Lorsque les
résultats économiques de la France sont plus faibles qu’espérés, ou lorsque
ceux des Américains ou des Britanniques sont encore meilleurs qu’escomptés, il
se trouve toujours des commentateurs pour déplorer la dégradation des positions
françaises dans le monde, le plus souvent en s’appuyant sur deux arguments. Le
premier est le recul supposé de la langue française au profit de l’anglais. Le
second est le manque d’attractivité du droit français pour encadrer les
échanges internationaux, en particulier dans les zones à forte croissance
économique comme les régions arabophones. Là, les droits anglais et américain –
autrement dit la common law – régneraient en maîtres, en dépit du fait
que la plupart des pays du Moyen-Orient et du Maghreb sont dotés d’un Code
civil. Le temps du rayonnement linguistique et juridique français serait
révolu. Il ne nous resterait plus qu’à faire le deuil de l’époque glorieuse où
le Code civil de 1804 s’exportait à travers le monde, même si c’était souvent par la force des
armes, et longtemps sous l’effet de la colonisation.
Dans ces
conditions, que l’on en soit réduit à traduire le Code civil français1
en anglais et en arabe n’est-il pas la preuve d’un certain déclin français ?
Il nous
semble que c’est tout l’inverse : en accomplissant une version trilingue du
Code civil français, et en l’agrémentant de commentaires thématiques à vocation
pédagogique, l’on renouvelle le lien qui nous unit aux régions anglophones et
arabophones, marquées par une effervescence économique continue et une forte
capacité à mobiliser autour de visions nationales : sans être exhaustif, l’on
peut songer aux visions Qatar 2030, Koweit 2035, Oman 2040 ou encore Arabie
Saoudite 2030. Dans ce dernier cas, la stratégie passe par la création en cours
de la ville de NEOM qui sera dotée d’un droit distinct de celui de l’Arabie Saoudite,
avec des différences comparables à celles qui distinguent Monaco et la France.
Quoi qu’il en soit, les arguments pour soutenir que la traduction contribue à
la vitalité des liens entre la France et ses partenaires sont tantôt culturels,
tantôt juridiques.
Les liens culturels entre la France
et ses partenaires
Culturellement, d’abord : les pays qui ressentent une familiarité
avec le système juridique français, rendu accessible dans leur langue, ne
peuvent qu’être enclins à commercer avec les entreprises françaises. À cet
égard, l’un des objectifs d’une version trilingue est de renforcer la
visibilité de notre Code civil partout où l’anglais est une langue de travail
et d’études, que ce soit dans l’Union européenne, aux États-Unis, ou dans toute
autre partie de l’ancien empire britannique. Quant à la langue arabe, deux
séries de raisons lui confèrent un intérêt particulier. D’une part, il est
important de rendre hommage à l’attachement traditionnel des arabophones à la
langue française, en nous adressant à eux avec les mots de leur langue :
c’est une démarche symbolique mais essentielle. D’autre part, nous avons un
grand chantier à mener avec le monde arabophone pour tisser des liens qui
anticipent le moment où, nos sociétés étant en train de repenser leur
développement économique, les évolutions juridiques interviendront en retour.
Nous avons tout à gagner d’un tel mouvement de traduction. Qui sait si notre
initiative n’incitera pas les pays de ces zones à rendre accessibles leurs
législations en langues française et anglaise ?
Focus sur les liens juridiques
Juridiquement,
ensuite : le plus important est de traduire le Code civil en deux langues,
et non pas en deux droits. Il est vain de rechercher des équivalents tirés de
la common law aux notions de notre droit continental, ou de préférer les
variations dialectales issues de l’histoire juridique de tel pays arabophone au
détriment de tel autre. Par exemple, pour ce qui est de la langue anglaise,
mieux vaut retenir la terminologie du droit continental qui relaie l’esprit du
droit civil tout en permettant aux juristes de la common law d’en
maîtriser les spécificités. Ainsi, lorsqu’une notion juridique du droit civil
français peut être traduite de deux façons différentes en langue anglaise, le
choix doit se porter en faveur du mot qui est le plus facilement reconnaissable
visuellement ou phonétiquement par n’importe quel civiliste de langue
italienne, espagnole, portugaise, etc. Comment traduire en anglais la notion
d’hypothèque, par exemple ? Au lieu d’opter pour le mortgage typique de la
common law, retenons plutôt la notion d’hypothec. Les exemples de
ces choix sont nombreux et montrent qu’il faut effectuer des recherches
poussées avant d’en arriver au point où, comme l’écrivait Pierre Catala il y a
vingt ans, « l’esprit que nous défendons (…) est traduisible dans
toutes les langues ». Traduire le Code civil français en deux langues,
c’est diffuser un esprit de renouvellement de nos relations internationales
dans un monde où, plus que jamais, les juristes et les traducteurs peuvent
contribuer, par leur plume, au dialogue des cultures.
Michel Séjean,
Professeur associé ISIT Paris, agrégé de
droit privé et sciences criminelles,
Directeur scientifique du Code civil français
2020 en anglais et en arabe, édition commentée