Diplômé d’expertise-comptable, commissaire
aux comptes en 1992, Jean-Luc Flabeau a débuté sa carrière en 1985 au sein de
Fideliance, cabinet d’expertise comptable, d’audit et de conseil basé à
Fontainebleau qu’il préside aujourd’hui. Ancien président de la Compagnie
Régionale des Commissaires aux Comptes de Paris – la plus grande CRCC de France
–, il préside aujourd’hui le syndicat ECF – Experts-Comptables et Commissaires
aux comptes de France –, lequel a tenu, les 1er et 2 juillet
derniers à Deauville, son congrès annuel ; l’occasion de s’entretenir avec
lui et de l’interroger sur l’actualité de la profession, mais surtout sur son
avenir.
Début juillet s’est tenu
à Deauville le Congrès national ECF, appelant la profession du chiffre à être «
proactive face aux changements ». Pourquoi ce thème ? Quel message
souhaitiez-vous faire passer ?
La
profession du chiffre est dans une période de mutation, comme le sont d’ailleurs
de nombreux métiers actuellement. Au centre de l’économie et des entreprises,
elle subit inévitablement leurs transformations. Certains changements, pouvant
être liés à des modifications règlementaires ou impactés par des
transformations numériques, auront de nombreuses répercussions sur
l’organisation des cabinets (le volet ressources humaines ou les enjeux suite à
la loi PACTE en sont de bons exemples). Alors, dans ce contexte très
particulier, mieux vaut anticiper que subir. « Être
proactif aux changements » donc. Cet état d’esprit vient alors expliquer le
choix de la thématique de ce congrès.
Les
experts-comptables (EC) et les commissaires aux comptes (CAC) sont avant tout
des chefs d’entreprise, et comme tout chef d’entreprise, ils doivent savoir
agir et s’adapter aux changements de leur environnement.
Cette année, on peut
dire que la profession a été vivement chamboulée. Que retenez-vous de cette
forte mobilisation, et quel regard portez-vous sur l’évolution de la profession
?
J’avoue y porter
un regard assez négatif. De toute l’histoire de la profession, la loi PACTE a
été le texte le plus cataclysmique, et notamment son article 9qui relève les seuils de certification légale des comptes des
entreprises, lequel a, en effet, mobilisé la profession et les institutions.
Cet article enlève à lui seul 150 000 mandats. Sur un total de 220 000, c’est colossal ! Alors oui,
on se souvient de la manifestation du 17 mai 2018,
mais celle-ci n’a finalement pas eu beaucoup de succès face à la détermination
du gouvernement et la volonté des organisations d’entreprises qui souhaitaient
l’augmentation des seuils. ECF a toujours prôné un audit adapté aux
entreprises, notamment pour les PME, mais on n’a pas été entendu. Et lorsque
les institutions n’ont pas la capacité à anticiper les évènements, la
catastrophe arrive. Encore une fois, il aurait fallu l’anticiper plutôt que de la
subir. Malgré tout, il faut tirer des enseignements de PACTE dans l’évolution
de notre profession, et retenir principalement deux choses :
• il est important d’avoir à l’esprit
l’utilité de nos missions pour les entreprises (en audit légal, par exemple,
nos missions n’on pas a été assez visibles) ;
• le statu
quo n’est jamais bon. Les institutions de la profession doivent être sources d’inspiration pour les
pouvoirs publics (être proactives donc).
PACTE est
une blessure pour la profession, mais il faut savoir en tirer les leçons, et
par cela, en faire nos propres critiques quant aux institutions qui nous
représentent.
La remise en cause de la séparation
entre le conseil et l’audit vous terrifie. Que craignez-vous ?
Dans la
discussion de la loi PACTE, la menace de l’augmentation des seuils avait été
dénoncée, mais nous n’avions pas assez justement perçu les risques liés à la
fin de la séparation entre le conseil et l’audit (article 9 bis A devenu article 21 de la loi), qui remet en cause le
principe fondateur de la profession du chiffre en France.
Initialement,
les CAC – des auditeurs – s’occupaient de l’audit de façon indépendante, sans
qu’il n’y ait de conseil. Aujourd’hui, concernant la sphère des non EIP (entité
d’intérêt public) – lesquelles représentent la grande majorité des entités –,
ce nouveau texte supprime totalement les situations interdites des CAC ;
la seule règle qui demeure interdit seulement l’autocontrôle. Cette situation
est dangereuse, car il y aura forcement des situations toxiques et des
dérapages pouvant déboucher sur des scandales financiers.
On a
l’exemple autour de nous de certains pays qui ont adopté cette mesure, et qui,
depuis, font marche arrière, à l’instar de la Grande-Bretagne. Tous les Big 4 ont, depuis, été éclaboussés par
des affaires, car le mélange des genres peut être à l’origine de déviances. Il
est alors étonnant que notre gouvernement aille dans cette direction – et que
la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (CNCC) ait proposé des
amendements allant dans ce sens, à l’insu de l’avis du plus grand nombre.
Chez ECF, on
a interrogé les professionnels du chiffre sur ce sujet : ils restent très
attachés au respect des principes et à la séparation de l’audit et du conseil,
car si cette séparation provoque dans l’avenir des scandales, c’est toute la
profession qui en pâtira. Cette évolution est donc extrêmement grave et préoccupante.
Les présidents des institutions tendent à vouloir nous rassurer en avançant la
« muraille » d’un Code de déontologie qui protégera et
rappellera la nécessité de l’absence d’autocontrôle. Mais je n’y crois pas et
demeure inquiet… et je ne suis pas le seul, même les avocats ont fait savoir
leurs craintes à ce sujet-là. Il faudra nécessairement revenir sur cette
décision.
« Les
experts-comptables et les commissaires aux comptes
sont avant tout des chefs d’entreprise, et comme tous chefs d’entreprises, ils
doivent savoir agir et s’adapter aux changements de leur environnement ».
Dans votre discours inaugural, vous avez
vivement critiqué les institutions
nationales, en parlant même d’« un échec
total ». Quelles sont vos principales « revendications » ?
En effet,
s’agissant de la CNCC, nous pouvons parler d’un échec, mais il ne s’agit pas
seulement de la mandature actuelle. Comme évoqué précédemment, des évolutions
auraient pu/dû être anticipées (petites entreprises, système d’audit
obligatoire devenu volontaire…).
Pour ce qui
est du Conseil supérieur de l’Ordre des experts-comptables (CSOEC), dans le
cadre de la loi PACTE, l’échec n’est pas aussi cuisant, mais les missions
gagnées ne vont pas générer de chiffre d’affaires (CA). Le solde net de PACTE
pour la profession du chiffre sera une perte de CA de 800 millions d’euros !
Les
institutions n’ont pas pris en compte la période de mutation que vit la
profession. Elles gèrent les « affaires courantes », sans
s’occuper de la transformation du métier – qu’elle soit, encore une fois,
règlementaire ou numérique.
Elle ne prend pas en compte ces
défis, pourtant majeurs. On attend du concret, car les enjeux sont importants.
Chez ECF, nous souhaiterions que les institutions nationales protègent et aident nos confrères et nos consœurs, et
pas seulement qu’elles reçoivent des commandes de l’État et des pouvoirs
publics. D’autres professions y arrivent, pourquoi pas la profession du chiffre ?
Dans ce même discours, vous avez mis en avant la passion de la profession qui réunit les professionnels du chiffre, cette façon d’exercer que vous avez appelée « le bien commun ». Pouvez-vous
nous en dire plus ?
Notre bien
commun est l’exercice libéral de notre profession que nous sommes nombreux à
partager. Beaucoup de confrères et consœurs ont décidé de faire ce métier pour
agir en véritables libéraux. Ce sont des chefs d’entreprise où l’individu
prédomine la structure. Ce sont aussi des chefs d’entreprise qui
« travaillent » avec des clients, eux-mêmes des chefs d’entreprise.
Dans le
discours d’ouverture du congrès, il m’a semblé important de rappeler ce bien
commun, dans cette période où la profession libérale est menacée. La menace est
plus que certaine sur l’activité d’audit légal et elle est de plus en plus
prégnante sur l’expertise comptable, avec l’inflation des normes
professionnelles.
L’économie de notre pays est organisée autour de trois strates d’entreprises : les très grandes sociétés – dont celles du
CAC 40, les ETI et une très grande part de PME et PE.
Il me paraît également très important de conserver ces strates au niveau des
cabinets d’expertise, et qu’un grand nombre de cabinets libéraux puissent
continuer à exister demain.
Vous estimez que la
formation doit
être une priorité, tant la formation initiale que continue. Comment pensez-vous
que celle-ci doit évoluer ?
Notre profession vit un important chamboulement, et la façon de
l’exercer va inévitablement évoluer. Par conséquent, la formation doit elle
aussi s’adapter, qu’elle soit initiale ou continue.
Pour ce qui est de la formation initiale, le débat actuel propose de la
revoir, notamment en ce qui concerne le sujet d’équivalence totale. J’y suis
très attentif. Aujourd’hui, la profession du chiffre peut être un ascenseur
social. Il faut garder cette notion, car je ne souhaite pas que dans dix ans,
ce ne soit que les « élites socio-professionnelles » qui
parviennent à exercer.
Concernant la formation continue de nos équipes, nous avons, encore une
fois, à faire face à une réforme : les OPCA (organismes paritaires
collecteurs agréés) sont devenus des OPCO (opérateurs de compétence).
La conséquence de cette réforme est financière : la profession aura
beaucoup moins de fonds pour le financement de la formation continue. C’est une
réforme qui tombe au très mauvais moment, puisque la période de mutation que
nous connaissons nécessitera de nombreuses formations continues pour les
équipes de nos cabinets. Mais les professionnels n’auront pas le choix :
il faudra considérer les dépenses de formation comme un investissement.
Le
numérique bouscule la profession. À ce titre, faisons un bond dans le temps.
Comment imaginez-vous la profession dans dix ans ?
Le numérique, qui arrive à grand pas, va inévitablement faire évoluer la
profession. Beaucoup perçoivent cette mutation avec crainte. Je vois cela, au
contraire, comme une opportunité pour notre profession et nos cabinets qui, organisés
jusqu’alors
en système de silos, seront certainement plus protéiformes. C’est
une véritable évolution qui va enrichir la profession du chiffre. Le réel défi
étant de savoir comment les cabinets
vont pouvoir se transformer. La profession du chiffre a su s’adapter au fil du
temps et continue à évoluer. Les profils des collaborateurs vont
être modifiés, l’organisation – notamment RH – dans les cabinets va fortement changer, et
la relation avec les éditeurs aussi. Il va falloir y veiller.
Les
entreprises aussi évoluent, et les clients de TPE et de PME auront encore plus
besoin de relation humaine avec leur professionnel du chiffre. Le numérique
peut ainsi libérer du temps sur les tâches immatérielles sans valeur ajoutée,
et permettre d’accorder davantage de temps à la relation avec le client.
Cela fait dix ans que des systèmes law cost ont pénétré la profession.
Toutefois, malgré des propositions à prix compétitifs, ces offres – si je
prends l’exemple de mon cabinet –
ne nous ont fait perdre que très peu de dossiers, car le prix n’est pas le seul
critère.
Le service compte beaucoup. Certains disent que demain, le tout numérique
sonnera la fin des métiers de la comptabilité. Je n’y crois pas, car la
profession du chiffre aura toujours une utilité. Tout dépend de la rapidité de
la mutation. Il faut anticiper et gérer. Je reste optimiste… mais il faut que les
institutions prennent ce sujet à bras le corps.
Propos recueillis par Constance
Périn