Nancy, fin du XIXe siècle,
début du XXe siècle. En
1901, l’École de Nancy, qui promeut l’Art nouveau depuis quelques années, est
officiellement formalisée sous le statut associatif d’«
Alliance des industries d’art ». Elle réunit
des artistes décorateurs et des industriels d’art. Elle a pour objectif de
promouvoir la Lorraine, les arts décoratifs, les techniques,
les disciplines les plus diverses : verrerie et cristallerie, ferronnerie,
reliure d’art, architecture, papier peint, ébénisterie, broderie, estampe
notamment.
Émile Gallé, maître-verrier, ébéniste, céramiste, fils
d’un peintre-émailleur-faïencier réputé, vice-président de la Société centrale
d’horticulture, est un spécialiste de la botanique qui cultive 3 000 espèces
végétales. Il fonde et préside l’École de Nancy. Il sculpte sur la porte de son
atelier (visible à Nancy dans le jardin du Musée de l’École de Nancy) : « ma racine est au fond des bois ».
Louis Majorelle, ébéniste et décorateur, qui a repris
l’atelier de son père Auguste, créateur de céramiques et de
meubles, devient, avec Antoine Daum et Eugène Vallin, l’un des trois
vice-présidents de l’École de Nancy.
Jacques Grüber, maître-verrier, prolifique dans ses productions,
participe à la fondation de cette École.
D’autres artistes les accompagnent, tel Victor Prouvé.
Inventifs, créatifs, ils sont tous engagés dans une démarche naturaliste
audacieuse dans la capitale lorraine (Metz est alors allemande), ville très
catholique, fidèle au Pape.
Ils sont tout naturellement amateurs de monnaie…. mais surtout de
monnaie du pape !
Cette plante également appelée lunaire ou herbe aux écus, de la famille
des brassicacées, a des fruits ronds et plats ressemblant à des pièces de
monnaie. Elle agrémente de jolis bouquets secs.
Louis Majorelle crée une lampe monnaie du pape, une rampe d’escalier
monnaie du pape.
Lorsqu’il fait construire en 1901 à Nancy sa
célèbre villa par l’architecte Henri Sauvage, il met la monnaie du pape partout
(illustration) : en ferronnerie sur le portail
d’entrée et le meuble à parapluies, en peinture sur les murs, en verre dans les
vitraux et verrières réalisés par son ami Jacques Grüber.
Louis
Majorelle, peint en 1908 par son fils Jacques Majorelle, la Villa Majorelle
construite en 1901 à Nancy (Meurthe-et-Moselle) pour Louis Majorelle par
l’architecte Henri Sauvage, avec son portail au décor
de monnaie du pape, ses vitraux et verrières au même décor conçus par Jacques
Grüber
(crédit : Etienne Madranges)
Émile Gallé utilise le décor de
monnaie du pape sur certains de ses vases. Il réalise une amusante composition
originale en créant un vase « Moonwort » à monnaie du pape ainsi qu’une une
boîte en marqueterie au même décor lui servant de coffret (visibles au musée de
l’École de Nancy, voir illustration) en y incrustant de vraies monnaies papales en
étain dont la pièce de 10 soldi de 1867? u pape Pie
IX (le pape ayant proclamé le dogme de l’Immaculée Conception et celui de
l’infaillibilité papale… et ayant fait construire le premier train papal,
toujours visible à Rome à la Centrale Montemartini).
Ce vase et son coffret ont été acquis par un magistrat vosgien né à
Épinal, Henry Hirsch, grand collectionneur d’œuvres Art nouveau. Celui-ci, juge
à Lille, Versailles, Paris, puis conseiller à la cour d’appel de Paris, était
devenu l’ami de Gallé et possédait de nombreux objets de l’artiste qu’il
prêtait volontiers lors d’expositions dans des musées. Anecdote amusante,
Gallé avait gravé sur le vase « Moonwort
» un extrait d’une phrase issue de l’évangile de Matthieu, « Recondite vobis thesauros in Cœlo », qui
invite les croyants à amasser des trésors dans le ciel mais pas sur la terre !
Ce vase et son coffret ont été acquis auprès de Claude Hirsch, fils du magistrat amateur d’art.
Autre anecdote amusante, Émile Gallé était intervenu auprès du garde des Sceaux
en 1903 afin de favoriser la carrière du juge en recommandant son
avancement* !
Émile Gallé,
peint en 1892 par Victor Prouvé, une boîte en marqueterie réalisée par Émile
Gallé au décor de monnaie du pape dans laquelle il a incrusté de vraies
monnaies papales en étain, dont la pièce de 10 soldi de 1867 du pape Pie
IX, servant de coffret au vase à monnaie du pape « Moonwort » (crédit :
Etienne Madranges)
La printanière, délicate et gracieuse monnaie du pape n’est évidemment
pas la seule plante mise en scène par les artistes nancéens de l’Art nouveau.
Ils utilisent la fougère, notamment la fougère adiante dite
cheveux-de-Vénus, la berce des prés, l’ombelle, le pissenlit, l’algue, la
lentille d’eau, le chardon (qui figure dans le blason de Nancy dont la devise
est : « qui s’y frotte s’y pique »),
quelques cucurbitacées, ou encore l’ancolie reproduite joyeusement et… sans
mélancolie ! L’ancolie, renonculacée vivace, est un symbole de l’amour
éternel… On l’appelle aussi tourrette, colombine (car parfois associée à
l’Esprit-Saint), cornette, gant de bergère, gant de Notre-Dame, ou
aiglantine.
Feuilles et fleurs, graines, bourgeons et fruits se multiplient et
s’entremêlent. Des tiges frêles deviennent des montants fins mais robustes de
meubles et de lampes. Les végétaux, fragiles dans leur cadre naturel,
deviennent infrangibles dans leur cadre décoratif et fonctionnel.
Un oignon sert de lustre, signifiant qu’un bulbe potager peut éclairer
une salle à manger.
Des nénuphars en bronze encadrent une table, dans une composition
puissante mais sans fard.
La nature dans sa splendeur et sa simplicité prend forme dans le noyer,
l’acajou, le palissandre, le verre, le cristal, la faïence transformés en
objets fonctionnels ou purement décoratifs. Avec l’École de Nancy, la nature se
met en mouvement avec vigueur. La nature porte, supporte, éclaire,
accompagne, éblouit, rassure.
Émile Gallé est un
artiste politiquement engagé. En réalisant en 1900 pour l’exposition
universelle son vase « Les hommes noirs »
(illustration), sur le dessin de Victor Prouvé, il montre son militantisme en
faveur du capitaine Dreyfus, et dénonce les « hommes noirs », c’est-à-dire les juges, les militaires et les prêtres
: « hommes noirs d’où sortez-vous ?... No us sortons de dessous terre
».
Après la guerre de 1914-1918 et le
développement du mouvement Art déco, l’Art nouveau connaît un certain déclin.
En 1964, le Musée de l’École de Nancy est officiellement inauguré dans la
maison Corbin à Nancy (les Corbin étaient de riches industriels adeptes de
l’Art nouveau et des mécènes, leur maison a été léguée à la ville). Le
journaliste du Figaro dépêché sur place déplore l’ouverture de ce musée,
consacré selon lui à un « art du cauchemar » !
À Nancy, la Villa Majorelle, édifice emblématique de
l’Art nouveau, est réouverte depuis février 2020, après une restauration
soigneuse qui a duré deux ans.
Elle nous rappelle que si les artistes lorrains, qui nous ont légué des
œuvres admirables, aimaient beaucoup la monnaie du pape, ils aimaient surtout
la nature, la douceur des lignes courbes, la liberté et le bonheur.
* La lettre de Gallé en faveur de
Hirsch est conservée dans le dossier personnel de ce magistrat et est citée par
Valérie Thomas, directrice du musée de l’École de Nancy dans un document
qu’elle lui a consacré ; l’auteur de cette chronique la remercie vivement,
ainsi que son adjointe Claire Berthommier, pour leur aide précieuse lors de ses
recherches à Nancy.
étienne Madranges,
Avocat à la
cour,
Magistrat
honoraire