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Un bel ouvrage sur les cahiers de doléances contemporains de la Révolution française

Un bel ouvrage sur les cahiers de doléances contemporains de la Révolution française
Publié le 25/05/2020 à 10:04

À propos de Que demande le peuple ? Les cahiers de doléances de 17891 de Pierre Serna


On souligne souvent, à juste titre, le rôle crucial qu’ont eu les cahiers de doléances dans le déclenchement de la Révolution française. Pas moins de cinq millions d’hommes adultes de tout le royaume de France ont participé à la rédaction de ces cahiers de doléances qui attestent de la volonté de beaucoup de Français de rompre avec les archaïsmes et les injustices consubstantiels à une société encore largement féodale. Or, précisément, le beau livre de l’historien Pierre Serna, tout en rendant compte de leur contexte historique, restitue la teneur de nombreux cahiers de doléances en recourant à des archives inédites ; l’iconographie de ce livre est du reste magnifique, avec de multiples fac-similés de cahiers de doléances qui suggèrent admirablement l’atmosphère singulière d’une époque qui a conduit aux bouleversements de la Révolution française.


Après que Louis XVI a ouvert une sorte de boîte de Pandore en décidant en 1788 de convoquer les états généraux, au printemps 1789, 60 000 cahiers de doléances remontent à Versailles à l’attention du roi. Ces cahiers qui émanent des trois ordres (clergé, noblesse et tiers état) viennent de toutes les provinces de France, de métropole et même des lointaines terres ultramarines : de la Martinique, de Bretagne (Rennes et Morlaix), de la Somme (Amiens), de l’Ariège (Pamiers), de Provence (Marseille), de Paris, de Meurthe et Moselle (Nancy), notamment...


L’auteur opère une classification méthodique de ces cahiers de doléances en fonction de la nature des revendications des Français de la fin du XVIIIe siècle et qui ont essentiellement trait à l’économie, à la fiscalité, au droit et à la justice, aux libertés... J’avoue avoir trouvé passionnants tous les cahiers de doléances, souvent rédigés dans une langue aussi superbe que vivante, qui font une large place à l’exigence d’une meilleure justice tant criminelle que civile, revendication qui, avec le souci d’une plus grande justice fiscale, occupe alors la première place.


À preuve : le cahier de la noblesse du baillage d’Amiens témoigne du souhait de ses auteurs d’une réforme d’ampleur tant de la procédure criminelle que des modalités d’accès à la justice en affirmant que « les peines doivent être adoucies et mieux proportionnées aux délits. Les arrêts doivent être motivés, les accusés dont l’innocence aura été reconnue dédommagés, et enfin on doit chercher pour ceux qui sont prévenus de crime tous les moyens de défense que la raison et l’humanité réclament [...] ; ils s’occuperont également des lois civiles, ils demanderont qu’elles soient éclaircies et simplifiées, que les droits fiscaux qui gênent l’accès des tribunaux soient supprimés ; enfin que la justice, première dette du souverain, soit rendue gratuitement et avec célérité. »


Le cahier du tiers état de Paris intramuros quant à lui, dans une optique tout à fait analogue, fustige, s’agissant de la justice criminelle, l’excessive sévérité des peines, leur caractère arbitraire, et l’inhumanité du recours à la torture : « L’observation a prouvé que l’extrême sévérité des peines a des effets directement contraires au but même de la loi ; [...] elle tend à endurcir les âmes, et à rendre les mœurs cruelles, en familiarisant l’imagination avec des spectacles atroces [...] Il sera donc fait une loi pour supprimer toute torture préalable à l’exécution et tout supplice qui ajoute à la perte de la vie des souffrances cruelles et prolongées. – Les coupables du même crime de quelque classe qu’ils soient, subiront la même peine. »


Ce même cahier de doléances plaide pour une amélioration des conditions de détention dans les prisons qui ne doivent pas mettre à mal la dignité des prisonniers :


« les prisons dans l’intention de la loi, étant destinées non à punir les prisonniers mais à s’assurer de leur personnes, on supprimera partout les cachots souterrains ; on s’occupera des moyens de rendre l’intérieur des autres prisons plus salubre ; et on veillera à l’exécution des règlements relatifs à la police et aux mœurs des prisonniers. »


Pour sa part, le cahier de la noblesse de Nomeny du baillage de Nancy en Meurthe et Moselle s’insurge avec fermeté contre la vénalité des offices de judicature et les modalités d’élaboration des lois en critiquant notamment le pouvoir d’enregistrement et le droit de remontrances des parlements qui étaient alors autant des juridictions que des colégislateurs aux côtés du roi : « toutes les lois qui auront le caractère de lois générales et permanentes ne pourront être établies à l’avenir qu’au sein des états généraux et par le concours mutuel de l’autorité du Roi et du consentement des représentants de la nation [...] ces lois porteront dans leur préambule ces mots : “de l’avis et du consentement des représentants des gens des trois États du royaume ; [...] en conséquence de ces expressions, elles seront enregistrées purement et simplement dans tous les parlements et autres cours souveraines, sans que lesdites cours puissent se permettre d’y faire aucune modification”».


Ce même cahier de doléances se montre favorable à la suppression des lettres de cachet souvent perçues comme la manifestation de l’arbitraire royal dans l’usage des prérogatives de justice retenue : « dans toute l’étendue du royaume, personne ne pourra à l’avenir être justiciable que de ses juges naturels et territoriaux, et traité autrement que par droit et sentence ; [...] en conséquence toutes lettres de cachet [...] seront supprimées à l’avenir ».


De plus, ce même cahier plaide pour un habeas corpus à l’anglaise afin d’éviter toute arrestation arbitraire en affirmant que « pour le maintien de la liberté civile, aucun Français ne pourra être arrêté que pour être remis dans les vingt-quatre heures, entre les mains de son juge naturel, pour être par lui interrogé, et être procédé suivant les lois ».


Ce regard historique sur les cahiers de doléances montre à quel point ils portent une conception exigeante de la justice ; de ce point de vue, ces cahiers, qui influèrent tant sur la Révolution de 1789, demeurent toujours contemporains, tant il est vrai qu’ils sont pétris d’humanité et soucieux du respect des droits et de la dignité des personnes. Le précieux ouvrage de Pierre Serna mérite d’être lu et relu pour qui souhaite mieux comprendre la période révolutionnaire (s’agissant notamment de sa conception de la justice) et appréhender la société d’aujourd’hui, car nous sommes très largement les héritiers des bouleversements considérables qu’elle a engendrés.


Yves Benhamou,

Président de chambre à la cour d’appel d’Aix-en-Provence


 


1) P. Serna, Que demande le peuple ? Les cahiers de doléances de 1789, Éditions Textuel, 2019, 191 pages. La fugue, espace de mise en danger


 


 


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