des SPIP, elle montrait que les conseillers n’avaient pas la connaissance globale de l’organisation du secteur de l’addictologie, et peu de connaissances de la philosophie de la réduction des risques. Quant aux procureurs, différentes grilles de lecture étaient visiblement mobilisées, avec « de fortes représentations sur les notions de drogues dures, drogues douces, et un paradoxe entre la compréhension que le soin n’est pas l’abstinence et la nécessité d’appliquer la loi », rapporte Marine Gaubert.


De cet état des lieux a donc découlé le plan du guide, afin que celui-ci soit adapté aux besoins des professionnels. La première partie, plutôt destinée aux acteurs du monde judiciaire, donne les connaissances de base sur l’addictologie. « Elle explique notamment le fait que l’usage de produits ne fait pas l’addiction, et que le caractère biologique, psychologique et social de l’addiction fait que la réponse doit être un accompagnement pluridisciplinaire », indique la co-rédactrice du guide. « Cette section met aussi l’accent sur le processus de changement, complexe et non linéaire, qui implique de l’ambivalence et de la rechute. » Un passage est notamment dévolu au sens et à la fonction des drogues, et dispense qu’il n’y a pas de « bonne » ou de « mauvaise » drogue, de drogue « dure » ou « douce ». « Toutes provoquent des méfaits et des bienfaits : il vaut mieux parler d’usages plus ou moins dommageables. C’est pourquoi il nous est apparu important de noter que les substances les plus dangereuses ne sont pas forcément celles interdites par la loi. »


La deuxième partie, destinée aux professionnels de l’addictologie, détaille la manière dont la justice se saisit de la question des addictions. « On explique sur quels critères, au stade pré-sentenciel, le magistrat du parquet se base pour identifier une consommation vraisemblablement problématique et pour apporter une réponse pénale individualisée. » Des schémas permettent de mieux comprendre les raisons pour lesquelles une personne va être condamnée aux soins obligés ou non. 


Enfin, les deux dernières parties sont destinées aux deux secteurs, sous forme de préconisations, par exemple : déterminer un langage commun, en clarifiant ce que chacun met derrière tel mot pour préciser les objectifs des uns et des autres (par exemple, récidive/rechute). Cette partie montre en outre clairement les visions et les objectifs de chacun, pour une compréhension mutuelle renforcée. « On indique que pour le secteur de l’addictologie, réduire les risques de récidive est un objectif secondaire. L’objectif principal est d’accompagner la personne sur une meilleure gestion de sa consommation afin de réduire les risques et les dommages éventuels associés. On explique aussi que le terme de reconsommation n’équivaut pas à rechuter, et qu’il n’y a pas de lien de cause à effet entre reconsommation, rechute et passage à l’acte délinquant. Donc prévenir la reconsommation et la rechute n’équivaut pas à prévenir la récidive, même si cela y concourt », développe Marine Gaubert. Du côté de la justice, le guide met en exergue que l’objectif essentiel consiste en la prévention de la récidive, et que la récidive d’une infraction peut être vue comme un échec du soin, contrairement au domaine de l’addictologie. 


Ces points de vue mis en lumière, le guide met à disposition une sorte de « boîte à outils » qui propose par exemple des modèles d’attestations de présence, de fiches de présence entre CSAPA et SPIP, ou encore de procédures pour accueillir en stage un auditeur de justice ou élève CEPIP. 


Clefs de compréhension théoriques comme documents-types, autant d’instruments dont les acteurs sont invités à se saisir sans modération. 

 

Bérengère Margaritelli

 

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