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Conférence nationale des présidents de TGI : « Le tribunal 2.0 : préserver les valeurs Justice »

Conférence nationale des présidents de TGI : « Le tribunal 2.0 : préserver les valeurs Justice »
Publié le 01/02/2019 à 15:49

Jean-Michel Hayat, président du TGI de Paris, et Joëlle Munier, présidente de la conférence nationale des présidents des tribunaux de grande instance, ont reçu au Tribunal de grande instance de Paris, le 23 novembre dernier, leurs confrères de toutes régions pour une journée de réflexion et d’assemblée générale. Le JSS s’est focalisé sur les orateurs de la matinée qui ont développé leurs idées sur les conséquences de l’usage du numérique sur les valeurs de la justice.

 




Jean-Michel Hayat



La justice à l’ère du numérique


Quelles transformations pour la justice, son fonctionnement, ses acteurs et le justiciable ?

Pour Yannick Meneceur, conseiller en politiques de transformation numérique et d’intelligence artificielle au Conseil de l’Europe, les enjeux de la justice numérique ne sont pas anodins.
Les outils comme l’intelligence artificielle véhiculent des fantasmes, ouvrent des opportunités, et sont bornés par des frontières à ne pas franchir. Ces technologies vendent la promesse d’un projet de société
où la place de la justice est mise en cause par une gouvernance des nombres. En Europe, le développement de l’informatique dans le secteur de la justice est très contrasté. Il a commencé par la bureautique simple comme dans tous les métiers. Puis l’Union européenne a financé des systèmes de gestion des affaires comme Cassiopée, plus ou moins sophistiqués selon les pays. Aujourd’hui, Italie, Allemagne, France, Espagne font un usage avancé de l’informatique, quand ailleurs (Chypre, Grèce) les bureaux de magistrat ne sont quasiment pas équipés de PC.


L’intelligence artificielle est un mot « fourre-tout ». Il sert pour parler d’intelligence comparable à celle d’un cerveau humain, de machines capables d’apprentissage automatique, d’analyse statistique d’un ensemble de données. Dans les années 80, les programmeurs codaient des architectures de règles élaborant ainsi des systèmes experts. Y soumettre un paquet de variables en entrée produisait une liste de résultats en sortie. Au fil du temps, cette pratique a montré ses limites et son coût excessif. Ensuite, des bases de données colossales sont apparues, la puissance des processeurs a explosé et leur prix a chuté comme leur taille. Avec ces nouveaux éléments, un bon modèle mathématique puisant dans une base de données valable fournit statistiquement des réponses tout à fait cohérentes pour beaucoup de sciences, dont la justice. Les décisions deviennent prévisibles. La fiabilité de ce modèle repose sur une masse de données universellement représentatives. Il délivre une réalité statistique qui constitue une information utile, mais ne doit pas se confondre avec une prescription.


Il importe, avec ces outils modernes, de ne pas se laisser entraîner à mélanger causalité et corrélation.


Par ailleurs, les juges produisent la jurisprudence à laquelle les entreprises majeures d’Internet souhaitent accéder gratuitement pour la transformer en marchandises payantes.
Il conviendrait d’éviter que l’open data ne suive pas un cycle qui consiste in fine à revendre des œuvres révisées, sans leur aval,
à leurs propres auteurs. D’autant que l’utilisateur, face à son écran d’ordinateur, fait preuve de candeur. Confiant, il alloue une expertise supérieure à des traitements numériques qu’il ignore. Yannick Meneceur insiste, il incombe aux magistrats de ne pas se laisser flouer, de prendre en main leur destin dans le domaine des technologies et de créer de la valeur pour les justiciables.


 


Joëlle Munier


La part symbolique de la justice


Le numérique est une nouvelle ère d’écriture, postule Antoine Garapon, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice. Ses ingénieurs définissent le droit en écoutant le marché. En son sein, le commun passe par une phase privée, technique, réservée aux experts. L’alphabétisation a demandé des siècles, or aujourd’hui, le langage informatique rend la masse analphabète à nouveau.
La démocratie est profondément liée à une écriture com
mune. La technologie digitale est donc antidémocratique.


Comment préserver le rôle symbolique du juge ? Le rituel de la Cour n’appartient pas au folklore, il pose une intrication du temps et de l’espace. C’est un rendez-vous donné au citoyen pour encadrer la coprésence devant un tiers de justice. Cette notion n’intéresse pas les juristes au procès qui lui préfère la partie langagière du droit. Ils évoluent dans un monde de propositions, oubliant la machinerie sociale et psychologique.
Le numérique opère justement une désintrication, une désintermédiation puisqu’il n’est plus nécessaire de se rassembler dans un même lieu. Des procès entiers peuvent se mener sans rencontre, insiste Antoine Garapon.


A propos du fantasme de la substitution du juge par l’application, c’est une illusion, même si certaines performances sont incontestables. Le numérique parasite les formes de la vie ordinaire. Il s’affranchit du temps et de l’espace. La machine reproduit un calcul alimenté par des décisions passées, elle ne peut pas créer, ni raisonner. Lorsqu’il formule une solution sans délai, l’ordinateur ne l’invente pas. De plus,
la coprésence de l’audience produit des effets humains quand la visioconférence perturbe le paradigme. Elle occulte les
émotions. La technique seule ne modifie pas la société, elle accomplit simplement un de ses désirs.


Nos contemporains évitent la présence avec certains individus, précisément le contraire de ce que fait la justice. En l’absence de l’autre partie ou des juges, l’interlocuteur en visioconférence se sent débridé, sans obligation. La technique permet d’échanger, certes, mais le contenu du processus a varié. Or, la communication judiciaire ne se limite pas à la transmission d’une information. Dans le divorce en trois clics à la mode anglaise, la saisie des pièces du dossier se déroule en ligne et tout va très vite. Cependant, les effets s’apparentent-ils à ceux d’une procédure classique ? Il y manque le traitement de la passion humaine que les programmes n’intègrent pas. Un procès est réussi quand il donne à toutes les parties le sentiment que les choses ne seront plus comme avant, à son terme. C’est le rôle du rituel.


Les révolutions technologiques ne produisent jamais ce qu’avaient imaginé leurs concepteurs. Des utilisations inattendues apparaissent. Les métiers de juge ou d’avocat vont muter. L’Homme et la machine sont toujours plus forts que l’Homme seul. Alors maintenant, comment juger avec la machine, contrôler les algorithmes, transposer en mathématique des concepts juridiques ? L’expression langagière écrite des lois va être encodée et les ordinateurs pourront transformer directement la matière à laquelle elle s’adresse. C’est le fondement de la RegTech. Il n’est pas question que les magistrats entrent en compétition avec les machines, mais qu’ils les intègrent dans le travail judiciaire.


Les technologies numériques nous délivrent également des informations sur nous-même. Elles permettent de mieux se connaître, et accessoirement ses collègues. Il ne s’agit pas d’un outil dédié à l’espionnage, mais plutôt d’un moyen cartésien de s’évaluer.


Les instruments de la legaltech s’orientent vers un marché privatisé. De gros système d’aide à la décision et d’accès à la justice, pour le public, ne se font pas. Ils demandent des moyens financiers et une capacité scientifique experte. Les logiciels pourraient également augmenter la confiance des juges. Les opportunités sont là, selon Antoine Garapon, nulle angoisse à avoir, le progrès n’est pas une persécution. La tendance est à la désacralisation de la justice.

 


Une justice humaine, comment penser modernité et humanité de la justice ?


La modernisation de la justice vise à améliorer ses outils. La loi de programmation et de la réforme pour la Justice offre des avantages. Le numérique facilite la gestion du service public, renforce l’image de l’autorité judiciaire, simplifie l’exportation des décisions françaises. Un système mutualisé optimise la rentabilité des moyen, énumère Soraya Amrani-Mekki, professeure agrégée des facultés de droit, Université de Paris Ouest-Nanterre La Défense.


Cependant, la réflexion du passage de la justice au numérique doit se centrer sur le justiciable le plus vulnérable. L’accès au juge permet l’accès au droit. Les réformes partent du principe que le justiciable a un besoin de justice insatisfait. Elles entendent répondre à cette attente par des méthodes rationnelles. Après avoir modélisé l’homo economicus, anticipé ses attentes, le raisonnement logique avance des solutions adaptées.
Ce processus vise plus un consommateur justiciable qu’un individu en besoin de reconnaissance comme une personne vulnérable. Il manque un humanisme numérique qui respecte les droits fondamentaux pour parfaire le déploiement technologique.


L’accès du justiciable à la justice numérique


La professeure voit un problème dans la saisine numérique, mais également dans la mise en place d’une procédure numérique. La saisine numérique installe une proximité d’écran qui se substitue à celle de l’homme. La suppression des tribunaux d’instance et l’évolution sous-jacente des compétences entraînent un éloignement physique du traitement d’un type de contentieux. Saisine numérique, portalis et autres rapprochent la justice du particulier en son absence.


Les jeunes, habitués aux interfaces électroniques depuis l’enfance, n’éprouvent pas de difficulté avec si l’application consultée leur correspond. « Parcours Sup’ », par exemple, est loin d’être plébiscité. Une partie de la population, confrontée à une borne digitale, perd ses moyens (illectronisme, âge, handicape,…).
La vulnérabilité face au numérique concerne une population bien au-delà de l’extrême pauvreté. Accéder à un ordinateur, un scanner, une imprimante, un abonnement n’est pas possible pour tout un chacun. Il est donc prévu que la saisine numérique puisse être enregistrée dans un relai (greffe, avocat, associations, ONG). Or, le justiciable ne demande pas qu’on compense ses besoins, mais qu’on reconnaisse ses droits, martèle Soraya Amrani-Mekki.


Les réformes instaurent des économies de temps d’audience comme si les échanges dématérialisés leur éétaient équivalents et autorisaient l’éviction des rencontres physiques et du droit de comparaître.


La mise en état numérique avec le recours obligatoire au RPDA de la cour d’appel au TGI à partir du 1er septembre 2019 empêche des occasions de rencontre, voire des réorientations de la procédure. La charge de travail des juges de la mise en état va s’alléger. Leur office pourrait se déplacer vers le greffier. Pour que la procédure s’adapte au numérique, une première audience d’orientation devra permettre de lever les difficultés juridiques. Toutes les exceptions de procédures seront soulevées au moment de cette audience d’orientation qui mène vers deux voies : la digitale, judiciaire, automatisée, avec des délais et des sanctions, contrôlée par un greffier, ou alors la contractuelle, faite par des avocats, offrant humanité et souplesse. Le mouvement impulsé de numérisation et de contractualisation compte recentrer le juge sur son cœur de métier.


 


L’accès au juge à travers la justice prédictive


La justice prédictive défend la loi du plus grand nombre. Elle repose sur le concept que la quantité devient qualité. Pour le justiciable, elle améliore la lisibilité des décisions, leur harmonisation, leur anticipation. Mais la professeure s’interroge, les bureaux d’aide juridictionnelle, les assurances de protection juridique pourraient-ils utiliser des algorithmes prédictifs pour motiver des décisions ? L’interconnexion des systèmes informatiques (avec Bercy, par exemple) permettrait d’accélérer les dossiers pour le meilleur comme pour le pire. Les algorithmes peuvent également se trouver au cœur des modes amiables de règlement des différends légers. Le principe de l’amiable obligatoire aiguille les litiges vers une forme d’industrialisation en première instance sans juge. Le justiciable le plus faible saura-t-il que le tribunal arbitral est une phase préalable qui n’est pas de la justice étatique ? S’il refuse la décision numérique, ira-t-il saisir le juge ?


A propos de la décision adaptée, le développement des algorithmes pousse au performatif : le juge peut-il s’écarter d’une moyenne, prendre du temps pour individualiser une réflexion qu’un programme informatique donne sans délai ? S’oriente-t-on vers une forme de déterminisme juridictionnel ?


L’algorithme travaille au rétroviseur. Il se prononce suite à une analyse rétrospective de données et donc reproduit à l’infini la même jurisprudence dans le futur. Le digital change les manières de travailler et chacun s’inquiète de connaître la plus-value du juge. En fait, c’est ce que la machine n’éprouve pas : intuition, invention, création, humanité, etc.


Soraya Amrani-Mekki rappelle que la fonction régalienne du jugement préserve le contrat social. Le solutionnisme voudrait que le justiciable consommateur préfère une décision mathématique à moindre frais, plus satisfaisante que l’aventure judiciaire (c’est-à-dire le sur-mesure). L’amiable et le numérique proposent des réponses rapides, rentables, mais respectent-ils le droit et la société à long terme ?


 


C2M


 


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