ACTUALITÉ

Entreprises à mission - Réalité et perspectives

Entreprises à mission - Réalité et perspectives
Publié le 10/04/2018 à 09:58

Le 23 octobre 2017, Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, lançait une consultation sur le thème : "Partage de la valeur et engagement sociétal des entreprises".  Cette annonce a été le point de départ d’un véritable déferlement médiatique portant sur les entreprises dites "à mission ". Alissa Pelatan, avocate aux barreaux de Paris, Californie et Washington DC et Nicolas Mitton, juriste et consultant en affaires publiques, nous apportent un éclaircissement sur la question.


La formule ne cesse de faire couler de l’encre, et qu’ils soient juristes, acteurs de la RSE1, entrepreneurs ou consultants en transition environnementale, tous ont un avis ou une proposition à faire valoir.


« Entreprises à mission », « nouvelles gouvernances », « objet social étendu » ou « élargi », « entreprises nouvelles », « entreprises engagées »…


Les termes et les appellations se multiplient, et il ne se passe pas un jour sans qu’une nouvelle intervention médiatique vienne porter une voix ou un éclairage nouveau sur le sujet, alimentant un peu plus la confusion.


Car au final, qu’en retenir ?


Une proposition claire et attractive émerge-t-elle de cette accumulation de littérature et de formules abstraites ?


Nous allons ici tenter d’envisager la question de manière pragmatique, en établissant tout d’abord un inventaire des principaux dispositifs existants en matière d’entrepreneuriat engagé puis en posant la question de la nécessité d’une réforme.



I. Panorama de l’économie engagée en France



A. Le droit positif


L’objet de cette étude est de dresser un panorama des mécanismes entrepreneuriaux permettant de concilier activité économique et objectifs extrafinanciers mais ne traite pas, de fait, du secteur associatif ou des organismes sans but lucratif, lesquels représentent la majeure partie des activités dites « sociales » dans notre pays.


Sans prétendre à l’exhaustivité, trois mécanismes principaux peuvent être évoqués.


1. Les sociétés coopératives


Si elles n’ont pas expressément une vocation sociale, leur actionnariat et leur mode de gouvernance, lesquels sont en principe confiés à leurs salariés, placent les coopératives dans le champ des acteurs de l’économie sociale.


Institué durant l’année 1947 par la loi Ramadier2, le modèle des sociétés coopératives repose sur trois principes fondateurs que sont la double qualité, la gestion démocratique et le réinvestissement dans l’entreprise.


Le dispositif se verra complété en 19783 et 20014 par la création, successivement, des sociétés coopératives ouvrières de production, qui deviendront, en 20145, les sociétés coopératives de production (ou « SCOP ») puis des sociétés coopératives d’intérêt collectif (ou « SCIC »), lesquelles renforcent la dimension sociale des coopératives. La loi dispose en effet que les SCIC « ont pour objet la production ou la fourniture de biens et de services d’intérêt collectif, qui présentent un caractère d’utilité sociale ».


Dans l’esprit du public, les sociétés coopératives, et plus particulièrement les SCOP, ont gagné leurs galons d’entreprises sociales car elles se trouvent régulièrement placées sous le feu des projecteurs et présentées comme des véhicules de reprise par les salariés d’entreprises en faillite. Si cette vocation de sauvetage, a, lors d’affaires très médiatisées (Lejaby, SeaFrance, FraLib ou encore Goodyear), été soulignée par certains médias ou décideurs politiques, parfois de façon caricaturale ou opportuniste, les succès en la matière restent rares.



2. La responsabilité sociétale des entreprises (« RSE »)


La notion a été introduite en droit français par la loi NRE6 qui pose l’obligation pour les sociétés cotées d’inclure dans leur rapport de gestion annuel « des informations […] sur la manière dont la société prend en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité » ;


Cette obligation se verra renforcée par la loi Breton7, laquelle transpose la directive européenne « Prospectus8 », et permet à tout intéressé (actionnaire, commissaire aux comptes…) d’obtenir sous astreinte que le conseil d’administration ou le directoire, selon le cas, communique dans son rapport annuel toutes informations non financières nécessaires, y compris les informations environnementales et sociales.


En 2008, et de nouveau sous impulsion communautaire9, il est fait obligation au président du Conseil de surveillance des sociétés faisant offre au public, de rendre compte de la composition, des conditions de préparation et d’organisation des travaux du conseil, ainsi que des procédures de contrôle interne et de gestion des risques mises en place par la société.


Les lois Grenelle I et II10 prévoient pour les sociétés répondant à certains critères l’obligation de rendre compte des conséquences sociales et environnementales de leurs activités et d’inclure, dans leur rapport de gestion annuel « des informations sur la manière dont la société prend en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité », ainsi que, pour certaines de ces sociétés, « les effets de cette activité quant au respect des droits de l’homme et à la lutte contre la corruption »


Ces obligations se verront une nouvelle fois étendues et complétées par la loi du 22 mars 2012, dite loi Warsmann II, qui introduit des dispositions spécifiques aux sociétés mères et filles.


Malgré plus de quinze années d’existence dans les textes, la RSE est parfois décriée comme simplement descriptive, sans réelle incidence sur les pratiques des entreprises et ne permettant pas de comparer les résultats de chaque structure.



3. L’économie sociale et solidaire (ou « ESS »)


La loi Hamon du 31 juillet 2014 sur l’économie sociale et solidaire marque un tournant en ce qu’elle crée un véritable statut des entreprises engagées dans la poursuite d’un objectif d’utilité sociale. Cette loi est imprégnée d’un principe fondateur lié à l’absence (ou du moins à la faiblesse) de recherche de lucrativité par les sociétés regroupées sous les statuts « ESS » (entreprise sociale et solidaire) et « ESUS » (entreprise solidaire d’utilité sociale).


Faisant suite à une promesse de campagne du candidat Emmanuel Macron, ce pan de l’économie a récemment été renforcé lors de l’annonce, le 19 janvier 2018, par le haut-commissaire à l’Économie sociale et solidaire et à l’Innovation sociale, Christophe Itier, de la création d’un fonds public de financement de l’économie sociale dénommé « French Impact », abondé à hauteur d’un milliard d’euros sur cinq ans.


Toutefois, certaines entreprises n’attendent pas après le législateur pour développer des initiatives hors de tout cadre juridique. Ces réflexions et expérimentations amènent à définir de nouveaux modèles d’entreprises engagées, lesquels constituent aujourd’hui la matière première animant les discussions sur le futur projet de loi PACTE.



B. Les propositions et initiatives privées


Parmi ces nouveaux modèles issus de l’univers académique ou de la pratique entrepreneuriale, ne seront évoqués ici que les plus aboutis ou les plus visibles.



1. Les entreprises à mission



"L'« entreprise à mission » est une formule utilisée pour la première fois en France par Kevin LEVILLAIN et mise en lumière par le cabinet de conseil Prophil dans un rapport publié en 201711. Bien que les contours de l'entreprise à mission ne soient pas totalement définis, celle-ci s'inspire principalement des travaux réalisés sur les Sociétés à Objet Social Étendu.



La Société à Objet Social étendu (ou « SOSE ») est issue des travaux de chercheurs de l’école MINES ParisTech, publiés en 201512.


La SOSE se caractérise par :


La définition d’une mission spécifique, inscrite dans les statuts (mission sociale, scientifique ou environnementale qu’ils assignent à leur société en plus de l’objectif de profit). Elle n’impose toutefois pas l’obligation d’avoir une mission générale d’utilité sociale.


Point notable du modèle SOSE, le mécanisme dit du « Mission lock » : la mission définie ne peut être modifiée que selon des modalités spécifiquement prévues par les statuts. La révision des statuts pourra nécessiter le vote à l’unanimité des associés, ou à la majorité.


La création d’un comité de l’objet social étendu (ou « COSE ») dont la mission est de valider lobjet social et de rendre, en fin dexercice, un rapport annuel d’évaluation portant sur laccomplissement de la mission. Les membres du COSE peuvent être nommés par les dirigeants de la société, cette pratique posant la question de leur impartialité.


Une évaluation de l’accomplissement de la mission spécifique selon des méthodes et des modalités définies par l’entreprise elle-même, pouvant être déléguée au COSE ou à un organisme externe. L’entreprise détermine librement son évaluateur et ses critères d’évaluation.


L’extension de la gouvernance aux parties prenantes : les parties prenantes ont la possibilité de participer à la définition de l’objet social étendu ainsi qu’à son évaluation.


L’opposabilité des résultats : les parties prenantes ont la faculté de poursuivre, devant le COSE ou en justice, les dirigeants et la société en cas de non-respect de l’objet de la société.


Les partisans de la SOSE militent pour la création d’un statut juridique reconnu légalement par une modification du Code civil. Cependant, le manque d’encadrement de la mission spécifique de la société et l’éventuel déficit d’impartialité des évaluateurs alimentent les débats d’experts sur la pertinence de ce statut. L’adoption du modèle de la SOSE est, à ce jour, une démarche purement déclarative et non contraignante.


Pour imager à l’extrême, une société qui commercialiserait des armes ou déverserait dans la nature des déchets polluants pourrait tout de même se rattacher au statut SOSE, dès lors qu’elle s’attribuerait une mission « étendue » particulière. Celle-ci pourrait, par exemple, consister en une mission de recherche scientifique aux fins de limitation de l’atteinte à l’environnement par ses produits, tout en continuant d’exercer les activités à impact négatif sur l’environnement et la société ou portant atteinte aux droits de l’homme.


Depuis l’année 2015, seules trois entreprises se déclarant comme SOSE13 ont été recensées sur le territoire national, dont deux sont parallèlement des entreprises Bcorp.

 

2. L’entreprise labellisée Bcorp


Née en 2008 aux États-Unis, la communauté Bcorp propose un modèle de société dans lequel le dirigeant détient une marge de manœuvre décisionnaire dès lors qu’il s’agit de considérer les intérêts des parties prenantes, et ce, sans pour autant renier l’exigence de rentabilité de la société.


Pour être labellisées Bcorp, ces entreprises doivent adapter leurs statuts pour s’engager à avoir un impact positif et significatif sur l’environnement et la société (d’un point de vue global). Pour attester du respect de cet engagement, elle doit obtenir au minimum 80 points sur 200 au B Impact Assessment (« BIA » – référentiel d’évaluation d’impact), lequel comporte une série de questions portant sur la politique environnementale, sociétale et sociale de la société. Un organisme certificateur est mandaté pour effectuer l’audit de l’entreprise et vérifier que tous les éléments communiqués sont véridiques et répondent au cahier des charges du label. Aujourd’hui, 2 400 entreprises labellisées Bcorp sont présentes à travers le monde, dont plus d’une cinquantaine en France.


3. Les Sociétés à Bénéfice Étendu (« SABE »)


Il s’agit d’une proposition14 soumise par la communauté des entreprises Bcorp en France qui, si elle ne préconise pas un changement profond du Code civil, promeut néanmoins une reconnaissance par la loi d’un statut nouveau de société.


La SABE se présente comme un statut juridique, adopté volontairement, et caractérisé par :


L’adhésion à des valeurs éthiques, concrétisée par l’inscription dans les statuts de la société d’une mission d’intérêt collectif qui respecte le « triple bottom line » (la prise en compte d’une performance triple : objectif économique, impact sociétal et impact environnemental positif et significatif dans le cadre de ses activités commerciales et opérationnelles). L’intégration d’une mission d’intérêt collectif spécifique est, elle, facultative mais fortement encouragée.


Une évaluation d’impact, réalisée à intervalle régulier de deux ans par un organisme externe selon des critères fixés par les pouvoirs publics. La communauté Bcorp milite pour l’utilisation de standards reconnus internationalement15.


La transparence : les SABE doivent faire preuve de transparence via, notamment, la publication et la mise à disposition de tous, des résultats d’évaluation de leur impact sociétal et environnemental (ex. : publication jointe aux comptes annuels transmis au greffe et publication sur le site internet de la société). Dans l’hypothèse où le rapport d’évaluation ne serait pas publié tous les deux ans, ou ne respecterait pas les exigences requises, la société ne pourrait se prévaloir sur statut de "Société à Bénéfice Etendu".  

Au vu des différents dispositifs déjà existant, la question peut donc légitimement se poser de la nécessité d’une réforme. Que reste-t-il à créer en France en matière d’entreprises engagées ?



II. De la nécessité d’une réforme


A. Les limites des dispositifs actuels

 

1. Les sociétés commerciales ESS


Comme exposé, il existe en France de nombreux dispositifs invitant ou incitant les entreprises à associer des objectifs extrafinanciers à l’objectif traditionnel de rentabilité économique. Néanmoins, ces dispositifs sont à la fois limités dans leurs moyens, trop spécialisés (notamment s’agissant du choix d’une forme coopérative) et opaques ou abstraits pour bon nombre d’entrepreneurs, qui ne s’en saisiront finalement pas.


À titre d’illustration, la loi ESS, entrée en vigueur depuis bientôt quatre ans, si elle dynamise un secteur désormais en pleine croissance, reste encore loin des objectifs initialement fixés.


L’apport majeur de cette loi a été l’inclusion des sociétés commerciales au secteur de l’économie sociale et solidaire. Pour celles qui le souhaitent, cette intégration reste néanmoins soumise à un impératif de limitation de la lucrativité. À la différence d’une société commerciale classique, la société commerciale ESS n’aspire pas à maximiser le profit des actionnaires mais poursuit à titre principal un objectif d’utilité sociale.


Cette limitation de lucrativité n’a pas dissuadé les entrepreneurs engagés mais le taux de croissance des sociétés commerciales ESS reste faible par rapport aux attentes des législateurs. En 2015, nous retrouvons une croissance de 12 %. Ce chiffre a plus que doublé un an après, avec un taux de croissance de 34 % en 201616. En avril 2017, lors de son dernier recensement, l’INSEE identifiait 236 sociétés commerciales ESS sur le territoire national. Ces sociétés sont majoritairement des TPE et des PME. Jusqu’à maintenant, peu de grandes entreprises ont osé franchir le cap du statut ESS.


Cela dit, la croissance de l’emploi dans l’ESS est plus forte que dans le reste de l’économie, non seulement parce que ces entreprises répondent à des besoins sociaux croissants, mais surtout parce qu’elles sont plus résilientes. Les sociétés commerciales ESS ont l’obligation de réinvestir dans la structure 50 % des bénéfices de l’entreprise, et créer une gouvernance démocratique et participative (impliquant les parties prenantes) ce qui favorise leur développement à long terme, ainsi que l’embauche de nouveaux salariés.


La loi Hamon a incontestablement permis d’élargir le champ des acteurs de l’économie sociale, tout en permettant à ces entreprises de gagner en crédibilité et en visibilité.


Cependant, et malgré ces atouts, peu d’acteurs économiques, sans parler du grand public, ont connaissance des caractéristiques et des acteurs de l’ESS.


Selon le baromètre de l’entrepreneuriat social 2017, 63 % des Français connaissent le secteur de l’ESS mais seuls 37 % en connaissent les acteurs. Malgré l’utilisation des nouvelles technologies, cette méconnaissance est encore plus marquée chez les jeunes.


L’asymétrie d’information est donc l’un des principaux freins du secteur. Les porteurs de projets d’intérêt commun éprouvent des difficultés à trouver les bons interlocuteurs (tant dans l’accompagnement de leur projet que dans son financement) et les filières adaptées à l’exercice de leur activité, ou sont rebutés par les contraintes liées au statut. Un autre frein identifié tient au fait que les entreprises de l’ESS ne peuvent pas être cotées en bourse ou que les entreprises souhaitant obtenir l’agrément Entreprise Solidaire d’Utilité Sociale (« ESUS ») doivent limiter la rémunération des dirigeants et des salariés17.



2. Des entreprises en quête de reconnaissance


Plus qu’un simple souhait, une réforme du modèle français de l’entrepreneuriat engagé est nécessaire sous peine de voir la France prendre du retard face à ses voisins européens et étrangers.


Sur le plan international, impulsé par les travaux du Mission Alignment Working Group du G8 en 201418, un nouveau « statut » juridique, dit « profit-with-purpose company », est en train d’émerger.


Le groupe de travail créé par David Cameron a mis en lumière le concept de « profit-with-purpose company ». Ces entreprises d’un nouveau genre se caractérisent, à l’instar de celles citées précédemment, par leur mission sociale et environnementale. Jusqu’ici rien de nouveau. Mais au-delà de cette mission intrinsèque, elles proposent en outre, une « duty », c’est-à-dire l’engagement de la responsabilité des dirigeants envers les parties prenantes. La société s’engage, par la même occasion, à faire preuve d’une grande transparence sur son impact sociétal.


Ce concept a été introduit dans les droits de différents Etats ”Benefit Corporations” aux Etats-Unis  ”Sociéta Benefit” en Italie ou encore ”Sociedades de Beneficio Interés Colectivo”  en Uruguay, en Argentine, et en Colombie (en cours de vote). La”Benefit Company” est également en cours dintégration en droit britannique.


En France, ce type d’entreprise n’est, pour le moment, pas reconnu par les textes, et ne dispose d’aucun régime spécifique ou cadre juridique dédié.


L’un des objectifs affichés du projet de loi PACTE est de permettre à toute société, de la jeune start-up à la multinationale, de poursuivre un but d’utilité sociale, sans se voir imposer de limitation de lucrativité ou de rémunération. Le but d’intérêt commun ne doit pas être un frein à la performance économique mais, au contraire, un facteur de croissance de l’entreprise. Pour atteindre cet objectif, la marge de manœuvre des dirigeants doit être reconsidérée car ceux-ci ont actuellement les mains liées par les décisions des actionnaires, trop souvent focalisés par une vision à court terme d’augmentation et de partage des bénéfices.


La responsabilité du dirigeant doit donc être repensée sur deux aspects. Dans un premier temps, ce dernier ne doit pas voir sa responsabilité financière ou pénale engagée, ou du moins il doit pouvoir bénéficier de dispositifs protecteurs vis-à-vis des actionnaires et des parties prenantes, lorsque, dans le cadre de sa mission de gestion de l’entreprise, il prend en compte les intérêts des uns ou des autres. Toutefois, et en second lieu, si le dirigeant ne respecte pas les engagements de la société, cette dernière perdra le statut et les avantages attachés à celui-ci.
L’idée ici est d’inciter les entreprises à devenir plus responsables en appliquant une méthode de « positive encouragement » plutôt que de « negative reinforcement ».


Qui plus est, cette réforme permettrait de reconnaître à sa juste valeur l’engagement d’entreprises qui œuvrent pour l’intérêt commun, et développent une nouvelle approche du profit. Ces entreprises responsables ne sont, à l’heure actuelle, ni suffisamment aidées ni suffisamment valorisées pour les initiatives qu’elles portent.


De plus en plus d’entrepreneurs sociaux réclament la reconnaissance par la loi de cette identité de société engagée, laquelle pourrait déboucher plus aisément sur une seconde reconnaissance : celle des consommateurs, des acteurs de l’économie et de la société civile au sens large.


Cette valorisation pourrait, à terme, prendre la forme de dispositifs attractifs et incitatifs, mais il convient, dans un premier temps, d’apporter une reconnaissance officielle à ces entreprises, leur permettant de se distinguer des sociétés traditionnelles.


Car qu’on le veuille ou non, ce mouvement se développe et dépasse les frontières de l’Hexagone. La France ne doit pas laisser passer cette opportunité de s’imposer comme un pays leader en la matière, notamment au sein de l’Union européenne.



B. Perspectives : Quels principaux axes de réforme ?


En premier lieu, impossible de ne pas mentionner le Code civil. Celui-ci est largement évoqué dans les diverses interventions lues et entendues, lesquelles soulignent la nécessité de réformer un texte devenu trop ancien et obsolète au regard des réalités des entreprises actuelles.


L’article 1833, cible privilégiée de cette volonté réformatrice, est ainsi rédigé “Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés.”


Le lecteur attentif constatera qu’il n’est nulle part question dans ce texte « d’entreprise », mais de « société ».


La nuance est importante, car le terme de société renvoie, juridiquement, à une réalité précise et clairement définie, par opposition au terme d’entreprise, beaucoup plus large et abstrait, et qu’aucun texte ne définit.


Si une réforme de l’article 1833 du Code civil devait intervenir, elle impacterait donc les sociétés (civiles ou commerciales), mais pas les « entreprises » au sens large (artisans, commerçants et professionnels libéraux exerçant en nom propre par exemple).


Une seconde interrogation porte sur l’objet même d’une telle réforme.


La position dominante appelle à donner aux sociétés la possibilité d’inclure dans leurs statuts un objet social « étendu » ou « élargi ».


Or en l’état actuel du droit français, rien ne vient limiter le contenu de l’objet social statutaire, lequel peut parfaitement intégrer une dimension sociale, sociétale ou environnementale, contraignante ou non, prévoir une mesure d’impact et ses modalités, voire même des sanctions en cas de défaut de respect de ces stipulations statutaires.


Pour preuve, la loi de 2014 relative à l’économie sociale et solidaire fait de l’intégration dans l’objet social de la société de considérations sociales, sociétales ou environnementales, une condition lui permettant d’être considérée comme une société poursuivant une utilité sociale, et d’obtenir l’agrément ESUS19.


Au surplus, l’objet social ne constitue pas la seule composante des statuts de société (et donc du « contrat social »).


Ainsi, peuvent être intégrés dans les statuts tous préambules, annexes, ou stipulations particulières que les associés ou actionnaires souhaitent y insérer, et porteurs de considérations ou de dispositifs à teneur sociale, sociétale ou environnementale.


Tous ces éléments feront partie intégrante des statuts, et auront la même force obligatoire que l’objet social lui-même.


Autrement dit, l’inclusion dans les statuts d’un objet social élargi est déjà possible sans nécessiter de réforme. L’obsession des commentateurs de l’objet social apparaîtrait presque contre-productive au regard des autres questionnements d’importance trop souvent occultés derrière celui-ci, comme par exemple l’évaluation de l’impact.


Les entreprises qui souhaitent œuvrer pour l’intérêt commun ne limitent pas leur engagement à la définition de leur objet social statutaire qui, s’il est sans conteste un élément fondamental de l’identité d’une société, n’est qu’un élément parmi d’autres, comme la gouvernance, la transparence ou encore l’impact social généré par les activités de la société.


La réforme du Code civil que tant de commentateurs appellent de leurs vœux ne présente pas, juridiquement, le caractère de nécessité qu’on lui prête. Or, ce thème occupe une place majeure dans les débats et discussions portant sur le projet de loi PACTE.


À l’inverse, certaines questions semblent au moins aussi importantes mais sont, à tort, totalement occultées.


Ainsi, nous semblent être des points majeurs :


le caractère contraignant ou volontaire du futur dispositif  ;


la méthode d’évaluation d’impact retenue, et sa reconnaissance au plan international ;


l’intégration éventuelle, dans le dispositif d’une méthode objective de comparaison de l’impact des entreprises ;


les modalités pratiques de transparence des audits d’impact.


Le rapport remis le 9 mars 2018 par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard20 aux ministres concernés par le sujet va dans le bon sens, en proposant la création d’un statut d’entreprise à mission (intégrant dans les statuts la « raison d’être » de la société) et l’instauration d’une mesure d’impact ayant vocation à être rendue publique. Gageons que le projet de loi PACTE qui sera discuté au printemps saura s’inspirer de ces propositions. Toutefois, les méthodes retenues pour effectuer cette évaluation restent encore à définir. Or, sur ce sujet, les avis et les propositions sont nombreux et divergents, et beaucoup reste à faire, l’enjeu étant de permettre une réelle comparaison des audits d’impact, et de rendre le dispositif d’évaluation peu coûteux et accessible à toutes les entreprises. En outre, l’utilisation d’un outil de mesure reconnu au plan international nous paraît essentielle à l’heure où le rayonnement économique de notre pays, en Europe et dans le monde, constitue un thème central de l’action gouvernementale.


 


1) Responsabilité Sociétale des Entreprises

2) Loi n° 47-1775 du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération

3) Loi n° 78-763 du 19 juillet 1978 portant statut des sociétés coopératives de production

4) Loi n° 2001-624 du 17 juillet 2001 portant diverses dispositions d’ordre social, éducatif et culturel

5) Loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire

6) Loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques

7) Loi n° 2005-842 du 26 juillet 2005 pour la confiance et la modernisation de l’économie

8) Directive 2003/71/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant le prospectus à publier en cas d’offre au public de valeurs mobilières ou en vue de l’admission de valeurs mobilières à la négociation

9) Loi n° 2008-649 du 3 juillet 2008 portant diverses dispositions d’adaptation du droit des sociétés au droit communautaire

10) Loi n° 2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement et loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement

11) Entreprises à mission : Panorama international des statuts hybrides au service du bien commun – Éditions Prophil 2017

12) La « Société à Objet Social Étendu » : Un nouveau statut pour l’entreprise, par : Blanche Segrestin, Kevin Levillain, Stéphane Vernac et Armand Hatchuel – Presse des Mines 2015

13) CAMIF, Nutriset et Citizen Capital

14) La société à Bénéfice Étendu : un nouveau statut pour la France

15) Standards IRIS développés par le Global Reporting Initiative (GRI)

16) Les sociétés commerciales de l’économie sociale et solidaire : premiers éléments d’analyse – CNCRESS, 2017

17) Les sommes versées, y compris les primes, au dirigeant ou salarié le mieux rémunéré sont limitées à dix fois le SMIC ou le salaire de branche équivalent si ce dernier est supérieur ; la moyenne des sommes versées, y compris les primes, aux cinq dirigeants ou salariés les mieux rémunérés est limitée à sept fois le SMIC ou le salaire de branche si ce dernier est supérieur (article 11-3(a)-(b) de la loi 2014-856 du 31 juillet 2014)

18) Impact investment : the invisible heart of markets - Social Investment Taskforce 2014

19) Loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire – Article 11

20) L’entreprise, objet d’intérêt collectif, rapport remis le 9 mars 2018 aux ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Économie et des Finances, et du Travail.




Alissa Pelatan,

Avocate aux barreaux de Paris, Californie,

et Washington D.C.,

fondatrice du cabinet AMP Avocat

Nicolas Mitton,

Juriste et consultant en affaires publiques,

cabinet Havre Tronchet Avocats


 


0 commentaire
Poster

Nos derniers articles