Deux caractéristiques rhénanes à comparer au système
français à l’aune du bouleversement que nous vivons
Bien que la mondialisation fasse circuler les
investisseurs et que le cadre réglementaire de l’Union européenne harmonise le
droit et les pratiques d’affaires en Europe, notamment la directive
Shareholders1 ou encore le règlement MAR2, le modèle
allemand comporte des spécificités qui demeurent plutôt méconnues de ce côté-ci
du Rhin. Se pencher sur deux caractéristiques différenciantes de l’activisme
allemand nous a semblé intéressant pour ouvrir le bal d’une série d’articles
portant sur la démocratie actionnariale en temps de Covid-19, poursuivant ainsi
la série entamée en 2018 puis en 2019 au CEDE-ESSEC3.
L’activisme actionnarial n’est devenu un sujet
d’attention qu’assez tard en Allemagne, alors que c’est un sujet émergé, au
sein des sociétés cotées, dès les années 1990 aux États-Unis et en
Grande-Bretagne, et qui a assez vite irradié l’ensemble des places financières
en Europe. C’est sans doute en 2005, avec la campagne de fonds spéculatifs
britanniques et américains menée par le Children
investment fund contre la tentative de rachat de la bourse londonienne par
la Deutsche Bank, qui s’est soldée par l’éviction du PDG Werner Seiffert4,
que se sont répandues les campagnes activistes.
Cet activisme a un caractère essentiellement
financier ; les objectifs des fonds activistes peuvent surprendre
lorsqu’on a en tête la tradition de cogestion et la conception fondamentalement
collective de l’entreprise rhénane.
Une définition tirée du site allemand Mitbestimmung5
évoque cette approche : « L’activisme
actionnarial est au départ un terme qui n’est pas clairement défini et
certainement pas standardisé par la loi. Il s’agit de décrire une action
spécifique d’actionnaires (minoritaires) qui tentent d’influencer le dirigeant.
Les actionnaires activistes vont chercher à entamer un dialogue avec la
direction ; ils utilisent leurs droits, y compris les droits de vote, pour
obtenir un retour sur investissement à court terme6. »
Telle est la définition de l’« Aktionärs-Aktivismus ». L’Aktionärs-Aktivismus est donc fortement
axé sur le profit financier. La stratégie des activistes allemands consiste à
influencer la gestion pour faire fructifier un investissement dans le capital
et entrainer du profit. Ils vont ainsi scruter le marché à la recherche
d’entreprises pour lesquelles un changement important (par exemple une cession)
aurait un impact considérable sur la valeur des titres. Ils acquièrent des
titres à bas coût et une fois leur campagne réussie, se délestent des actions
acquises pour une coquette somme. Il s’agit alors clairement de l’activisme
pratiqué par les hedge funds, déjà
documenté7.
Cette approche diffère de celle retenue aujourd’hui en
France, beaucoup plus large, où l’activisme traditionnel, envisagé comme
« le fait, pour un investisseur, de
prendre position sur des enjeux de nature financière ou stratégique »,
est complété par une dimension sociale au sens large (enjeux RSE, éthique,
qualité de la gouvernance et de la démocratie actionnariale, etc.).
Préoccupations clairement intégrées et constituant près de 25 % des
questions et sujets depuis 20178, alors même que les fonds ont
plutôt tendance à investir sur du moyen terme. Il s’agit là d’un paradoxe car
de prime abord, le système allemand ne se prête pas au jeu des hedge funds, bien au contraire.
La pérennité relative liée au système dual
La structure duale des sociétés crée de la pérennité.
Les deux organes principaux : l’Aufsichtsrat
(conseil de surveillance) et le Vorstand
(conseil exécutif) pilotent l’entreprise ; ils communiquent avec les
actionnaires au cours de la Hauptversammlung
(assemblée générale) et en d’autres occasions mais, traditionnellement, le
système rhénan offre une certaine imperméabilité à la pression des
actionnaires. Les actionnaires ne peuvent ni déterminer la stratégie
commerciale de la société, ni instruire ou élire les mandats exécutifs. Le seul
levier sur la gestion est d’élire les administrateurs au conseil de
surveillance, souvent renouvelés par des tiers, et ceux-ci élisent les
dirigeants exécutifs protégés par l’absence de révocation ad nutum et le plus souvent des contrats dits de service.
De manière générale, les actionnaires en Allemagne ont
donc moins de pouvoir d’influence directe que dans d’autres pays ; la
direction tente le dialogue qui prévaut largement relativement à l’affrontement
direct. De même, le concept de propriété est fortement ancré dans la pratique
des affaires, même dans les sociétés cotées, et la présence d’un actionnaire
majoritaire est très répandue et fait obstacle à l’action de fonds
activistes : 40 % des sociétés cotées allemandes ont un actionnaire
majoritaire et plus de 55 % ont au moins un actionnaire détenant au
minimum 30 % des droits de votes9.
Et pourtant, cet activisme financier et agressif,
celui-là même qui fait l’objet de divers travaux souvent critiques en France10,
a réussi à s’imposer peu à peu en ciblant des sociétés où le capital est dilué
et de nombreuses campagnes ont été un succès. C’est ce qui s’est notamment
passé chez Stada Arzneimitell, une société cotée où la rémunération du chef du CA
faisait débat en sus de rumeurs plus ou moins embarrassantes, plusieurs fonds
ayant acquis une modeste partie du capital ont décidé de lancer une campagne
contre la direction. In fine, après
avoir obtenu le remplacement de la plupart des administrateurs outre divers
ajustements de gouvernance, un des fonds militants a utilisé la stratégie d’une
OPA et, en constituant un bloc d’actions lors de la prise de contrôle, le fonds
a empêché le seuil d’acceptation d’être atteint, bloquant diverses offres de
rachats, puis d’abord diverses mesures une fois la prise de contrôle effective
dans le but d’influencer à la hausse le coût de rachat de son bloc d’action qui
a de fait doublé en un an.
Ainsi, plutôt que d’investir dans un large portefeuille
et de surpondérer des titres sous-évalués, les fonds activistes vont agir de
manière ciblée pour optimiser le cours d’une société en particulier, au prix de
diverses méthodes, idéalement avec le soutien d’investisseurs traditionnels.
C’est par exemple le gestionnaire d’actifs DWS qui aura permis de faire
flancher la direction de Stadia au début du processus permettant de remplacer
les administrateurs. Cette logique a prévalu dans nombres de campagnes
réussies, notamment au sein de Bilfinger SE où le Suédois Cevian a obtenu des
changements de personnel au sein du Directoire et du Conseil de Surveillance,
puis finalement une scission au sein des divisions internes de la société. Ou
encore chez E. Ou SE où le fonds américain Knight Vinke a fait pression pour la
scission des réseaux régionaux d’électricité et de gaz afin de reverser le
produit aux fonds nucléaires de l’État. L’effet de ces campagnes fait débat,
car s’il est indéniable qu’elles constituent des réussites en termes de valeur
numéraire et que la Bourse réagit favorablement à l’intervention des
activistes, les perspectives sur le long terme et de performance opérationnelle
sont moins convaincantes11.
Ainsi, les activistes allemands se concentrent
principalement sur le financier plus que sur les questions sociétales et environnementales,
contrairement à la France où ces questions sont au centre des préoccupations et
la différence conceptuelle peut être traduite par l’utilisation d’un
vocabulaire différent.
En France, on parle désormais, sauf cas exceptionnel,
d’engagement actionnarial.
Nul doute que les bouleversements économiques et
financiers qui interviennent questionnant tant la distribution des dividendes
que les rémunérations des patrons, les stratégies RSE et la qualité de la
gouvernance auront une influence déterminante sur cette tendance des fonds
activistes en Allemagne. Mais dans quel sens ? Qui peut le dire ?
Assistera-t-on à son renforcement car, flairant la bonne affaire, ils
déploieront une stratégie d’influence à court terme facilitée par la fragilité
des sociétés cotées ou y aura-t-il une accélération de la mutation, déjà
intervenue chez certains fonds institutionnels très présents en France comme
Blackrock ou Calpers qui prônent désormais une approche de moyen/long terme et
exigent des entreprises, avec d’autres, que les dimensions écologiques et
sociales soient au cœur de la stratégie, encouragés en cela par les autorités
publiques, dont la Commission européenne12 plutôt que des arbitrages
purement financiers ?
Viviane de
Beaufort, professeure à
l’ESSEC, directrice du
CEDE-ESSEC
Max Boire, diplômé en droit, expert au CEDE
1) Directive (UE)
2017/828 du Parlement européen et du Conseil du 17 mai 2017 modifiant la
directive 2007/36/CE en vue de promouvoir l’engagement à long terme des
actionnaires.
2) Règlement (UE) n°
596/2014 du 16 avril 2014 sur les abus de marché.
3)
http://knowledge.essec.edu/fr/sustainability/de-lactivisme-actionnarial-en-france-le-bon-la-bru.html.
4)
BECHT/FRANKS/GRANT/WAGNER (n. 1), 2941-2944 ; l’une des premières contributions
au débat juridique en Allemagne a été motivée par l’affaire Deutsche Börse,
voir A. Engert, Hedgefonds als aktivistische Aktion-re, ZIP2006, 2105.
5) Site spécialisé dans
le droit et la pratique des affaires.
6)
https://www.mitbestimmung.de/html/was-ist-aktionars-aktivismus-465.html
7)
http://gender.vivianedebeaufort.fr/wp-content/uploads/2017/10/CERESSEC-CEDE-Activisme-actionnarial-en-France.pdf
8)
http://knowledge.essec.edu/fr/sustainability/le-questionnement-droit-sacre-de-lactionnaire.html
9) Andreas Engert,
Shareholder activism in Germany, European Corporate Governance institute, page
11.
10)
http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_fin/l15b2287_rapport-information#_Toc256000018
11) Voir par exemple
MCCLURE, Conséquences économiques à long terme des interventions militantes des
hedge funds, ECGI Finance Working Paper 577, 2018.
12)
https://ec.europa.eu/info/law/better-regulation/have-your-say/initiatives/12129-Revision-of-Non-Financial-Reporting-Directive