Le président Pireyre fait le point avec les
lecteurs du JSS sur le rôle
déterminant de la Cour de cassation dans la mise en place de l’ouverture
prochaine des bases de données des décisions de justice.
L’open data des décisions de justice semble constituer un enjeu majeur pour la
Cour de cassation. Quel sera le rôle précis de la haute juridiction ?
Le rôle de la Cour de cassation sera central. Il est admis,
depuis les conclusions de la mission Cadiet (1),
que la Cour de cassation a vocation à se voir confier, dans le prolongement
naturel de ses missions présentes, la responsabilité exclusive de la diffusion
en open data des décisions de justice judiciaires qui sera faite en
application de l’article L. 111-13 du Code de l’organisation judiciaire.
En ce sens, le rapport annexé au projet de loi de programmation
2018-2022 et de réforme pour la Justice relève que "conformément aux
préconisations du rapport remis à la garde des Sceaux, le 9 janvier 2018,
par la mission d’étude et de préfiguration de l’open data des décisions
de justice, cette mise à disposition devra respecter un principe d’une
occultation des éléments d’identification des personnes mentionnées dans la
décision et sera confiée aux cours suprêmes de l’ordre administratif et de
l’ordre judiciaire".
Cette responsabilité inclut, d’évidence, celle de procéder, en lien
avec la Commission nationale de l’informatique et des libertés, à l’analyse du
risque associé à la diffusion des décisions dont il s’agit, de même que celle
de prendre toutes mesures appropriées pour concilier, à l’équilibre,
les finalités poursuivies avec la protection des droits des personnes.
Il s’agit ainsi, pour la Cour de cassation, conformément aux
recommandations de la mission Cadiet, d’assurer le pilotage et la
responsabilité :
• de la collecte automatisée de la
jurisprudence de l’ensemble des juridictions de son périmètre
juridictionnel ;
• de son traitement, en particulier la
pseudonymisation ;
• de sa diffusion.
Ces trois phases (collecte, traitement, diffusion) sont
indivisibles. Elles procèdent de la mission qui incombe à la Cour de cassation
en tant que juridiction faîtière de l’ordre judiciaire, responsable in fine
de l’unité et de la lisibilité de la production jurisprudentielle nationale.
Dans son rapport du
14 janvier 2019 « Dématérialisation et inégalités d’accès aux
services publics », le Défenseur des Droits a mis en garde contre un
risque de fracture territoriale entre ceux qui ont une connexion Internet de
qualité et les autres (15 % de la population). L’open data des
décisions de justice, qui veut mettre les données à disposition de tous, ne
risque-t-il pas d’engendrer une forme de discrimination dans l’accès à
l’information juridique ?
L’« inégalité numérique » – qui tient notamment à la
couverture technique disparate du réseau territorial, à l’insuffisance des
ressources d’une partie de la population, de même qu’à une acculturation
technique plus délicate pour certaines catégories sociales – ne pourra être
réduite que par l’action de la puissance publique.
S’agissant des juridictions et de leurs relations digitales avec les
justiciables, le ministère de la Justice met en œuvre un chantier dit de
« transformation numérique ». Cette démarche, tout à la fois
d’accessibilité et de performance, relève évidemment d’une politique publique
de l’État.
Pour la part qui lui revient, la Cour de cassation a, depuis ses
origines, chargé d’assurer la plus large publicité de sa jurisprudence. Aussi
veille-t-elle à recourir aux instruments les mieux adaptés à cet effet. Pendant
très longtemps, seuls les arrêts de la Cour de cassation publiés aux bulletins
mensuels (civil, criminel) étaient largement connus.
L’évolution de la technologie a permis par la suite, et permettra
demain plus encore, d’assurer une connaissance beaucoup plus étendue de
l’ensemble des décisions de justice dans la plus grande transparence.
Néanmoins, pour redonner ordre et sens à cette masse quelque peu indifférenciée
de décisions de justice, il est du devoir de la Cour de cassation d’offrir sur
son propre site Internet un moteur de recherche performant. Je souligne que la
recommandation n° 16 du rapport de la mission Cadiet s’inscrit clairement
en ce sens (2).
C’est assez dire que la Cour de cassation se donne les moyens de puiser
dans les ressources technologiques innovantes.
« L’open
data des décisions de justice est un
chantier qui s’ouvre et qui appellera des efforts continus dans la durée,
auxquels la Cour de cassation s’est d’ores et déjà préparée. »
Vous accueillez au sein de votre Service de
documentation, des études et du rapport, trois spécialistes de l’intelligence
artificielle qui vont travailler à l’élaboration de nouveaux logiciels pour
l’anonymisation des décisions de justice. Pouvez-vous nous en dire plus sur
cette collaboration ? Quelles seront les techniques mises en œuvre ?
Depuis janvier 2018, la Cour de cassation procède elle-même à
l’anonymisation (3) des décisions de
justice judiciaires diffusées en open data sur le site Légifrance. Cette
opération, qui consiste à occulter les éléments identifiants directs (noms,
adresses…), est effectuée à l’aide d’un logiciel développé par la Cour de
cassation dans le cadre d’un marché public et mise en œuvre par une « cellule
de l’anonymisation » chargée de contrôler et de corriger les
résultats.
Le logiciel actuellement utilisé repose sur les technologies qui
étaient couramment employées lors de la conclusion de ce marché, consistant à
définir un ensemble de règles pour reconnaître les éléments à occulter. D’un
point de vue technique, on parle d’une approche « déterministe ».
Toutefois, cette méthode a montré ses limites qui sont aujourd’hui dépassées
par une approche nouvelle dite « statistique ». Il s’agit
alors de faire appel à des algorithmes d’intelligence artificielle pour que le
logiciel apprenne par lui-même à retrouver les éléments identifiants à occulter
(machine learning).
Ce saut technologique est nécessaire pour assurer, à l’avenir, la
diffusion d’un volume désormais massif de décisions. Près de 3,9 millions
de décisions sont rendues tous les ans par l’ensemble des juridictions de
l’ordre judiciaire. On peut rapprocher ce chiffre des
15 000 décisions actuellement diffusées par la Cour de cassation au
public via Légifrance.
C’est dans ce contexte que la Cour de cassation a été retenue, avec le
soutien du ministère de la Justice, pour participer au programme
« Entrepreneurs d’intérêt général » piloté par la mission publique
ETALAB (4). Dans ce cadre, deux data
scientists et un développeur informatique sont accueillis pendant une durée
de 10 mois à la Cour de cassation.
Ils auront pour mission d’améliorer les outils d’anonymisation existants
de même que les processus de traitement et d’évaluation des risques liés à la
protection des données personnelles. Je souhaite insister sur le fait qu’une
telle mission ne saurait être déléguée à des acteurs privés au regard de la
nature des enjeux d’intérêt général en cause.
La justice prédictive délivre des résultats
statistiques calculés à partir d’enregistrements de jugements antérieurs. Elle
ignore l’inventivité, l’émotion, ou encore l’intuition du juge. D’aucuns
craignent qu’elle puisse figer la jurisprudence. Comment s’assurer qu’à
l’avenir la part d’humanité du juge ne fasse défaut au traitement des affaires
et que l’évolution de la justice ne s’en trouve pas entravée ?
Tels qu’ils sont conçus, les outils de justice dite « prédictive »
(la bonne traduction de l’expression anglaise serait « justice
prévisionnelle ») reposent sur l’analyse des décisions de justice déjà rendues dans le but de rendre prévisibles
s’il se peut, des décisions de justice futures.
Il est vrai que dans un cadre judiciaire, ces éléments pourront
éclairer le juge sur la solution retenue par ses collègues confrontés à un
litige semblable. Pour autant, ils ne peuvent en aucun cas s’imposer à lui.
Mieux, ils devront être soumis au débat contradictoire pour être discutés par
les parties. Ainsi pourront être mis en évidence les éventuels biais
méthodologiques ou conceptuels des outils qui les ont produits.
En tout état de cause, le juge demeurera libre sans restriction de
suivre ou de s’écarter des tendances que lui auront révélées, le cas échéant,
les outils de justice prédictive. Comme par le passé, il remplira son office de
toujours en rendant des décisions motivées en fait et en droit à partir
d’éléments qu’il lui incombe de soumettre au débat contradictoire (5).
On comprendra dès lors combien il est impératif d’imposer une
transparence des algorithmes, garantie par un organisme public ad hoc de
contrôle. De même, devra-t-on se préoccuper au plus vite de dispenser aux
professionnels de justice (magistrats, avocats, greffiers…) une formation les
ouvrant à ces nouveaux outils.
Le projet de loi prévoit que le nom des
magistrats figurera sur les quelque 4 millions de décisions qu’ils rendent
chaque année. Les parlementaires avaient un temps envisagé leur anonymisation,
avant de se raviser. Ce choix n’expose-t-il pas les juges à un risque de
« profilage » ?
L’anonymisation du nom des magistrats fait débat. Le projet de loi de
programmation 2018-2022 et de réforme pour la Justice est appelé à trancher
cette question. Le texte, provisoirement adopté en nouvelle lecture par
l’Assemblée nationale le 23 janvier 2019, pose le principe d’une absence
d’anonymisation du nom des magistrats, qu’il assortit de deux réserves
importantes. La première impose l’occultation du nom du juge en cas de risque
d’atteinte à sa sécurité ou à sa vie privée. La seconde fait interdiction à
quiconque, sous peine de sanctions pénales, d’utiliser les données d’identité
des magistrats et des membres du greffe pour « évaluer, analyser, comparer
ou prédire leurs pratiques
professionnelles réelles ou supposées. » (6)
Quelles sont les prochaines étapes de la
mise en œuvre de l’open data des décisions de justice ?
L’open data des décisions de justice est un chantier qui s’ouvre
et qui appellera des efforts continus dans la durée, auxquels la Cour de
cassation s’est d’ores et déjà préparée.
La mise en œuvre opérationnelle de l’open data des décisions de
justice requière le vote définitif de la loi de programmation 2018-2022 et de
réforme pour la Justice. Le texte, adopté en nouvelle lecture par l’Assemblée
nationale, sera examiné prochainement par le Sénat. Un décret d’application,
pris après avis de la Commission nationale de l’informatique et des libertés
(CNIL) et du Conseil d’État, sera ensuite nécessaire pour définir les
conditions d’application de l’article L. 111-13 du Code de
l’organisation judiciaire dans sa nouvelle rédaction.
Les étapes suivantes sont tributaires des travaux de transformation
numérique conduits par le ministère de la Justice qui mettront la Cour de
cassation en mesure de recevoir l’ensemble des décisions susceptibles d’être
par elle diffusées. Nous rappelons qu’à ce stade, les seules décisions des
juges du fond qui parviennent à la Cour de cassation sont les arrêts et
ordonnances civils motivés.
Resteront à collecter au plus tôt la totalité des décisions de toute
nature des cours d’appel comme des juridictions de première instance, en ce
compris celles prononcées par les tribunaux de commerce.
NOTES :
1) Mission
d’étude et de préfiguration sur l’open data des décisions de justice,
Rapport, novembre 2017.
2)
Recommandation n° 16 : Développer sur le site Internet de la Cour de
cassation un canal de diffusion de la jurisprudence de l’ensemble des
juridictions de l’ordre judiciaire assurant la mise en valeur de celle-ci, à
l’instar de ce que pratique le Conseil d’État s’agissant des décisions de
l’ordre administratif avec la base ArianeWeb.
3) Il s’agit
techniquement d’une pseudonymisation.
4) ETALAB
est un service du Premier ministre, au sein de la Direction interministérielle
du numérique et du système d’information et de communication de l’État, en
charge de l’ouverture des données publiques et du gouvernement ouvert.
5) Article 16
du Code de procédure civile : « le juge doit, en toutes
circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la
contradiction ».
6) En
l’état, le projet de loi prévoir que « les deux premiers alinéas de
l’article L. 111-13 sont remplacés par trois alinéas ainsi rédigés :
Sous
réserve des dispositions particulières qui régissent l’accès aux décisions de
justice et leur publicité les décisions rendues par les juridictions
judiciaires sont mises à la disposition du public à titre gratuit sous forme
électronique.
Les
nom et prénoms des personnes physiques mentionnées dans la décision,
lorsqu’elles sont parties ou tiers, sont occultés préalablement à la mise à la
disposition du public. Lorsque sa divulgation est de nature à porter atteinte à
la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur
entourage, est également occulté tout élément permettant d’identifier les
parties, les tiers, les magistrats et les membres du greffe.
Les
données d’identité des magistrats et des membres du greffe ne peuvent faire
l’objet d’une réutilisation ayant pour objet ou pour effet d’évaluer,
d’analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles
ou supposées. La violation de cette interdiction est punie des peines prévues
aux articles 226-18, 226-24 et 226-31 du Code pénal, sans préjudice des mesures
et sanctions prévues par la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à
l’informatique, aux fichiers et aux libertés. »
Propos
recueillis par C2M