ARCHIVES

Labelliser l’égalité en entreprise : « L’égalité professionnelle ne se décrète pas, elle s’organise » - Entretien avec Cristina Lunghi, présidente et fondatrice d’Arborus

Labelliser l’égalité en entreprise : « L’égalité professionnelle ne se décrète pas, elle s’organise » - Entretien avec Cristina Lunghi, présidente et fondatrice d’Arborus
Publié le 16/03/2021 à 11:38

Fondée en 1995, Arborus a fait de l’égalité professionnelle son combat. À travers le label GEEIS (Gender Equality European & International Standard), celle-ci entend accompagner les entreprises dans leur politique d’égalité femmes-hommes. Aujourd’hui, le label évolue en s’adaptant aux modes de travail des entreprises, et s’ouvre désormais à l’IA, pour une intelligence artificielle égalitaire et inclusive. Comment Arborus est-elle née ? En quoi ces actions et celles du label GEEIS sont-elles porteuses d’avenir ? Entretien avec sa fondatrice, Cristina Lunghi, qui nous livre également son regard sur la situation des femmes en 2021, en France.


 

En 1995, vous fondiez Arborus. Comment est né ce projet ? Pouvez-vous nous le présenter ?

Arborus est née d’un déclic. Dans les années 90, je sortais de mes études de droit européen. Je débutais dans la vie active et étais en charge des affaires européennes pour des mutuelles françaises, et dans ce cadre, je me déplaçais souvent à Bruxelles. Là-bas, dans un bureau, un poster accroché au mur présentait le palmarès des États de l’UE sur la parité, et la France apparaissait avant-dernière du classement, juste devant la Grèce. Comment le pays des droits de l’Homme pouvait il être aussi mal classé ? Ça a été une déception, même si je peux dire qu’aujourd’hui, nous avons bien remonté la pente. De ce choc est née Arborus, d’abord pour comprendre, puis pour agir. J’ai ainsi réalisé que nous étions dans un système qui datait, dans un système de domination masculine. Dans les années 70, les féministes ont fait avancer beaucoup de choses, mais il restait, hélas, encore un long chemin à parcourir. Pendant longtemps, la place de la femme en entreprise a été un « non sujet ». Aussi, ma problématique initiale concernait u ne prise de conscience : les entreprises ne peuvent obtenir de résultats probants si elles n’ont pas conscience qu’il faut changer le système. Car les inégalités créent des dysfonctionnements. La solution : l’égalité. Ma vision est la suivante : « Les femmes ne sont pas un problème, ni une partie de la solution, elles sont la solution. » Et en effet, dans cette problématique, l’égalité apparaît comme LE levier d’un changement systémique.

Arborus a donc émergé dans ce contexte, et entend proposer des actions concrètes et sur mesure aux entreprises, pour leur permettre de changer de système. Notre ambition est de donner les bons outils, à travers une vision stratégique de long terme.

 

 

Il s’agit donc de donner les outils et de labelliser la politique d’égalité des entreprises. Sur quels critères le label GEEIS (Gender Equality & Diversity for European & International Standard) est-il décerné ?

Pour être précis, c’est Bureau Veritas qui, officiellement, labellise les entreprises, et ce dans plus de 40 pays. Le label GEEIS se veut être un standard mondial pour l’égalité des cha nces. Arborus, elle, a créé le référentiel sur lequel Bureau Veritas se base pour décerner le label, construit sur différents critères, avec des objectifs définis.

Le premier critère concerne la politique de l’entreprise, c’est-à-dire la mise en place d’une vraie stratégie formelle, au plus haut niveau, en faveur de l’égalité.

Le critère « RH » ensuite. Concrètement, on s’intéresse à la façon dont la société, notamment, recrute, promeut et forme ses collaborateurs.

Il y a aussi des critères qui portent sur le management. Il s’agit par là de la transmission des valeurs, à travers la mise en place de process spécifiques, d’un management inclusif, ou encore de la façon dont les managers s’adressent aux membres de leurs équipes.

Dans sa grille d’évaluation, Arborus s’intéresse aussi aux collaborateur.e.s : des problématiques comme la maternité et la paternité, la conciliation du temps, la prise en compte de la charge mentale (enfant handicapé ; personne âgée…), les violences conjugales sont autant de sujets qui apparaissent pertinents pour nous, dans la remise du label GEEIS.

Le dialogue social, enfin, est primordial en entreprise. Même dans les pays où il n’y a pas de syndicat, il est important que les décisions soient discutées en interne, avec les salarié.e.s ou ses représentant.e.s.

Les différents critères de ce référentiel commun sont divisés en cinq niveaux, comme une échelle de notation. Initialement, les critères étaient divisés en trois niveaux, mais certaines entreprises, comme L’Oréal par exemple, ayant atteint ces scores maximaux, avaient besoin de nouveaux challenges. La grille a ainsi été réévaluée. Aujourd’hui, aucune entreprise n’a obtenu la note de cinq dans tous les critères. Nous sommes sur un objectif « zéro discrimination ».

À partir de ce référentiel, Bureau Veritas réalise donc son audit, sur place, auprès des équipes, et remet ou non le label, lequel est valable quatre ans, avec un audit intermédiaire réalisé au bout de deux ans, puis renouvelable.

 

 

« L’entreprise apparaît comme le terrain le plus indiqué pour faire avancer les problématiques

d’égalité entre les femmes et les hommes. »

 

 

À qui s’adressent vos services et ce label ?

Concrètement, à toutes les entreprises, des PME aux grands groupes, dans le secteur privé ou public. Orange, L’Oréal, Les Services Funéraires de la Ville de Paris, la Police de Dubaï, des PME ont déjà fait appel à nous. Cependant, il est vrai que nous travaillons essentiellement avec des grands groupes internationaux. Il faut savoir que la moitié des entreprises du CAC 40 est labellisée, et beaucoup de secteurs sont représentés (luxe, mode, électricité, grande distribution…). Je m’étonne toutefois de constater que le secteur bancaire est totalement absent.

Avant l’audit, nous fournissons aux entreprises un kit de préparation, leur donnant les clés pour s’auto-évaluer et obtenir ainsi les meilleurs résultats. Notre rôle est de les aider à se perfectionner et à se préparer pour leur journée d’audit.

Toute l’année, à travers Arborus – qui réalise une mission d’intérêt général – et ses clubs, lesquels sont présents dans plusieurs pays dans le monde, je travaille auprès des entreprises à un vrai accompagnement et suivi en faveur de l’égalité.

Le premier secteur qui nous intéresse concerne le RH, lequel est analysé sous l’axe genré. Vient ensuite, dans notre analyse, la dimension inclusive (comme le handicap), et d’autres discriminations. Un objectif de développement durable est également intégré à notre étude.

En 2020, une nouvelle dimension est venue alimenter notre palette : il s’agit de l’Intelligence artificielle. Nous nous interrogeons sur cette question et les inégalités qui peuvent en découler.

 

 

Votre action consiste à développer une culture de l’égalité homme/femme et de la diversité au sein des entreprises. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Il s’agit en effet de changer de système, à travers une culture de l’égalité. À mon sens, si on veut que les choses évoluent, cela passe inévitablement par la loi.

Le droit est indispensable pour diffuser des principes directeurs, donner un cadre. Mais je crois beaucoup à la force de la volonté et donc en cette démarche volontariste, comme le label. L’envie doit venir de l’intérieur, de l’entreprise elle-même. Il ne faut pas imposer, mais accompagner. Et à mon sens, dans le contexte dans lequel nous vivons, l’entreprise apparaît comme le terrain le plus indiqué pour faire avancer les problématiques d’égalité entre les femmes et les hommes. Concrètement, cela passe par la communication, la défense de certaines valeurs, l’exemplarité des dirigeants, etc. Outre les mots, il faut se baser sur les statistiques, les chiffres sont parlants. Aujourd’hui, les chiffres existent. Ne dit-on pas « Quand on ne vous compte pas, vous ne comptez pas » ? Il s’agit bien sûr d’un processus long et difficile, d’où l’intérêt des labels.

Aujourd’hui, notre problématique d’égalité des chances fait écho aux problématiques de bien-être au travail, largement défendues par les nouvelles générations, qui sont sensibilisées au sujet. En encore plus aujourd’hui avec la crise de la Covid-19 qui, comme un catalyseur, est venue pointer les inégalités. Il y a eu effet amplificateur, avec notamment la mise en lumière des ces « professions de l’ombre » qui, pendant le confinement, ont continué à aller travailler. Durant cette période de crise sanitaire bien particulière que nous vivons, les inégalités entre les femmes et les hommes sont également apparues de façon plus évidente. Le télétravail fait ressortir un certain nombre de problèmes. Une étude du BCG révèle par exemple que 30 % de femmes n’ont pas de poste fixe quand elles travaillent à la maison, et elles sont, à 40 %, plus dérangées que les hommes. Il y a eu une véritable prise de conscience. J’ai d’ailleurs écrit un livre en 2018 dont le titre est Plaidoyer pour l’égalité - Année zéro, dans lequel je préfigurais une catastrophe qui nous obligerait à changer de système. Comme il y a eu un avant et après Jésus-Christ, j’imagine un avant et un après l’égalité. Je ne pensais pas que la Covid viendrait si rapidement bousculer tout ça. Dans ce contexte, la phrase de Simone de Beauvoir résonne particulièrement : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. » Il faut être vigilant.e car l’égalité est la condition du progrès.

 

 

Pourquoi, selon vous, ces entreprises demandent-elles l’obtention de ce label ?

À mon sens, la motivation des grands groupes s’inscrit dans une démarche de stratégie globale. Elles souhaitent se positionner à l’international, en se comparant aux autres, mais aussi en acquérant des outils de structuration pour mieux envisager leur politique internationale. Puis ces valeurs égalitaires s’inscrivent de plus en plus dans le monde de l’entreprise.

Pour les structures plus petites, au niveau local, notre label leur apporte du poids, notamment dans les appels d’offre. Cette distinction appuie assurément leur dossier.

 

 

En tant que témoin privilégié de l’égalité en entreprise, comment celle-ci a-t-elle, selon vous, évolué en 25 ans en France ?

Votre question m’amène à réfléchir aux étapes de cette évolution. Il y a, à mon sens, plusieurs grandes périodes à distinguer.

Dans les années 70, les féministes étaient engagées dans des combats de droits fondamentaux (avortement, pilule, droit de la famille, autorité parentale, divorce). On partait de loin. Elles ont en quelque sorte posé les jalons du chemin de l’égalité.

Dans les années 90, les jeunes activistes ont travaillé à la mise en application des principes de l’égalité. Elles ont créé de la méthode, du cadre, dans le monde du travail, notamment. Selon moi, l’égalité professionnelle ne se décrète pas, elle s’organise. Avant les organisations étaient corporatistes. Arborus, née à cette période, a voulu  être transversale.

Dans les années 2000-2010, on a commencé à mesurer. Je pense notamment au rapport de situation comparée et à la loi sur l’égalité professionnelle du 9 mai 2001, portés par Catherine Génisson, ou à la loi Copé/Zimmermann de 2011. Le label GEEIS s’inscrit dans cette même dynamique d’objectifs mesurables.

Puis il y a l’époque actuelle. En 2020, les tabous tombent, la parole (mais surtout l’écoute) se libère. Je pense au mouvement #Metoo, ou encore récemment à l’inceste, qui était à mon sens le dernier tabou de la domination masculine. La nouvelle génération en a marre et dénonce cette société de pouvoir.

Concernant l’entreprise, il y a les quotas bien sûr. Même si je suis pour une démarche volontariste, on constate malheureusement que sans sanction, les lois ne sont pas appliquées. C’est le risque de la sanction qui a fait avancer les choses. L’instauration de quotas est apparue obligatoire, et malheureusement, on ne peut qu’être pour, car sans ça, rien ne se passe. Pour rester dans l’entreprise, je plaide pour l’interdiction de cumul de mandats dans le conseil d’administration, notion qui, à mon sens, est très importante, car cela évite de rester en vase clos, et permet de libérer des places pour des femmes mais aussi de nouveaux profils masculins. 

Toutefois, la maternité reste aujourd’hui un obstacle à l’égalité. J’ai notamment entendu qu’un grand cabinet d’affaires international demandait, à Paris, aux femmes avocates de congeler leurs ovocytes pour pouvoir reporter leur projet de grossesse et se consacrer pleinement à leur carrière. On estime en effet qu’en ayant un enfant, une femme perd deux années dans sa carrière. Si elle a deux enfants, faites le calcul, son retard n’est plus rattrapable. Et ce n’est pas tolérable ! Je défends un congé paternité de la même durée que celui de la mère. Cela permettrait une égalité parfaite, et ne pénaliserait plus les femmes.

 

 

Selon les pays, notez-vous des différences dans l’application du référentiel ?

Notre référentiel est universel. En effet, nous ne pouvons parler d’égalité avec un référentiel qui serait différent selon les pays ou selon les structures ou secteurs d’activités. Tout le monde est placé sur un pied d’égalité, mais en effet, sa mise en œuvre est flexible. Comme évoqué précédemment, les cinq niveaux de performance permettent de moduler et laissent un champ de progression aux entreprises.

Il y a toutefois des nuances à apporter, car nous ne partons pas des mêmes bases. Selon les pays, la notion d’égalité n’est en effet pas la même (comme en Égypte, par exemple). Mais j’ai toutefois été agréablement surprise de constater qu’à Dubaï, en Tunisie, au Maroc, malgré le contexte politique que nous connaissons, l’entreprise sait mettre en place de belles choses, notamment sur l’égalité salariale. Les exemples de la Police de Dubaï ou de l’UIB en Tunisie sont parlants : ils ont souhaité obtenir ce label pour se placer tout de suite à un niveau d’excellence. En occident, il y a tout un passé sur lequel il faut travailler. On part de loin. Dans ces pays, c’est la nouveauté ! Certaines entreprises obtiennent ainsi des notes bien meilleures que d’autres dans nos pays occidentaux.

 

 

Il semblerait que l’intelligence artificielle tend à reproduire les travers humains. Aussi, l’année dernière, Arborus a lancé le label GEEIS-AI, un engagement éthique pour le développement d’une Intelligence Artificielle responsable corrélé à des stratégies d’égalité professionnelle et d’inclusion. Pouvez-vous nous en dire plus ?

L’intelligence artificielle permet de recueillir, à grand échelle, une quantité de données, dont l’utilisation est optimisée par des développeurs. Il y a donc, derrière ces outils, des humains, et les travers humains s’y reflètent inévitablement. Ils y sont même amplifiés. On assiste à un déploiement du digital, et avec la Covid-19, les outils numériques sont apparus essentiels. Mais il ne faudrait pas que ce qu’on a réussi à installer en quelques décennies soit balayé en quelques algorithmes.

Dans ce cadre, a été signée l’année dernière la première Charte IA inclusive, afin de sensibiliser les entreprises à cette problématique. Elle a été lancée par Arborus et le Groupe Orange, sous le haut patronage de Cédric O, secrétaire d’État chargé du Numérique, avec l’appui de Delphine O, ambassadrice et secrétaire générale de la Conférence mondiale de l’ONU sur les femmes, et de Nicole Ameline, vice-présidente du CEDAW-ONU. Elle a pour vocation de garantir une intelligence artificielle conçue, déployée et opérée de manière responsable et inclusive.

Danone, EDF, L’Oréal, Orange, Metro, Sodexo, labellisés GEEIS, ont été les premiers signataires de cette Charte.

C’est une problématique très importante, car si les femmes loupent le virage de l’IA, on loupera assurément la révolution du 21e siècle.

 


En avril prochain sera d’ailleurs célébrée à Bercy la première année de cette Charte.

Exactement ! Le 15 avril prochain, à Bercy, sous le haut patronage de Cédric O, secrétaire d’État chargé du Numérique. Sera également remis à cette occasion le trophée du label GEEIS-AI au Groupe Orange, en présence de Stéphane Richard, son PDG. Élisabeth Moreno, ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Delphine O, ambassadrice et secrétaire générale de la Conférence mondiale de l’ONU sur les femmes et Nicole Ameline, vice-présidente du CEDAW-O, seront également présentes aux côtés de Bureau Veritas, si la situation sanitaire nous le permet.

 

 

Enfin, quels sont vos projets à venir à court et moyen termes ?

Dans les semaines à venir, nous lancerons, de concert avec la French Business Council de Dubaï et le groupe Sodexo, un groupe de travail pour la promotion du GEEIS aux Émirats arabes unis.

Dans le cadre de l’Exposition universelle qui doit se tenir à Dubaï, du 1er octobre 2021 au 31 mars 2022, nous prévoyons de disposer d’un stand, en novembre, sur le pavillon France.

Et puis il y a les 25 ans d’Arborus, que nous devions célébrer en 2020 ! Mais la Covid est passée par là. Nous espérons pouvoir célébrer cet anniversaire cette année. Les 25 + 1 ans !

 

Propos recueillis par Constance Périn

 

0 commentaire
Poster

Nos derniers articles