Fondée en 1995, Arborus
a fait de l’égalité professionnelle son combat. À travers le label GEEIS (Gender Equality European
& International Standard), celle-ci entend accompagner les entreprises dans leur politique
d’égalité femmes-hommes. Aujourd’hui, le label évolue en s’adaptant aux modes
de travail des entreprises, et s’ouvre désormais à l’IA, pour une intelligence
artificielle égalitaire et inclusive. Comment Arborus est-elle née ? En
quoi ces actions et celles du label GEEIS sont-elles porteuses d’avenir ?
Entretien avec sa fondatrice, Cristina Lunghi, qui nous livre également son
regard sur la situation des femmes en 2021, en France.
En 1995, vous fondiez Arborus. Comment est né ce projet ?
Pouvez-vous nous le présenter ?
Arborus est
née d’un déclic. Dans les années 90, je sortais de mes études de droit
européen. Je débutais dans la vie active et étais en charge des affaires
européennes pour des mutuelles françaises, et dans ce cadre, je me déplaçais
souvent à Bruxelles. Là-bas, dans un bureau, un poster accroché au mur présentait le palmarès des
États de l’UE sur la parité, et la France apparaissait avant-dernière du
classement, juste devant la Grèce. Comment le pays des droits de l’Homme
pouvait il être aussi mal classé ? Ça a été une déception, même si je peux dire qu’aujourd’hui,
nous avons bien remonté la pente. De ce
choc est née Arborus, d’abord pour comprendre, puis pour agir. J’ai ainsi
réalisé que nous étions dans un système qui datait, dans un système de
domination masculine. Dans les années 70, les féministes ont fait avancer
beaucoup de choses, mais il restait, hélas, encore un long chemin à parcourir.
Pendant longtemps, la place de la femme en entreprise a été un « non sujet ».
Aussi, ma problématique initiale concernait u ne prise de
conscience : les entreprises ne peuvent obtenir de résultats probants si
elles n’ont pas conscience qu’il faut changer le système. Car les inégalités
créent des dysfonctionnements. La solution : l’égalité. Ma
vision est la suivante : « Les femmes ne sont pas un problème, ni une partie de la solution, elles
sont la solution. » Et en effet, dans cette problématique, l’égalité
apparaît comme LE levier d’un changement
systémique.
Arborus
a donc émergé dans ce contexte, et entend proposer des actions concrètes et sur
mesure aux entreprises, pour leur permettre de changer de système. Notre
ambition est de donner les bons outils, à travers une vision
stratégique de long terme.
Il s’agit donc de donner les outils et de labelliser la politique
d’égalité des entreprises. Sur quels critères le label GEEIS (Gender Equality
& Diversity for European & International Standard) est-il
décerné ?
Pour être
précis, c’est Bureau Veritas qui, officiellement, labellise les entreprises, et
ce dans plus de 40 pays. Le label GEEIS se veut être un standard mondial
pour l’égalité des cha nces. Arborus, elle, a créé
le référentiel sur lequel Bureau Veritas se base pour décerner le label,
construit sur différents critères, avec des objectifs définis.
Le
premier critère concerne la politique de l’entreprise, c’est-à-dire la mise en
place d’une vraie stratégie formelle, au plus haut niveau, en faveur de
l’égalité.
Le
critère « RH » ensuite. Concrètement, on s’intéresse à la façon dont la
société, notamment, recrute, promeut et forme ses collaborateurs.
Il y
a aussi des critères qui portent sur le management. Il s’agit par là de la
transmission des valeurs, à travers la mise en place de process spécifiques, d’un management inclusif, ou encore de la
façon dont les managers s’adressent aux membres de leurs équipes.
Dans
sa grille d’évaluation, Arborus s’intéresse aussi aux collaborateur.e.s : des
problématiques comme la maternité et la paternité, la conciliation du temps, la
prise en compte de la charge mentale (enfant handicapé ; personne âgée…), les
violences conjugales sont autant de sujets qui apparaissent pertinents pour
nous, dans la remise du label GEEIS.
Le
dialogue social, enfin, est primordial en entreprise. Même dans les pays où il
n’y a pas de syndicat, il est important que les décisions soient discutées en
interne, avec les salarié.e.s ou ses représentant.e.s.
Les
différents critères de ce référentiel commun sont divisés en cinq niveaux,
comme une échelle de notation. Initialement, les critères étaient divisés en
trois niveaux, mais certaines entreprises, comme L’Oréal par exemple, ayant
atteint ces scores maximaux, avaient besoin de nouveaux challenges. La grille a
ainsi été réévaluée. Aujourd’hui, aucune entreprise n’a obtenu la note de cinq
dans tous les critères. Nous sommes sur un objectif « zéro discrimination ».
À
partir de ce référentiel, Bureau Veritas réalise donc son audit, sur place,
auprès des équipes, et remet ou non le label, lequel est valable quatre ans,
avec un audit intermédiaire réalisé au bout de deux ans, puis renouvelable.
« L’entreprise apparaît
comme le terrain le plus indiqué pour faire avancer les problématiques
d’égalité entre les femmes et les hommes. »
À qui s’adressent
vos services et ce label ?
Concrètement,
à toutes les entreprises, des PME aux grands groupes, dans le secteur
privé ou public. Orange, L’Oréal, Les Services Funéraires de la Ville de Paris,
la Police de Dubaï, des PME ont déjà fait appel à nous. Cependant, il est vrai
que nous travaillons essentiellement avec des grands groupes internationaux. Il
faut savoir que la moitié des entreprises du CAC 40 est labellisée, et beaucoup de secteurs sont
représentés (luxe, mode, électricité, grande distribution…). Je m’étonne toutefois de constater que le secteur
bancaire est totalement absent.
Avant
l’audit, nous fournissons aux entreprises un kit de préparation, leur
donnant les clés pour s’auto-évaluer et obtenir ainsi les meilleurs résultats.
Notre rôle est de les aider à se perfectionner et à
se préparer pour leur journée d’audit.
Toute
l’année, à travers Arborus – qui réalise une mission d’intérêt général – et ses
clubs, lesquels sont présents dans plusieurs pays dans le monde, je travaille
auprès des entreprises à un vrai accompagnement et suivi en faveur de
l’égalité.
Le premier
secteur qui nous intéresse concerne le RH, lequel est analysé sous l’axe genré.
Vient ensuite, dans notre analyse, la dimension inclusive (comme le handicap),
et d’autres discriminations. Un objectif de développement durable est également
intégré à notre étude.
En 2020, une
nouvelle dimension est venue alimenter notre palette : il s’agit de
l’Intelligence artificielle. Nous nous interrogeons sur cette question et les
inégalités qui peuvent en découler.
Votre action consiste à développer une culture de l’égalité homme/femme
et de la diversité au sein des entreprises. Pouvez-vous nous en dire
plus ?
Il s’agit en
effet de changer de système, à travers une culture de l’égalité. À mon sens, si
on veut que les choses évoluent, cela passe inévitablement par la loi.
Le droit est
indispensable pour diffuser des principes directeurs, donner un cadre. Mais je
crois beaucoup à la force de la volonté et donc en cette démarche volontariste,
comme le label. L’envie doit venir de l’intérieur, de l’entreprise elle-même.
Il ne faut pas imposer, mais accompagner. Et à mon sens, dans le contexte dans
lequel nous vivons, l’entreprise apparaît comme le terrain le plus indiqué pour
faire avancer les problématiques d’égalité entre les femmes et les hommes.
Concrètement, cela passe par la communication, la défense de certaines valeurs,
l’exemplarité des dirigeants, etc. Outre les mots,
il faut se baser sur les statistiques, les chiffres sont parlants. Aujourd’hui,
les chiffres existent. Ne dit-on pas « Quand
on ne vous compte pas, vous ne comptez pas » ? Il s’agit bien sûr d’un
processus long et difficile, d’où l’intérêt des labels.
Aujourd’hui,
notre problématique d’égalité des chances fait écho aux problématiques de
bien-être au travail, largement défendues par les nouvelles générations, qui
sont sensibilisées au sujet. En encore plus aujourd’hui avec la crise de la
Covid-19 qui, comme un catalyseur, est venue pointer les inégalités. Il
y a eu effet amplificateur, avec notamment la mise en lumière des ces
« professions de l’ombre » qui, pendant le confinement, ont continué
à aller travailler. Durant cette période de crise sanitaire bien particulière
que nous vivons, les inégalités entre les femmes et les hommes sont également
apparues de façon plus évidente. Le télétravail fait ressortir un certain
nombre de problèmes. Une étude du BCG révèle par exemple que 30 % de femmes n’ont pas de poste
fixe quand elles travaillent à la maison, et elles
sont, à 40 %, plus dérangées que les hommes. Il y a eu une véritable prise de
conscience. J’ai d’ailleurs écrit un livre en 2018 dont le titre est Plaidoyer
pour l’égalité - Année zéro, dans lequel je préfigurais une catastrophe qui
nous obligerait à changer de système. Comme il y a eu un avant et après
Jésus-Christ, j’imagine un avant et un après l’égalité. Je ne pensais pas que
la Covid viendrait si rapidement bousculer tout ça. Dans ce contexte, la phrase
de Simone de Beauvoir résonne particulièrement : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou
religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. » Il
faut être vigilant.e car l’égalité est la condition du progrès.
Pourquoi, selon vous, ces entreprises demandent-elles l’obtention de ce
label ?
À mon sens, la motivation des grands groupes
s’inscrit dans une démarche de stratégie globale. Elles
souhaitent se positionner à l’international, en se comparant aux autres, mais
aussi en acquérant des outils de structuration pour mieux envisager leur
politique internationale. Puis ces valeurs égalitaires s’inscrivent de plus en
plus dans le monde de l’entreprise.
Pour les
structures plus petites, au niveau local, notre label leur apporte du poids,
notamment dans les appels d’offre. Cette distinction appuie assurément leur
dossier.
En tant que témoin privilégié de l’égalité en entreprise, comment
celle-ci a-t-elle, selon vous, évolué en 25 ans en France ?
Votre
question m’amène à réfléchir aux étapes de cette
évolution. Il y a, à mon sens, plusieurs grandes périodes à
distinguer.
Dans les
années 70, les féministes étaient engagées dans des combats de droits
fondamentaux (avortement, pilule, droit de la famille, autorité parentale,
divorce). On partait de loin. Elles ont en quelque sorte posé les jalons du
chemin de l’égalité.
Dans les
années 90, les jeunes activistes ont travaillé à la mise en application des
principes de l’égalité. Elles ont créé de la méthode, du cadre, dans le monde
du travail, notamment. Selon moi, l’égalité professionnelle ne se décrète pas,
elle s’organise. Avant les organisations étaient corporatistes. Arborus, née à
cette période, a voulu être
transversale.
Dans les
années 2000-2010, on a commencé à mesurer. Je pense notamment au rapport de
situation comparée et à la loi sur l’égalité professionnelle du 9 mai 2001, portés par Catherine Génisson, ou à
la loi Copé/Zimmermann de 2011. Le label GEEIS s’inscrit dans cette même
dynamique d’objectifs mesurables.
Puis il y a
l’époque actuelle. En 2020, les tabous tombent, la parole (mais surtout
l’écoute) se libère. Je pense au mouvement #Metoo, ou encore récemment à
l’inceste, qui était à mon sens le dernier tabou de la domination masculine. La
nouvelle génération en a marre et dénonce cette société de pouvoir.
Concernant
l’entreprise, il y a les quotas bien sûr. Même si je suis pour une démarche
volontariste, on constate malheureusement que sans sanction, les lois ne sont
pas appliquées. C’est le risque de la sanction qui a fait avancer les
choses. L’instauration de quotas est apparue obligatoire, et malheureusement,
on ne peut qu’être pour, car sans ça, rien ne se passe. Pour rester dans
l’entreprise, je plaide pour l’interdiction de cumul de mandats dans le conseil
d’administration, notion qui, à mon sens, est très importante, car cela évite
de rester en vase clos, et permet de libérer
des places pour des femmes mais aussi de nouveaux profils masculins.
Toutefois,
la maternité reste aujourd’hui un obstacle à l’égalité. J’ai notamment entendu
qu’un grand cabinet d’affaires international demandait, à Paris, aux femmes
avocates de congeler leurs ovocytes pour pouvoir reporter leur projet de grossesse et se consacrer pleinement à leur carrière. On estime en effet qu’en ayant un enfant, une femme perd deux années
dans sa carrière. Si elle a deux enfants, faites le calcul, son retard n’est
plus rattrapable. Et ce n’est pas tolérable ! Je défends un congé paternité de
la même durée que celui de la mère. Cela permettrait une égalité parfaite, et
ne pénaliserait plus les femmes.
Selon les
pays, notez-vous des différences dans l’application du référentiel ?
Notre
référentiel est universel. En effet, nous ne pouvons parler d’égalité avec un
référentiel qui serait différent selon les pays ou selon les structures ou
secteurs d’activités. Tout le monde est placé sur un pied d’égalité, mais en
effet, sa mise en œuvre est flexible. Comme évoqué précédemment, les cinq
niveaux de performance permettent de moduler et laissent un champ de progression
aux entreprises.
Il y a
toutefois des nuances à apporter, car nous ne partons pas des mêmes bases.
Selon les pays, la notion d’égalité n’est en effet pas la même (comme en
Égypte, par exemple). Mais j’ai toutefois été agréablement surprise de
constater qu’à Dubaï, en Tunisie, au Maroc, malgré le contexte politique que
nous connaissons, l’entreprise sait mettre en place de belles choses, notamment
sur l’égalité salariale. Les exemples de la Police de Dubaï ou de l’UIB en
Tunisie sont parlants : ils ont souhaité obtenir ce label pour se placer tout
de suite à un niveau d’excellence. En occident, il y a tout un passé sur lequel
il faut travailler. On part de loin. Dans ces pays, c’est la nouveauté !
Certaines entreprises obtiennent ainsi des notes bien meilleures que d’autres
dans nos pays occidentaux.
Il semblerait que l’intelligence artificielle tend à reproduire les
travers humains. Aussi, l’année dernière, Arborus a lancé le label GEEIS-AI, un
engagement éthique pour le développement d’une Intelligence Artificielle
responsable corrélé à des stratégies d’égalité professionnelle et d’inclusion.
Pouvez-vous nous en dire plus ?
L’intelligence
artificielle permet de recueillir, à grand échelle, une quantité de données,
dont l’utilisation est optimisée par des développeurs. Il y a donc, derrière
ces outils, des humains, et les travers humains s’y reflètent inévitablement.
Ils y sont même amplifiés. On assiste à un déploiement du digital, et avec la
Covid-19, les outils numériques sont apparus essentiels. Mais il ne faudrait
pas que ce qu’on a réussi à installer en quelques décennies soit balayé en
quelques algorithmes.
Dans ce
cadre, a été signée l’année dernière la première Charte IA inclusive, afin de
sensibiliser les entreprises à cette problématique. Elle a été lancée par Arborus et le Groupe Orange, sous le haut patronage de Cédric O, secrétaire d’État
chargé du Numérique, avec l’appui de Delphine O, ambassadrice et secrétaire
générale de la Conférence mondiale de l’ONU sur les femmes, et de Nicole
Ameline, vice-présidente du CEDAW-ONU. Elle a pour vocation de garantir une
intelligence artificielle conçue, déployée et opérée de manière responsable et
inclusive.
Danone, EDF,
L’Oréal, Orange, Metro, Sodexo, labellisés GEEIS, ont été les premiers
signataires de cette Charte.
C’est une
problématique très importante, car si les femmes loupent le virage de l’IA, on
loupera assurément la révolution du 21e siècle.
En avril prochain sera d’ailleurs célébrée à Bercy la première année de
cette Charte.
Exactement !
Le 15 avril prochain, à Bercy, sous le haut
patronage de Cédric O, secrétaire d’État chargé du Numérique. Sera également
remis à cette occasion le trophée du label GEEIS-AI au Groupe Orange, en
présence de Stéphane Richard, son PDG. Élisabeth Moreno, ministre chargée de
l’Égalité entre les femmes et les hommes, Delphine O, ambassadrice et
secrétaire générale de la Conférence mondiale de l’ONU sur les femmes et Nicole
Ameline, vice-présidente du CEDAW-O, seront également présentes aux côtés de
Bureau Veritas, si la situation sanitaire nous le permet.
Enfin, quels sont vos projets à venir à court et moyen termes ?
Dans les
semaines à venir, nous lancerons, de concert avec la French Business Council
de Dubaï et le groupe Sodexo, un groupe de travail pour la promotion du GEEIS
aux Émirats arabes unis.
Dans le cadre
de l’Exposition universelle qui doit se tenir à Dubaï, du 1er
octobre 2021 au 31 mars 2022, nous prévoyons de disposer d’un
stand, en novembre, sur le pavillon France.
Et puis il y
a les 25 ans d’Arborus, que nous devions célébrer en
2020 ! Mais la Covid est passée par là. Nous espérons pouvoir célébrer cet
anniversaire cette année. Les 25 + 1 ans !
Propos recueillis par Constance Périn