« Ces professionnels
s’exposent à des procédures disciplinaires et/ou en diffamation qui visent à
les dissuader de remplir leur rôle », dénonce l’article
d’un mouvement citoyen. Cosigné par plusieurs médecins et collectifs, le texte
réclame l’adoption d’un « protocole national garantissant l’anonymat
des lanceurs d'alerte » dans le domaine de la protection des enfants.
« Face à la
montée des violences, qui protège ceux qui défendent nos enfants ? »
Une tribune du mouvement citoyen Les Voies, cosignée par une soixantaine de médecins
et de collectifs, publiée le 20 décembre dans Le Quotidien du médecin, tape
du poing sur la table.
Alors qu’en 2023, les
violences contre les médecins ont augmenté de 27 %, et en particulier les
femmes (56 %), selon le Conseil national de l’Ordre des médecins, « la
recrudescence des agressions physiques et verbales, notamment à la suite de
signalements de maltraitance, met en lumière le manque de protection dont
bénéficient les professionnels de santé et de l’enfance qui sont en première
ligne pour défendre l'intérêt des enfants en danger », affirment les
signataires, qui ajoutent : « Ces professionnels s’exposent à des
procédures disciplinaires et/ou en diffamation qui visent à les dissuader de
remplir leur rôle ».
Un risque également mis en
avant par la Commission indépendante sur l’inceste et les violences
sexuelles faites aux enfants (Ciivise) ainsi que par Médecins Stop
Violences. « Des médecins soucieux de protéger leurs jeunes patients se
retrouvent poursuivis par l’agresseur présumé de l’enfant devant le Conseil de
l’Ordre sur le fondement de quatre articles du code de déontologie
médicale : violation du secret médical, immixtion dans les affaires de famille,
non-respect de l’autorité parentale conjointe et certificat tendancieux ou de
complaisance », dénonçait déjà le collectif à travers une pétition
lancée en juin 2022, qui a récolté à ce jour 7 100 signatures.
20 % de soupçons non signalés
Ainsi, « 20 % des
professionnels de santé pourraient avoir déjà soupçonné des cas de maltraitance
sans les signaler », souligne la tribune du mouvement Les Voies. Le problème
n’est pas nouveau. En 2014, la Haute Autorité de Santé, HAS, rapportait que
moins de 5 % des signalements provenaient du secteur médical. Pourtant, dans une
recommandation
de mai 2011, elle relevait que les médecins « font partie des acteurs de
proximité les plus à même de reconnaître les signes évocateurs d’une
maltraitance sexuelle ainsi que les situations à risque. »
Le différentiel s’expliquerait
par un cadre juridique confus, voire incohérent, selon certains médecins. D’un
côté, l’article 434-3 du Code pénal prévoit bien une obligation « pour
quiconque » de dénoncer les mauvais traitements ou agressions infligés
à un mineur, mais les « personnes astreintes au secret [professionnel] »
- et donc notamment les médecins - sont expressément exclues.
En parallèle, le Code de la
santé publique affirme, à son article R. 4127-43, que « le médecin doit
être le défenseur de l'enfant (…) » et, à son article R.?4127-44, que « lorsqu'un
médecin discerne qu'une personne auprès de laquelle il est appelé est victime
de sévices ou de privations, il doit mettre en œuvre les moyens les plus
adéquats pour la protéger en faisant preuve de prudence et de circonspection. Lorsqu'il
s'agit d'un mineur (…), il alerte les autorités judiciaires ou administratives,
sauf circonstances particulières qu'il apprécie en conscience. ».
Pour Médecins Stop Violences,
imposer au médecin « prudence » et « circonspection » et évoquer la
possibilité de ne pas signaler des sévices en fonction de « circonstances
particulières » vient contredire l’obligation d’être un défenseur de l’enfant.
Le collectif juge dans sa pétition de 2022 que « ce flou rédactionnel
laisse la porte ouverte à toutes les dérives, craintes et abstentions empêchant
le signalement des enfants en danger et leur protection effective ».
Le « piège »
de l’absence d’anonymat
Par ailleurs, la loi prévoit certes
que le signalement ne peut pas engager la responsabilité de son auteur quand celui-ci
a agi de bonne foi. Mais le Code de l’action sociale et des familles, qui fixe
le cadre entourant la transmission des « informations préoccupantes »
destinées à alerter le président du conseil départemental sur la situation d'un
mineur, ne consacre pas l’anonymat des transmetteurs. « Or, cette
transparence, conçue pour assurer la traçabilité des signalements, devient un
piège lorsque les médecins sont menacés », fait valoir le mouvement
citoyen Les Voies.
Visant à renforcer les
systèmes nationaux de signalement des cas de violence à l’égard des enfants, une
recommandation du Conseil de
l’Europe, adoptée en septembre 2023, souligne que « Les États
membres devraient encourager et aider les professionnels à signaler les cas de
violence (…). [Ils] devraient, en cas de risque grave pour l’enfant ou le
professionnel, envisager que les dispositions légales et politiques permettent
aux professionnels qui signalent un cas de violence à l’égard d’un enfant de
garder l’anonymat vis-à-vis des tiers autres que les autorités publiques ».
Dans la foulée, en novembre
2023, la Première ministre Elisabeth Borne a présenté le Plan
de lutte contre les violences faites aux enfants 2023-2027, qui part notamment
du constat que chaque année, 160 000 enfants sont victimes de violences
sexuelles, dont 77 % au sein de la famille. Sa mesure 19 promet particulièrement
de « garantir l’obligation de protection des professionnels de la santé
signalant des situations de violences faites aux enfants ».
« Et depuis ?
Rien n’a véritablement avancé », déplorent les professionnels associés
à la tribune du 20 décembre. « Nous demandons aujourd’hui l’adoption
d’un protocole national garantissant l’anonymat des lanceurs d'alerte dans le
domaine de la protection des enfants [qui] permettrait de protéger à la fois
les mineurs et les professionnels qui veillent sur eux »,
réclament-ils.
« C’est tout le
système qui vacille »
« Protéger les
enfants et ceux qui veillent sur eux est un impératif moral et sociétal, ajoutent
les signataires. Sans cette protection, c’est tout le système de signalement
qui vacille, et ce sont les mineurs et les personnes vulnérables qui en paient
le prix fort ».
Ce signal d’alarme
suffira-t-il pour faire bouger les lignes ? Rien de moins sûr, la Commission
des affaires sociales et la Commission des lois du Sénat ayant affirmé, au sein
d’un rapport intitulé
« Articuler secret professionnel et devoir de signalement pour
protéger les mineurs en danger », que « le cadre législatif actuel est
correctement conçu ».
En mars 2022, la Ciivise a
préconisé, elle, une obligation de signalement pour les médecins soupçonnant des
violences sexuelles sur des enfants. De quoi mettre les feux aux poudres du
côté de l’Ordre des médecins, de certains praticiens mais aussi d’avocats. « Signaler
un cas de maltraitance sur un enfant résulte de la liberté de conscience des
médecins, pas de leur obligation, indique un collectif porté par
l’avocat Clément Bossis dans une tribune
au Monde. La protection de l’enfance ne doit pas sacrifier le secret
médical et la préservation de nos intimités ».
L’élan pourrait en revanche venir
de la jurisprudence. Une décision
rendue le 15 octobre dernier par le Conseil d’État semble ainsi pousser les
médecins à signaler les cas de maltraitance qu’ils rencontrent en leur
facilitant la tâche. La juridiction, qui donne une définition large du
signalement, considère que celui-ci peut être adressé à un juge déjà saisi de
l’affaire. De quoi relancer le débat sur l’obligation de signaler.
Bérengère
Margaritelli