Jean-Michel Hayat, président du TGI de Paris,
et Joëlle Munier, présidente de la conférence nationale des présidents des
tribunaux de grande instance, ont reçu au Tribunal de grande instance de Paris,
le 23 novembre dernier, leurs confrères de toutes régions pour une journée de
réflexion et d’assemblée générale. Le JSS s’est
focalisé sur les orateurs de la matinée qui ont développé leurs idées sur les
conséquences de l’usage du numérique sur les valeurs de la justice.
Jean-Michel
Hayat
La justice à
l’ère du numérique
Quelles transformations pour la justice, son fonctionnement, ses acteurs
et le justiciable ?
Pour Yannick Meneceur, conseiller en politiques de transformation
numérique et d’intelligence artificielle au Conseil de l’Europe, les enjeux de
la justice numérique ne sont pas anodins.
Les outils comme l’intelligence artificielle véhiculent des fantasmes, ouvrent
des opportunités, et sont bornés par des frontières à ne pas franchir. Ces
technologies vendent la promesse d’un projet de société où la place de la justice est mise en cause par
une gouvernance des nombres. En Europe,
le développement de l’informatique dans le secteur de la justice est très
contrasté. Il a commencé par la bureautique simple comme dans tous les métiers.
Puis l’Union européenne a financé des systèmes de gestion des affaires comme
Cassiopée, plus ou moins sophistiqués selon les pays. Aujourd’hui, Italie,
Allemagne, France, Espagne font un usage avancé de l’informatique, quand
ailleurs (Chypre, Grèce) les bureaux de magistrat ne sont quasiment pas équipés
de PC.
L’intelligence artificielle est un mot « fourre-tout ».
Il sert pour parler d’intelligence comparable à celle d’un cerveau humain, de
machines capables d’apprentissage automatique, d’analyse statistique d’un
ensemble de données. Dans les années 80, les programmeurs codaient des
architectures de règles élaborant ainsi des systèmes experts. Y soumettre un
paquet de variables en entrée produisait une liste de résultats en sortie. Au
fil du temps, cette pratique a montré ses limites et son coût excessif.
Ensuite, des bases de données colossales sont apparues, la puissance des
processeurs a explosé et leur prix a chuté comme leur taille. Avec ces nouveaux
éléments, un bon modèle mathématique puisant dans une base de données valable
fournit statistiquement des réponses tout à fait cohérentes pour beaucoup de
sciences, dont la justice. Les décisions deviennent prévisibles. La fiabilité
de ce modèle repose sur une masse de données universellement représentatives.
Il délivre une réalité statistique qui constitue une information utile, mais ne
doit pas se confondre avec une prescription.
Il importe, avec ces outils modernes, de ne pas se laisser entraîner à
mélanger causalité et corrélation.
Par ailleurs, les juges produisent la jurisprudence à laquelle les
entreprises majeures d’Internet souhaitent accéder gratuitement pour la
transformer en marchandises payantes.
Il conviendrait d’éviter que l’open data ne suive pas un cycle qui
consiste in fine à revendre des œuvres révisées, sans leur aval, à leurs propres auteurs. D’autant que
l’utilisateur, face à son écran d’ordinateur, fait preuve de candeur. Confiant,
il alloue une expertise supérieure à des traitements numériques qu’il ignore.
Yannick Meneceur insiste, il incombe aux magistrats de ne pas se laisser
flouer, de prendre en main leur destin dans le domaine des technologies et de
créer de la valeur pour les justiciables.
Joëlle
Munier
La part
symbolique de la justice
Le numérique est une nouvelle ère d’écriture, postule Antoine Garapon,
secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice. Ses
ingénieurs définissent le droit en écoutant le marché. En son sein, le commun
passe par une phase privée, technique, réservée aux experts. L’alphabétisation
a demandé des siècles, or aujourd’hui, le langage informatique rend la masse
analphabète à nouveau.
La démocratie est profondément liée à une écriture commune. La technologie digitale est donc antidémocratique.
Comment préserver le rôle symbolique du juge ? Le rituel de la
Cour n’appartient pas au folklore, il pose une intrication du temps et de
l’espace. C’est un rendez-vous donné au citoyen pour encadrer la coprésence
devant un tiers de justice. Cette notion n’intéresse pas les juristes au procès
qui lui préfère la partie langagière du droit. Ils évoluent dans un monde de
propositions, oubliant la machinerie sociale et psychologique.
Le numérique opère justement une désintrication, une désintermédiation
puisqu’il n’est plus nécessaire de se rassembler dans un même lieu. Des procès
entiers peuvent se mener sans rencontre, insiste Antoine Garapon.
A propos du fantasme de la substitution du juge par l’application,
c’est une illusion, même si certaines performances sont incontestables. Le
numérique parasite les formes de la vie ordinaire. Il s’affranchit du temps et
de l’espace. La machine reproduit un calcul alimenté par des décisions passées,
elle ne peut pas créer, ni raisonner. Lorsqu’il formule une solution sans
délai, l’ordinateur ne l’invente pas. De plus,
la coprésence de l’audience produit des effets humains quand la visioconférence
perturbe le paradigme. Elle occulte les émotions. La
technique seule ne modifie pas la société, elle accomplit simplement un de ses
désirs.
Nos contemporains évitent la présence avec certains individus,
précisément le contraire de ce que fait la justice. En l’absence de l’autre
partie ou des juges, l’interlocuteur en visioconférence se sent débridé, sans
obligation. La technique permet d’échanger, certes, mais le contenu du
processus a varié. Or, la communication judiciaire ne se limite pas à la
transmission d’une information. Dans le divorce en trois clics à la mode
anglaise, la saisie des pièces du dossier se déroule en ligne et tout va très
vite. Cependant, les effets s’apparentent-ils à ceux d’une procédure
classique ? Il y manque le traitement de la passion humaine que les
programmes n’intègrent pas. Un procès est réussi quand il donne à toutes les
parties le sentiment que les choses ne seront plus comme avant, à son terme.
C’est le rôle du rituel.
Les révolutions technologiques ne produisent jamais ce qu’avaient
imaginé leurs concepteurs. Des utilisations inattendues apparaissent. Les
métiers de juge ou d’avocat vont muter. L’Homme et la machine sont toujours
plus forts que l’Homme seul. Alors maintenant, comment juger avec la machine,
contrôler les algorithmes, transposer en mathématique des concepts
juridiques ? L’expression langagière écrite des lois va être encodée et
les ordinateurs pourront transformer directement la matière à laquelle elle
s’adresse. C’est le fondement de la RegTech. Il n’est pas question que
les magistrats entrent en compétition avec les machines, mais qu’ils les
intègrent dans le travail judiciaire.
Les technologies numériques nous délivrent également des informations
sur nous-même. Elles permettent de mieux se connaître, et accessoirement ses
collègues. Il ne s’agit pas d’un outil dédié à l’espionnage, mais plutôt d’un
moyen cartésien de s’évaluer.
Les instruments de la legaltech s’orientent vers un marché privatisé.
De gros système d’aide à la décision et d’accès à la justice, pour le public,
ne se font pas. Ils demandent des moyens financiers et une capacité
scientifique experte. Les logiciels pourraient également augmenter la confiance
des juges. Les opportunités sont là, selon Antoine Garapon, nulle angoisse à
avoir, le progrès n’est pas une persécution. La tendance est à la
désacralisation de la justice.
Une justice
humaine, comment penser modernité et humanité de la justice ?
La modernisation de la justice vise à améliorer ses outils. La loi de
programmation et de la réforme pour la Justice offre des avantages. Le
numérique facilite la gestion du service public, renforce l’image de l’autorité
judiciaire, simplifie l’exportation des décisions françaises. Un système
mutualisé optimise la rentabilité des moyen, énumère Soraya Amrani-Mekki,
professeure agrégée des facultés de droit, Université de Paris Ouest-Nanterre
La Défense.
Cependant, la réflexion du passage de la justice au numérique doit se
centrer sur le justiciable le plus vulnérable. L’accès au juge permet l’accès
au droit. Les réformes partent du principe que le justiciable a un besoin de
justice insatisfait. Elles entendent répondre à cette attente par des méthodes
rationnelles. Après avoir modélisé l’homo economicus, anticipé ses
attentes, le raisonnement logique avance des solutions adaptées.
Ce processus vise plus un consommateur justiciable qu’un individu en besoin de
reconnaissance comme une personne vulnérable. Il manque un humanisme numérique
qui respecte les droits fondamentaux pour parfaire le déploiement
technologique.
L’accès du justiciable à la justice numérique
La professeure voit un problème dans la saisine numérique, mais
également dans la mise en place d’une procédure numérique. La saisine numérique
installe une proximité d’écran qui se substitue à celle de l’homme. La
suppression des tribunaux d’instance et l’évolution sous-jacente des
compétences entraînent un éloignement physique du traitement d’un type de
contentieux. Saisine numérique, portalis et autres rapprochent la justice du
particulier en son absence.
Les jeunes, habitués aux interfaces électroniques depuis l’enfance, n’éprouvent
pas de difficulté avec si l’application consultée leur correspond. « Parcours
Sup’ », par exemple, est loin d’être plébiscité. Une partie de la
population, confrontée à une borne digitale, perd ses moyens (illectronisme,
âge, handicape,…).
La vulnérabilité face au numérique concerne une population bien au-delà de
l’extrême pauvreté. Accéder à un ordinateur, un scanner, une imprimante, un
abonnement n’est pas possible pour tout un chacun. Il est donc prévu que la
saisine numérique puisse être enregistrée dans un relai (greffe, avocat,
associations, ONG). Or, le justiciable ne demande pas qu’on compense ses
besoins, mais qu’on reconnaisse ses droits, martèle Soraya Amrani-Mekki.
Les réformes instaurent des économies de temps d’audience comme si les
échanges dématérialisés leur éétaient équivalents
et autorisaient l’éviction des rencontres physiques et du
droit de comparaître.
La mise en état numérique avec le recours obligatoire au RPDA de la
cour d’appel au TGI à partir du 1er septembre 2019 empêche des occasions de rencontre, voire des
réorientations de la procédure. La charge de travail des juges de la mise en
état va s’alléger. Leur office pourrait se déplacer vers le greffier. Pour que
la procédure s’adapte au numérique, une première audience d’orientation devra
permettre de lever les difficultés juridiques. Toutes les exceptions de
procédures seront soulevées au moment de cette audience d’orientation qui mène
vers deux voies : la digitale, judiciaire, automatisée, avec des délais et
des sanctions, contrôlée par un greffier, ou alors la contractuelle, faite par
des avocats, offrant humanité et souplesse. Le mouvement impulsé de
numérisation et de contractualisation compte recentrer le juge sur son cœur de
métier.
L’accès au juge à travers la justice prédictive
La justice prédictive défend la loi du plus grand nombre. Elle repose
sur le concept que la quantité devient qualité. Pour le justiciable, elle
améliore la lisibilité des décisions, leur harmonisation, leur anticipation.
Mais la professeure s’interroge, les bureaux d’aide juridictionnelle, les
assurances de protection juridique pourraient-ils utiliser des algorithmes
prédictifs pour motiver des décisions ? L’interconnexion des systèmes
informatiques (avec Bercy, par exemple) permettrait d’accélérer les dossiers
pour le meilleur comme pour le pire. Les algorithmes peuvent également se
trouver au cœur des modes amiables de règlement des différends légers. Le
principe de l’amiable obligatoire aiguille les litiges vers une forme
d’industrialisation en première instance sans juge. Le justiciable le plus
faible saura-t-il que le tribunal arbitral est une phase préalable qui n’est
pas de la justice étatique ? S’il refuse la décision numérique, ira-t-il
saisir le juge ?
A propos de la décision adaptée, le développement des algorithmes pousse au
performatif : le juge peut-il s’écarter d’une moyenne, prendre du temps
pour individualiser une réflexion qu’un programme informatique donne sans
délai ? S’oriente-t-on vers une forme de déterminisme
juridictionnel ?
L’algorithme travaille au rétroviseur. Il se prononce suite à une
analyse rétrospective de données et donc reproduit à l’infini la même
jurisprudence dans le futur. Le digital change les manières de travailler et
chacun s’inquiète de connaître la plus-value du juge. En fait, c’est ce que la
machine n’éprouve pas : intuition, invention, création, humanité, etc.
Soraya Amrani-Mekki rappelle que la fonction régalienne du jugement
préserve le contrat social. Le solutionnisme voudrait que le justiciable
consommateur préfère une décision mathématique à moindre frais, plus
satisfaisante que l’aventure judiciaire (c’est-à-dire le sur-mesure). L’amiable
et le numérique proposent des réponses rapides, rentables, mais respectent-ils
le droit et la société à long terme ?
C2M