À propos de Que demande le
peuple ? Les cahiers de doléances de 17891 de Pierre Serna
On souligne souvent, à juste titre,
le rôle crucial qu’ont eu les cahiers de doléances dans le déclenchement de la
Révolution française. Pas moins de cinq millions d’hommes adultes de tout
le royaume de France ont participé à la rédaction de ces cahiers de doléances
qui attestent de la volonté de beaucoup de Français de rompre avec les
archaïsmes et les injustices consubstantiels à une société encore largement
féodale. Or, précisément, le beau livre de l’historien Pierre Serna, tout en
rendant compte de leur contexte historique, restitue la teneur de nombreux
cahiers de doléances en recourant à des archives inédites ; l’iconographie
de ce livre est du reste magnifique, avec de multiples fac-similés de cahiers
de doléances qui suggèrent admirablement l’atmosphère singulière d’une époque
qui a conduit aux bouleversements de la Révolution française.
Après que Louis XVI a ouvert une
sorte de boîte de Pandore en décidant en 1788 de convoquer les états généraux,
au printemps 1789, 60 000 cahiers de doléances remontent à Versailles
à l’attention du roi. Ces cahiers qui émanent des trois ordres (clergé,
noblesse et tiers état) viennent de toutes les provinces de France, de
métropole et même des lointaines terres ultramarines : de la Martinique,
de Bretagne (Rennes et Morlaix), de la Somme (Amiens), de l’Ariège (Pamiers),
de Provence (Marseille), de Paris, de Meurthe et Moselle (Nancy), notamment...
L’auteur opère une classification
méthodique de ces cahiers de doléances en fonction de la nature des
revendications des Français de la fin du XVIIIe siècle et qui ont
essentiellement trait à l’économie, à la fiscalité, au droit et à la justice,
aux libertés... J’avoue avoir trouvé passionnants tous les cahiers de
doléances, souvent rédigés dans une langue aussi superbe que vivante, qui font
une large place à l’exigence d’une meilleure justice tant criminelle que
civile, revendication qui, avec le souci d’une plus grande justice fiscale,
occupe alors la première place.
À preuve : le cahier de la noblesse
du baillage d’Amiens témoigne du souhait de ses auteurs d’une réforme d’ampleur
tant de la procédure criminelle que des modalités d’accès à la justice en
affirmant que « les peines doivent
être adoucies et mieux proportionnées aux délits. Les arrêts doivent être
motivés, les accusés dont l’innocence aura été reconnue dédommagés, et enfin on
doit chercher pour ceux qui sont prévenus de crime tous les moyens de défense
que la raison et l’humanité réclament [...] ; ils s’occuperont également
des lois civiles, ils demanderont qu’elles soient éclaircies et simplifiées,
que les droits fiscaux qui gênent l’accès des tribunaux soient supprimés ;
enfin que la justice, première dette du souverain, soit rendue gratuitement et
avec célérité. »
Le cahier du tiers état de Paris
intramuros quant à lui, dans une optique tout à fait analogue, fustige,
s’agissant de la justice criminelle, l’excessive sévérité des peines, leur
caractère arbitraire, et l’inhumanité du recours à la torture : « L’observation a prouvé que l’extrême
sévérité des peines a des effets directement contraires au but même de la
loi ; [...] elle tend à endurcir les âmes, et à rendre les mœurs cruelles,
en familiarisant l’imagination avec des spectacles atroces [...] Il sera donc
fait une loi pour supprimer toute torture préalable à l’exécution et tout
supplice qui ajoute à la perte de la vie des souffrances cruelles et
prolongées. – Les coupables du même crime de quelque classe qu’ils soient,
subiront la même peine. »
Ce même cahier de doléances plaide
pour une amélioration des conditions de détention dans les prisons qui ne
doivent pas mettre à mal la dignité des prisonniers :
« les prisons dans l’intention de la loi, étant destinées non à punir les
prisonniers mais à s’assurer de leur personnes, on supprimera partout les
cachots souterrains ; on s’occupera des moyens de rendre l’intérieur des
autres prisons plus salubre ; et on veillera à l’exécution des règlements
relatifs à la police et aux mœurs des prisonniers. »
Pour sa part, le cahier de la
noblesse de Nomeny du baillage de Nancy en Meurthe et Moselle s’insurge avec
fermeté contre la vénalité des offices de judicature et les modalités
d’élaboration des lois en critiquant notamment le pouvoir d’enregistrement et
le droit de remontrances des parlements qui étaient alors autant des
juridictions que des colégislateurs aux côtés du roi : « toutes les lois qui auront le caractère de
lois générales et permanentes ne pourront être établies à l’avenir qu’au sein
des états généraux et par le concours mutuel de l’autorité du Roi et du consentement
des représentants de la nation [...] ces lois porteront dans leur préambule ces
mots : “de l’avis et du consentement des représentants des gens des
trois États du royaume ; [...] en conséquence de ces expressions, elles
seront enregistrées purement et simplement dans tous les parlements et autres
cours souveraines, sans que lesdites cours puissent se permettre d’y faire
aucune modification”».
Ce même cahier de doléances se
montre favorable à la suppression des lettres de cachet souvent perçues comme
la manifestation de l’arbitraire royal dans l’usage des prérogatives de justice
retenue : « dans toute
l’étendue du royaume, personne ne pourra à l’avenir être justiciable que de ses
juges naturels et territoriaux, et traité autrement que par droit et
sentence ; [...] en conséquence toutes lettres de cachet [...] seront
supprimées à l’avenir ».
De plus, ce même cahier plaide pour
un habeas corpus à l’anglaise afin d’éviter toute arrestation arbitraire en
affirmant que « pour le maintien de
la liberté civile, aucun Français ne pourra être arrêté que pour être remis
dans les vingt-quatre heures, entre les mains de son juge naturel, pour être
par lui interrogé, et être procédé suivant les lois ».
Ce regard historique sur les
cahiers de doléances montre à quel point ils portent une conception exigeante
de la justice ; de ce point de vue, ces cahiers, qui influèrent tant sur
la Révolution de 1789, demeurent toujours contemporains, tant il est vrai
qu’ils sont pétris d’humanité et soucieux du respect des droits et de la
dignité des personnes. Le précieux ouvrage de Pierre Serna mérite d’être lu et
relu pour qui souhaite mieux comprendre la période révolutionnaire (s’agissant
notamment de sa conception de la justice) et appréhender la société
d’aujourd’hui, car nous sommes très largement les héritiers des bouleversements
considérables qu’elle a engendrés.
Yves Benhamou,
Président de chambre à la cour d’appel
d’Aix-en-Provence
1)
P. Serna, Que demande le peuple ?
Les cahiers de doléances de 1789, Éditions Textuel, 2019, 191 pages. La
fugue, espace de mise en danger