DROIT

INTERVIEW. Coupure de TikTok en Nouvelle-Calédonie : « Cette interdiction est inédite »

INTERVIEW. Coupure de TikTok en Nouvelle-Calédonie : « Cette interdiction est inédite »
L'article de loi utilisé pour bloquer TikTok n'a pas fait l'objet d'un contrôle constitutionnel
Publié le 16/05/2024 à 17:56
Annoncée mardi par le Premier ministre Gabriel Attal, la coupure du réseau social TikTok en Nouvelle-Calédonie vise à endiguer la « désinformation étrangère ». Pour Coralie Richaud, constitutionnaliste spécialiste du numérique, cette mesure prise dans le cadre de l’état d’urgence est « loin de l’esprit de la loi ».

La France dans la roue des régimes autoritaires ? En interdisant, le 15 mai, l’accès au réseau social TikTok en Nouvelle-Calédonie, le pays des droits de l’homme rejoint la Chine, l’Iran et la Syrie sur la liste de 77 pays ayant entravé l’accès à Internet ou coupé l’accès aux réseaux sociaux depuis 2015, recensés par la société Surfshark sur la base de rapports d’ONG.

Inédite en France, mais aussi en Europe, cette mesure fait suite aux émeutes qui secouent l’île depuis le vote, lundi à l'Assemblée nationale, de la révision constitutionnelle réformant le corps électoral néocalédonien. Trois manifestants et deux gendarmes sont morts depuis le début des affrontements. La situation a poussé le gouvernement à déclencher l’état d’urgence sur le territoire, officiellement en vigueur depuis le 15 mai à 20 heures, heure de Paris.

D’après le Figaro, l’interdiction de TikTok est déjà en vigueur sur les téléphones mobiles néocalédoniens. Le blocage est assuré par l’office des postes et des télécommunications de Nouvelle-Calédonie. Le réseau social chinois est soupçonné d’être une caisse de résonance d’une « désinformation […] alimenté[e] par des pays étrangers », selon le cabinet du Premier ministre. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, évoque nommément l’Azerbaïdjan, regrettant « qu’une partie des indépendantistes calédoniens aient fait un deal » avec le pays. Des accusations démenties par Bakou.

La coupure de TikTok suscite des interrogations parmi les juristes, dont certains questionnent sa conformité avec l’esprit de la loi sur l'état d'urgence. Coralie Richaud, maitre de conférences en droit public à l’université de Limoges et constitutionnaliste spécialiste du numérique, apporte son éclairage au JSS.

Journal spécial des sociétés : Sur quelle base légale se fonde l’interdiction de TikTok en Nouvelle Calédonie ?

Coralie Richaud : En 2017 le Parlement a modifié la loi du 3 avril 1955 portant sur le régime de l’état d’urgence sécuritaire et a ainsi modifié l’article 11 qui permet notamment  au ministre de l'Intérieur de prendre « toute mesure pour assurer l'interruption de tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d'actes de terrorisme ou en faisant l’apologie ». Ce qui pose évidemment la question de savoir si cette mesure est pertinente dans le cadre d’émeutes telles que celle qui ont lieu en Nouvelle-Calédonie. 

Cette disposition, introduite par un amendement devant l’Assemblée nationale, avait été adoptée après les attentats de 2015. Autrement dit, dans un contexte terroriste identifié et pour lequel le recours au blocage d’Internet était, pour les députés, « une faculté de faire interrompre un site provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie »

Dans le cas néocalédonien, les raisons du blocage semblent être tout autre ! A en juger par la réponse du cabinet du Premier ministre, le blocage de TikTok  serait justifié car « l’application est utilisée en tant que support de diffusion de désinformation sur les réseaux sociaux, alimentés par des pays étrangers et relayé par les émeutiers ». On le voit ici, l’esprit du texte est bien lointain…


Au fond, cela pose la question de ce que recouvre la lutte contre le terrorisme et qui peut englober de nombreuses situations violentes. Or, toutes les actions violentes ne peuvent être qualifiées d’actes terroristes - sinon à vider de son sens le terme et ainsi à multiplier le recours aux régimes d’exceptions.


Hasard du calendrier, la question de la conformité des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sécuritaire fait écho à une décision que vient de rendre la Cour européenne des droits de l'homme, qui condamne la France pour une mesure d'assignation à résidence prise envers un militant écologiste en 2015 au moment de la COP21. 

JSS : Cette mesure parait-elle compatible avec la Constitution ?

CR : A ce jour, le Conseil constitutionnel n’a pas eu l’occasion de contrôler la conformité de cette disposition à la Constitution. En revanche, en matière de protection de la liberté d’expression, le juge constitutionnel est très clair : pour qu’une atteinte à cette liberté soit déclarée conforme à la Constitution, il faut qu’elle soit nécessaire, adaptée et proportionnée. On parle donc de triple test de proportionnalité et le Conseil l’a affirmé dès 2009 [dans le cas d’Internet] à l’occasion de sa décision Hadopi. Reste la possibilité que cette disposition fasse l’objet d’un contrôle a posteriori, via une QPC, qui pourrait être posée à l’occasion d’une instance, si par exemple un justiciable soulevait cette question.  

JSS : Comment analysez-vous cette interdiction ?

CR : En Europe, cette interdiction est assez inédite, à ma connaissance aucun blocage n’a été opéré sur un réseau social. Ce précédent, sans doute motivé par des raisons relevant davantage d’un enjeu de politique internationale à en juger par le communiqué du cabinet du Premier ministre et le fait que TikTok soit un acteur chinois, pose néanmoins question. En effet, les autres réseaux sociaux demeurent actifs comme X (ex-Twitter), Instagram, Discord, Twitch, etc. Et dans l’histoire des contestations portées par des réseaux sociaux, ce sont davantage ces derniers qui ont permis la structuration des mouvements contestataires.

Néanmoins, cette interdiction conforte une intuition, développée dans mes travaux : à savoir que les réseaux sociaux permettent de structurer les contestations de nature collective et de les hisser au niveau des représentants. Et si l’on regarde l’historique des contestations portées par les réseaux sociaux, souvent le point de départ est une modification constitutionnelle - comme ce que l’on observe en Nouvelle-Calédonie.

Par exemple, en 2014, la réforme visant à restreindre le suffrage universel pour l’élection du chef de l’exécutif de Hong Kong avait conduit au mouvement des Parapluies de Hong Kong, mis en forme et structuré par les réseaux sociaux. De la même manière, au Sénégal, à la suite de l’annonce en début d’année du report de l'élection présidentielle, les mouvements contestataires ont pris forme sur les réseaux - ce qui a notamment conduit à des blocages de l’exécutif afin de mettre fin à la contestation.

Même chose lors de l'attaque du capitole en 2021 aux États-Unis : qu'a fait Twitter dans l'instant ? Ils ont suspendu le compte de Donald Trump. A chaque fois qu'il y a une crise entre représentés et représentants, on constate ces schémas de blocage en ligne. Et la Nouvelle-Calédonie ne fait pas exception. Pour rester en Europe et mettre en perspective cette interdiction de TikTok, il est intéressant de faire le parallèle avec la Géorgie, où l'adoption de la loi sur l'influence étrangère déclenche la contestation. Mais malgré les grandes manifestations, l'accès à Internet n'a pas été altéré.

Propos recueillis par Nicolas Turcev

0 commentaire
Poster

Nos derniers articles