Après cinq années de gestation, le
documentaire Rendre la justice sortira en
salles le 13 novembre. Perçue comme une « machine à
broyer », la justice et ses acteurs pâtissent d’une
mauvaise image. Pourtant, derrière l’hermine, apparaissent de simples humains
ayant la lourde tâche de juger leurs semblables. À travers une série de portraits
entrecoupée d’une plongée dans les lieux de justice, une vingtaine de
magistrats se livrent. Touchants, souvent, presque vulnérables, parfois, mais
surtout sans langue de bois. Rencontre avec le réalisateur, Robert Salis.
D’où est venue l’idée de Rendre
la justice ?
L’idée m’est venue grâce à ma rencontre avec le
magistrat Jean-Christophe Hullin, par un ami commun. À cette occasion, il m’a
confié : « Je ne vois jamais de bon documentaire sur la justice,
sur notre métier, seulement des documentaires sur des affaires et des procès.
Il faudrait développer la réflexion sur l’acte de juger ! » Je
lui ai répondu que c’était une bonne idée, mais que cela me semblait compliqué
de trouver des magistrats qui accepteraient de témoigner, au regard de leur
devoir de réserve. Et surtout, qui parleraient sans retenue, sans langue de
bois. Jean-Christophe m’a alors rassuré en me disant que le travail des
magistrats était si mal connu, que ces derniers ne demandaient qu’à renverser
la vapeur. Nous sommes tombés d’accord sur le fait que la justice pâtissait
d’une mauvaise image. J’ai fini par lui dire : « Bon, si vous
pensez qu’on peut trouver des magistrats qui acceptent… » Et cela a
commencé ainsi ! Jean-Christophe était partant pour contribuer. Il a donc
coécrit le film à mes côtés. Quant au titre, il me tenait à cœur car je
m’interroge beaucoup sur le sens de « rendre ». C’est un terme qui a
une multitude de significations, et chacun peut donc voir un sens différent à Rendre
la justice.
En parlant de
significations, tout au long du film, les symboles de la justice sont très
présents…
Tout à fait ! Il y a notamment un grand nombre
de statues. Elles représentent les justiciables que nous sommes. Selon la
justice divine, les tables de la loi, si l’on désobéit, on est transformé en
statue de sel. C’est une symbolique que l’on retrouve dans beaucoup d’anciens
palais de justice, puisqu’autrefois, la justice était rendue par les procureurs
du roi dans le palais Royal. De nombreuses personnes ne savaient ni lire ni
écrire, alors les représentations de la justice se faisaient surtout via
des sculptures et des tableaux menaçants, avec l’idée que la justice devait
impressionner. Aujourd’hui, les tribunaux sont davantage construits selon une
démarche de transparence. Dans le nouveau palais de justice de Paris, il y a
peu de symboles, à part la balance de la justice. Ce sont surtout des textes de
loi qui sont affichés, les statues, elles, ont disparu.
Une partie du film se
passe dans les tribunaux, mais vous n’hésitez pas non plus à montrer des
magistrats « en civil », à l’extérieur. Pourquoi ces choix ?
D’emblée, j’avais décidé de ne pas filmer
d’audiences. On n’est pas sûr d’avoir les autorisations, il faut
« flouter »... Cela fait trop de contraintes, et puis ce n’était pas
le but recherché. En revanche, nous avons tourné une partie des entretiens à
l’intérieur des tribunaux, avec des magistrats vêtus de leurs apparats, en écho
à l’exercice de leurs fonctions. Nous avons aussi filmé des magistrats en civil
tout simplement pour coller à la réalité, puisque, souvent, dans les procédures
civiles à juge unique, en matière de placement d’enfants, de divorces, etc.,
les magistrats ne sont pas en robe. Par ailleurs, nous voulions les filmer à
l’extérieur, dans la ville, pour les montrer dans leur humanité. Les magistrats
sont des monsieur et madame tout-le-monde ! Quand la caméra suit la juge
Cécile Simon qui marche, à un moment donné, le long des quais de Seine, on ne
s’imaginerait pas, en la croisant, qu’elle est magistrate. Elle est incognito
parmi les autres passants, c’est ça qui est intéressant.
Quelle organisation
particulière a demandé la réalisation autour d’un tel sujet ?
La grande difficulté était que l’on ne savait jamais
ce que l’on allait « récolter » à l’avance, puisque nous avons écrit
le film en fonction des entretiens recueillis. C’est pour cette raison que le
projet a pris du temps. Au total, entre les démarches pour trouver les
financements et l’aboutissement du film, il aura fallu cinq ans ! Le
tournage en lui-même a été étalé sur deux ans, en fonction des disponibilités
des magistrats, ce qui était également un obstacle majeur. François Molins –
pour ne citer que lui –,
à l’époque procureur de la République de Paris, était ainsi très occupé, et
chaque fois que nous prenions rendez-vous, un attentat avait, hélas, lieu la
veille... Nous avons donc été contraints de décaler plusieurs fois. Mais comme
Monsieur Molins est un homme de parole, respectueux de ses engagements, il
a fini par nous recevoir. Sauf qu’il n’avait qu’une heure devant lui !
Avant que l’on ne commence l’entretien, je lui ai demandé s’il était possible
de revenir sur l’attentat au Bataclan en fin d’interview, ce qu’il a accepté.
Puis l’heure s’est écoulée très vite, et je me suis rendu compte à mon grand
désarroi que nous n’avions pas évoqué le sujet. Les opérateurs avaient rangé le
matériel, et je me suis dit : « mince, ce serait quand même
dommage de ne pas en parler ! » François Molins a donc accepté
que nous restions un peu plus longtemps. Il nous a raconté son souvenir de
cette nuit-là. C’était très fort pour lui, il en avait les larmes aux yeux, et
nous aussi.
« J’ai
l’impression que la façon de rendre la justice aujourd’hui n’est plus la même
qu’il y a vingt ans »
Les magistrats avec
lesquels vous vous êtes entretenus se sont donc assez facilement prêtés à
l’exercice ?
Oui, une fois qu’ils étaient mis en confiance. Au
début de l’entretien, la plupart d’entre eux étaient, de façon tout à fait
compréhensible, sur la réserve. Nous n’y sommes pas allés de but en blanc. Nous
avons d’abord tout naturellement fait connaissance. Je me rappelle notamment
que le juge à la Cour européenne des droits de l’homme André Potocki était
d’accord sur le principe d’un entretien, mais qu’il voulait en savoir plus sur
nos intentions : il nous a donc reçus à Strasbourg, et nous a fait passer
un véritable examen ! (rires). Il nous a finalement autorisés à le filmer
le lendemain même, et a vraiment joué le jeu, car il avait compris que nous ne
comptions pas faire dans la caricature. Il nous a consacré quatre heures, comme
la plupart des magistrats avec lesquels nous nous sommes entretenus.
Pour chacun d’entre eux, nous y sommes donc allés en
douceur. Ma « méthode », si l’on peut appeler ça ainsi, a été
d’écouter et de rebondir ensuite sur ce qui venait de m’être dit. Il fallait
aussi que les portraits soient le plus sincères possible. J’ai horreur
d’orienter les questions ; je n’ai pas envie de faire dire ce que j’ai
envie d’entendre.
Je voulais que mes interlocuteurs soient à l’aise pour que ce qui leur tenait à
cœur ressorte, le plus spontanément possible. Il y a une séquence où deux magistrats
que nous avions rencontrés ensemble se mettent à avoir une conversation à
bâtons rompus : c’est cela aussi qui m’importait. Lors de la première
présentation du film à Angoulême, plusieurs magistrats que nous avions
interrogés étaient présents. Ils m’ont dit qu’ils avaient l’habitude des
entretiens, et qu’ils étaient souvent frustrés, mais qu’en l’occurence le film
ne les avait pas trahis et qu’il était vraiment le reflet de leur pensée.
C’était le plus beau compliment qu’ils pouvaient me faire !
L’un de mes regrets en revanche est que nous avons
filmé plus de juges qu’il n’en apparaît au final : nous en avions
interrogé 37, mais seuls 23 d’entre eux sont finalement portés à l’écran –
ils étaient d’ailleurs avertis que cela pourrait être le cas. Il fallait opérer
des choix, et j’ai fait celui de ne pas retenir les discours un peu trop
techniques. J’ai privilégié le côté le plus humain possible et la réflexion sur
ce que représente l’acte de juger.
Quels autres
« sacrifices » avez-vous dû consentir ?
La question de la durée du film m’a par exemple
empêché de parler de justice administrative, car cela était compliqué à
évoquer. La procédure est différente, il aurait fallu vraiment développer et
faire, en outre, un nouvel effort de pédagogie, car nous tenions à rester le
plus clairs possible pour un spectateur lambda !
Autre regret : quand nous avons filmé à l’École
nationale de la magistrature (ENM), nous avions une belle séquence où les
élèves étaient en pleine simulation d’interrogatoire. Ils se mettaient à tour
de rôle dans la peau des différents protagonistes. C’était passionnant à voir,
mais nous n’avons pas pu la mettre en entier dans le film car cela aurait duré
trop longtemps. De même, nous avions une super séquence à Bobigny avec le
président du TGI Renaud Le Breton de Vannoise, à l’occasion d’une journée
éducation à la justice, lors de laquelle des juges étaient venus enseigner à
des jeunes issus de banlieue difficile comment se déroulait un procès. On avait
donc des collégiens de 13-14 ans qui rejouaient un procès ayant vraiment
eu lieu, là aussi chacun dans un rôle différent. Ils ont notamment pu voir de
cette manière comment se déroulait un délibéré. C’était encore un moment riche
en enseignements !
Votre regard a-t-il changé
sur la profession ?
Honnêtement, je ne m’attendais pas à rencontrer de
tels magistrats. J’en suis même venu à dire à Jean-Christophe Hullin que
j’aurais aimé tomber sur des juges péremptoires, arrogants, imbus
d’eux-mêmes ! (rires). Malheureusement, si je puis dire, ceux dont nous
avons récolté les témoignages possèdent des qualités qui me paraissent
fondamentales, et que François Molins évoque justement : l’humanité et
l’humilité. Par ailleurs, le vice-procureur de Bobigny, Didier Allard, le
dit : être magistrat, c’est avoir un pouvoir énorme, et si l’on en tire
une jouissance, c’est là que cela peut devenir dangereux. Cependant, j’ai eu la
sensation pendant le tournage que l’affaire d’Outreau avait
« traumatisé » la plupart des juges. Ils sont prudents, ils veulent
faire attention. On le ressent surtout lorsqu’on écoute les auditeurs de
justice, à l’ENM. Ils ne veulent pas reproduire de telles erreurs et sont
déterminés à bien faire. Plus globalement, j’ai l’impression que la façon de
rendre la justice aujourd’hui n’est plus la même qu’il y a vingt ans.
Votre documentaire soulève
des problématiques très variées. Lesquelles trouvez-vous particulièrement
importantes ?
En rencontrant des magistrats humains et amènes,
j’avais finalement un peu la crainte que l’on donne une image idyllique des
juges. Or, c’était essentiel pour moi de délivrer un film honnête jusqu’au
bout, et donc, de ne pas servir un discours béat qui éluderait les failles.
Finalement, je trouve qu’on est parvenus à un bon équilibre, puisqu’on aborde
beaucoup de choses, et notamment les aspects les plus problématiques. Certains
avouent par exemple que selon le lieu ou le juge sur lequel vous tombez, votre
affaire ne sera pas jugée de la même façon : c’est une réalité, et c’est
ce qui peut donner aux justiciables l’impression d’une « loterie ».
Plusieurs magistrats l’admettent dans le documentaire : la justice peut
être une « machine à broyer ». Il peut y avoir une justice de
luxe et une justice d’abattage. C’est important d’entendre ces mots-là de leur
bouche. Fabienne Siredey-Garnier, à l’époque présidente de chambre
correctionnelle au TGI de Paris, affirme que l’on n’est pas le même juge à 13h
qu’à 22h, et dit même qu’elle a déjà ressenti de la honte d’avoir jugé
quelqu’un à 3h du matin. Maryvonne Caillibotte, alors avocate générale à la
cour d’assises de Paris, parle aussi des dérapages de magistrats. Et puis,
quand André Potocki reconnaît que l’on est terrorisé devant la justice, et
qu’il comprend qu’elle puisse faire peur, je me suis dit qu’il était fondamental
de garder ce passage.
Quels messages
voudriez-vous que l’on retienne de votre film ?
Ce film n’est pas fait pour donner des solutions, ce
serait prétentieux. Mais j’espère que cela convaincra les spectateurs qu’il
vaut mieux éviter d’avoir affaire à la justice quand on le peut, au civil, et
de privilégier la voie de la médiation, par exemple. Les magistrats eux-mêmes
en conviennent ! Je me souviens d’un passage des Voyages de Gulliver,
lorsque Jonathan Swift écrit qu’il faut appréhender le succès et l’échec comme
une imposture. En justice, c’est pareil. Il n’y a jamais vraiment de gagnant,
toujours une frustration : même si vous gagnez, vous avez dépensé
tellement de temps, d’inquiétude, d’angoisse… Le jeu n’en vaut pas la
chandelle.
Un autre message est qu’il faut prendre la justice
avec du recul. à l’instar de la
procédure judiciaire, il faut veiller au respect du contradictoire, peser le
pour et le contre. Comme le souhaitait Jean-Christophe Hullin quand je l’ai
rencontré, le documentaire est réellement une invitation à la réflexion sur
l’acte de juger, c’est au spectateur de se faire sa propre idée sur ce qu’il
vient de voir. Ce qui est délicat, car avant même de voir le film, tout le
monde a un certain a priori sur la justice, quel qu’il soit. Donc si Rendre
la justice permet à certains de se dire que finalement, tout cet univers
n’est pas si manichéen, mon pari sera remporté.
Enfin, j’ai souhaité commencer le film avec Jean
Cocteau et le finir avec lui, par un passage issu du Testament d’Orphée,
où, à la question « À quoi donc vous avait-on condamnés ? »,
Heurtebise répond :
« À juger les autres. À être des juges. » Alors que dans la
vie, tout le monde juge tout le monde, et ce, dès la naissance, c’est bien pour
le juge qu’il est le plus difficile de juger.
Propos recueillis par Bérengère Margaritelli