Mai 1962 : l’Algérie est proche
de l’indépendance. Condamné à mort par contumace en 1961, arrêté en avril 1962,
le Général Raoul Salan, chef de l’OAS, officier le plus décoré de l’armée
française, est traduit par décret devant le Haut Tribunal militaire, créé en
1961?par
le général de Gaulle en application des pouvoirs spéciaux prévus par l’article?16?de la Constitution. La
juridiction d’exception vient de condamner le général Jouhaud à la peine de
mort.
Deux autres généraux, Challe et Zeller, ont été
jugés dès 1961, quelques semaines après le putsch d’Alger, et ont été
incarcérés à Tulle afin de purger leur peine de 15?ans de détention, dans
une prison mise en service la même année, réservée aux officiers condamnés.
Le satirique Canard enchaîné, qui, dès 1960,
critiquant violemment la police parisienne, avait titré dans sa page « le
poulet enchaîné », « sous le Papon de Paris, tout est permis »,
n’avait pas manqué d’ironiser en page 1?de son numéro du 19?août 1961 : « Challe et
Zeller sont incarcérés à Tulle… Comme on dit en Corrèze : pourquoi pas à
Brive-la-Gaillarde ? D’autant plus qu’en venant de Tulle, on accède à
Brive par le boulevard du Salan… ».
Le 16?mai 1962, alors que vient de s’ouvrir dans la salle
de la cour d’assises le procès de Raoul Salan, le palais de justice de Paris
est transformé en forteresse par le préfet Papon, dont les policiers
multiplient les fouilles.
Le Premier président de la cour d’appel, Marcel
Rousselet, a de solides valeurs. Il est en forme et semble indestructible. Il a
échappé à un terrible accident. Un quotidien a, en effet, pu titrer : « La
grande misère du palais de justice. Le président de Lamoignon, mort il y a
trois siècles, a failli tuer le Premier président Rousselet. Chez Thémis, où
tout tombe en lambeaux, l’énorme portrait s’est abattu, écrasant les fauteuils
de la cour d’appel ». Il tient une audience solennelle dans la
première chambre (sans rapport avec le procès Salan). Un avocat renommé,
Maurice Garçon, membre de l’Académie française, vient l’informer de
l’inadmissible zèle policier. Réagissant immédiatement, ne prenant pas le temps
de se changer, le haut magistrat, revêtu de sa robe rouge d’hermine, se rend en
haut du grand escalier de la cour du Mai et interpelle publiquement le
commissaire de police qui dirige les opérations, lui rappelant que la police
intérieure du Palais ne relève que de lui. Il lui demande de lever le
dispositif de sécurité. Le commissaire fait un rapport au préfet Papon, qui
adresse une lettre incendiaire à Rousselet, tout en envoyant des copies au
garde des Sceaux et à l’Élysée.
Le ministère de la Justice publie un communiqué surréaliste : « Les
difficultés soulignées par la presse, relatives à l’entrée des membres du corps
judiciaire au palais de justice au début de l’après-midi du mercredi 16?mai 1962, dues à un afflux exceptionnel et temporaire du
public à l’audience des criées, ne sont nullement imputables au service
d’ordre ».
Le conseil de l’Ordre des avocats parisiens,
dénonçant les vérifications incessantes et les fouilles répétées imposées aux
magistrats et aux avocats, ainsi que les interdictions d’accès et les
fermetures de chambre avec renvoi des affaires, proteste avec véhémence,
réaffirmant que « l’exercice de la profession d’avocat ne saurait être
soumis à l’arbitraire de la police et aux consignes sans appel de ses
chefs », et demande que le Haut Tribunal militaire tienne ses
audiences « en dehors de l’enceinte du palais de justice ».
Pendant la durée de son procès, en dehors des audiences,
Salan est incarcéré au Dépôt du palais de justice, mais dans le quartier des
femmes, dans une cellule spécialement aménagée qui avait été occupée par Pierre
Laval, sous la surveillance notamment des religieuses qui y travaillent,
conformément à leur vœu. Le préfet de police Maurice Papon est venu sur place
s’assurer des conditions de sécurité. Le quotidien France-Soir affirme
qu’au Dépôt, « Salan est l’hôte des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul et
doit monter 188?marches pour se rendre à la cour d’assises ». En réalité, les Sœurs sont celles de la congrégation de Marie Joseph et
de la Miséricorde.
L’aspect religieux est très présent. Une messe de
Saint-Yves est organisée à la Sainte Chapelle, et, devant de nombreux
magistrats et avocats, en présence du garde des Sceaux Jean Foyer, Monseigneur
Veuillot, archevêque-coadjuteur de Paris, rappelle « qu’aucune société
ne peut mépriser les droits des personnes ».
Lorsque l’avocat général Gavalda, après avoir
reproché à l’accusé de « semer le désordre, de pervertir les esprits et
d’introduire le germe de la décomposition », requiert la peine de mort
contre Salan, il ajoute, en s’adressant directement à l’officier : « Ne
craignez-vous pas que Dieu, lui-même, ne vous accorde jamais le
pardon ? ».
Finalement, le chef de l’OAS n’est pas condamné à la
peine capitale. On raconte que l’un des membres du Tribunal a menacé de se
suicider pendant le délibéré si la mort était votée. En lisant le 23?avril les réponses aux
questions, et notamment la réponse positive sur les circonstances atténuantes,
le président du Tribunal Bernet (qui, pour ce procès, avait remplacé le
président Patin, empêché) se retrouve confronté à un tel tumulte – les
partisans de l’Algérie française, nombreux dans la salle, entonnent la
Marseillaise – qu’il ne peut pas énoncer la sentence : détention
perpétuelle. Salan est incarcéré à Fresnes. Le Parti communiste dénonce la
clémence du verdict « qui aggrave le danger fasciste ». Le
quotidien l’Humanité considère que « le pouvoir a
capitulé ». Le quotidien L’Aurore évoque un « verdict
d’apaisement ». Le Figaro s’attend à la grâce de Jouhaud (qui
interviendra, en effet).
Trois jours plus tard, furieux contre les juges, le
Général de Gaulle signe, le 26?avril, une ordonnance qui supprime le Haut Tribunal militaire qu’il avait
créé un an plus tôt. Le Tribunal n’a pas condamné à mort… le Tribunal est donc
dissous ! Ce n’est que le début de son ire contre certains acteurs
judiciaires.
Le 14?juillet 1962, jour de fête nationale, est publiée au
Journal officiel une ordonnance signée par le chef de l’état le 12?juillet qui a pour
titre : Ordonnance relative à la situation des magistrats en service en
Algérie et à la limite d’âge provisoire des magistrats. Deux curiosités sautent
aux yeux : d’une part, on mélange dans le même texte le sort des anciens
magistrats d’Algérie et l’âge statutaire de tous les magistrats (qui était de
70?ans) ;
d’autre part, figure l’adjectif « provisoire ». (…)
Étienne Madranges,
Avocat à la cour,
Magistrat honoraire
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Spécial des Sociétés n° 41 du 24 mai 2017
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