INTERVIEW. Le 26 février, Donald Trump annonçait
« prochainement » des droits de douane de 25 % sur les
produits européens. Si les mesures déjà prononcées à l’encontre du Mexique et du
Canada ont, elles, été suspendues jusqu'au 2 avril, la menace du président
américain vis-à-vis de l’UE pourrait bientôt être mise à exécution. Pour Jean-Rémi
de Maistre, expert juridique spécialiste des questions d’arbitrage
international et fondateur de la legal tech Jus Mundi, l'Europe doit « se
préparer à une réorientation stratégique de ses flux commerciaux » et « intensifier
ses efforts pour renforcer sa souveraineté économique ».
JSS : Pour
justifier son souhait de surtaxer les exportations
européennes, le président américain accuse l’Europe de ne
plus « accepter les voitures ou les produits agricoles » américains et
fustige le déficit commercial de « 300 milliards de dollars » entre les
USA et l’Europe. Que pensez-vous de ces arguments et dans quel
« plan » plus global s’inscrit cette annonce ? En outre, la
hausse des droits de douane va-t-elle réellement changer la donne pour les
Américains ?
J.-R. de M. : L’argument est peu convaincant. Les marchés
de l'UE sont effectivement ouverts aux biens américains, même si
certains produits agricoles peuvent se heurter à des obstacles réglementaires.
Ce n’est pas un problème tarifaire. N’oublions pas non plus le commerce des
services, dans lequel les États-Unis ont un excédent. Les échanges de biens et
de services entre l’UE et les USA sont donc bien équilibrés : selon les données
de l'UE, le surplus commercial européen n'était que d'environ 48 milliards d'euros
en 2023 – soit 3 % du total des échanges entre l’UE et les USA.
D'une manière générale, ces
affirmations s'inscrivent dans la stratégie géopolitique de Donald Trump, qui consiste
à faire pression. Cependant, pour l’instant, l’annonce n’est encore qu’une
annonce. Nous ne pouvons seulement supposer les répercussions potentielles. Car
le président Trump n’a pas spécifié si les 25 % supplémentaires seraient pour
tous les produits européens ou si certains seraient plus taxés que d’autres.
Quoiqu’il en soit, pour les consommateurs américains,
concrètement, cela risque de fortement impacter le prix de leurs produits. Les
produits les plus exportés de l’Europe aux USA se divisent en trois
catégories : les produits pharmaceutiques, boissons alcoolisées
(typiquement le vin français) et l’acier et le matériel de défense armée
(moteurs d’engins d’avion ou de navire). En 2018, Donald Trump avait déjà décidé
d’augmenter de 10 % les tarifs douaniers sur l’aluminium et de 25 % sur l’acier
européen. En conséquence ? Cela avait couté plus de 15 milliards de
dollars à l’économie de l’Oncle Sam.
JSS : Quels
impacts ces annonces risquent-elles d’avoir sur l’Europe ? Et sur le commerce
international ?
J.-R. de M. : L'Europe
est confrontée à l'incertitude. Les Etats-Unis sont le premier partenaire de
l’UE pour l’exportation de biens. Si les États-Unis mettent en place de
nouveaux droits de douane, les exportateurs européens en ressentiront les
effets presque immédiatement. Donc évidemment, cette annonce peut avoir des
conséquences retentissantes en Europe.
Les industries directement
visées (automobile, aérospatiale, produits de luxe, produits alimentaires)
pourraient connaître une forte baisse des ventes à destination des États-Unis.
D’un autre côté, si l’Europe décide d’agir comme les Etats-Unis et donc de
surtaxer à son tour ses importations américaines, les consommateurs français et
américains perdraient au change.
Il est essentiel pour
l'Europe de se préparer à une réorientation stratégique de ses flux
commerciaux. Les exportateurs européens étudieraient la possibilité de se
tourner vers des marchés alternatifs. L'UE pourrait alors envisager de
renforcer ses liens commerciaux avec d’autres partenaires, par exemple en Asie
ou en Amérique latine.

« Donald Trump pourrait être confronté à des pressions de la part des consommateurs et des entreprises américaines »
- Jean-Rémi de Maistre, expert juridique spécialiste des questions d’arbitrage international et fondateur de la legal tech Jus Mundi
L'Europe pourrait également
intensifier ses efforts pour renforcer sa souveraineté économique et réduire sa
dépendance vis-à-vis des États-Unis en investissant dans les industries et
l'innovation nationales, par exemple en stimulant la production de puces
électroniques et d'équipements de défense sur le territoire européen.
Mais cela ne se limite pas à
l’Europe. C’est tout le commerce international qui peut être en effet perturbé.
Cette situation engendre de la volatilité et de l'incertitude sur les marchés
mondiaux, les investisseurs craignant une escalade du protectionnisme.
L'Organisation Mondiale du Commerce
(OMC) pourrait être affectée par un effet domino. L'UE pourrait contester les
droits de douane américains auprès de l'OMC, comme elle l'a déjà fait en 2018,
et les États-Unis pourraient réagir en contestant toute mesure de rétorsion de
l'UE. Cette situation met à l'épreuve le système de règlement des différends de
l'OMC déjà affaibli. Rappelons que les USA ont paralysé l'organe d'appel de
l'OMC depuis 2016.
JSS : En 2019-2021, déjà, la surtaxation sur les bouteilles de vin français avait eu pour conséquence une chute des exportations vers les États-Unis de près de 40 % et 500 millions d’euros de préjudice. Le secteur a-t-il raison à votre avis de craindre une nouvelle « punition » ? Quelle pourrait être l’étendue de cette hausse ? Peut-elle se transformer en opportunité pour l’UE ?
J.-R. de M. : Le protectionnisme à la Trump sert à favoriser les entreprises américaines. On peut aisément penser que ces augmentations des droits de douanes peuvent se répercuter sur plusieurs domaines. Notamment l’IA. Les USA ont déjà en place plusieurs orders (lois) obligeant leurs entreprises à privilégier des solutions du pays.
En revanche, les tensions commerciales pourraient affaiblir la domination des acteurs américains sur le marché de l'UE, offrant ainsi aux entreprises européennes une chance de combler le vide. L'UE investit d'ailleurs massivement pour stimuler son propre écosystème d'IA. L'UE pourrait renforcer sa réglementation à l'égard des fournisseurs d'IA américains ou accélérer les mesures de souveraineté numérique qui favorisent le stockage local des données et le développement de l'IA.
En outre, l'UE pourrait envisager d'assouplir certaines réglementations pour les entreprises nationales afin de favoriser l'innovation, comme le préconisent certains analystes économiques.
JSS : La
Commission européenne a indiqué fin février qu’elle souhaitait une riposte « ferme
et immédiate ». L’instrument anti-coercition de l’UE, l’ACI, développé
pendant le premier mandat de Donald Trump, est-il suffisamment puissant pour
faire face à l'Amérique de Trump ? Quid du règlement d’application de
l’UE ?
J.-R. de M. : L’instrument
anti-coercition européen n’a jamais été utilisé, il a été construit pour
justement faire face à des situations où des pays recourraient à du chantage ou
des restrictions commerciales afin de favoriser leurs entreprises nationales. Concrètement,
c’est surtout un moyen de dissuasion pour forcer la négociation.
En théorie, l'ACI est
puissant : il donne à l'UE un cadre juridique pour réagir rapidement et de
manière proportionnée sans avoir à attendre des années pour une affaire à l'OMC
ou à s'appuyer sur des réglementations ad hoc. Assez puissant pour faire face à Donald Trump, le temps nous le dira très vite, car avec toutes ces annonces et leurs
potentielles répercussions, il est probable que l’Europe l’utilise pour la
première fois afin de protéger son économie et son commerce international.
JSS : Donald
Trump pourrait-il in fine regretter son offensive ? Quels éléments
pourraient le faire changer d’avis, avant ou après l’entrée en vigueur des
nouvelles mesures ?
J.-R. de M. : Les
répercussions économiques seraient probablement les seuls éléments qui
pourraient changer la situation et pousser les USA à opérer un revirement. Si
les droits de douane commencent à avoir un impact négatif sur l'économie
américaine, Donald Trump pourrait être confronté à des pressions de la part des
consommateurs et des entreprises américaines, notamment de la part de secteurs américains
spécifiques qui ont de l'influence, ce qui pourrait l'inciter à reconsidérer sa
position.
JSS : Malgré
tout, les États membres pourraient être tentés, individuellement, d’obtenir des
faveurs de la part du président américain. L’UE est-elle suffisamment soudée
pour résister à cela ?
J.-R. de M. : C’est
une hypothèse en effet, que les pays cherchent à se couvrir de façon
individuelle. Cependant, la force de l'UE repose sur son unité. Chaque État
membre est conscient que la division aurait pour effet d'affaiblir la position
de tous. Il est hautement probable que les États membres de l'UE opposeront une
résistance collective aux pressions des USA.
Il convient également de
rappeler que le cadre juridique de l’UE confère à la Commission un pouvoir
exclusif en matière de politique commerciale. En effet, les pays membres de
l'UE ne disposent pas d'une autonomie de négociation pour établir des tarifs douaniers
ou des accords commerciaux avec les USA.
JSS : Avant l’annonce de Donald Trump, Emmanuel Macron avait affirmé à son homologue américain que l’urgence était d’augmenter nos dépenses en matière de défense et de sécurité, et que cela serait difficile en cas de guerre commerciale…
J.-R. de M. : Emmanuel Macron craint qu'une guerre commerciale ne compromette directement la capacité de l'Europe à financer ses objectifs de défense et de sécurité. La logique est simple : les droits de douane nuisent à la croissance économique, ce qui réduit les fonds disponibles pour les dépenses militaires.
Par ailleurs, les droits de douane pourraient potentiellement affaiblir le lien de sécurité entre les États-Unis et l'Europe de manière indirecte. En effet, si les relations commerciales entre les États-Unis et l’UE se caractérisent par une hostilité manifeste, la coopération en matière de sécurité pourrait en pâtir.
Propos
recueillis par Bérengère Margaritelli