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INTERVIEW. Travail dissimulé et redressement : « 90 % de nos contrôles ciblés concluent à un cas avéré d’illégalité »

INTERVIEW. Travail dissimulé et redressement : « 90 % de nos contrôles ciblés concluent à un cas avéré d’illégalité »
Publié le 12/04/2024 à 09:21

Si en 2023, l’Urssaf a redressé près de 1,2 milliard d’euros au titre de la lutte contre le travail dissimulé – un record –, 45 % l’ont été par sa division francilienne, annonçait l’organisme le 4 avril dernier. Un chiffre qui s’explique notamment par le recours croissant au data mining, explique Pierre Gallet, directeur du contrôle et de la lutte contre le travail illégal à l’Urssaf Île-de-France.

JSS : Comment expliquer que l’Urssaf Ile-de-France ait réalisé quasiment la moitié des redressements de 2023 ?

Pierre Gallet : Ces chiffres sont le reflet de notre politique de lutte contre la fraude qui s’intensifie, pour une bonne raison : le recouvrement des cotisations est essentiel pour permettre à la Sécurité sociale d’assurer sa mission de versement des aides sociales. En réalité, à mesure que vous déployez des moyens, vous faites grossir les chiffres de la détection. Car plus on cherche, plus on trouve.

Il y a par ailleurs un effet de taille : l’Urssaf Île-de-France est la plus importante du réseau. On y mobilise des équipes spécialisées dédiées ; des inspecteurs et contrôleurs formés pour cela : rechercher, détecter, constater et dresser des procès-verbaux de travail illégal.

Enfin, il ne faut pas oublier que l’Île-de-France, par construction, concentre un tissu économique extrêmement dense et dynamique, avec un taux de rotation plus élevé de la main d’œuvre. Nécessairement, en proportion, il y a donc plus de travail dissimulé... et de recouvrements. Les fraudes sont par ailleurs de plus grosse ampleur sous l’effet d’un phénomène de concentration.

JSS : Quel est le secteur le plus touché par les redressements en matière de travail dissimulé en Île-de-France ? Et le plus gros redressement réalisé par votre Urssaf en 2023 ?

P.G. : Plusieurs secteurs sont très concernés, du fait, bien souvent, d’une forte rotation. Il s’agit principalement du BTP, mais aussi du gardiennage, de l’hôtellerie-commerce-restaurant (HCR) et des commerces de proximité.

J’en profite pour rappeler que le travail dissimulé n’est qu’une catégorie appartenant au champ pénal du travail illégal, qui couvre plusieurs infractions parmi lesquelles, également, le travail des enfants et la traite d’êtres humains. Ce travail dissimulé peut prendre deux formes : soit l’entreprise ne déclare pas ou déclare partiellement une personne, soit elle ne déclare pas ou partiellement un revenu.

Sans vous communiquer les chiffres, je peux en tout cas vous dire qu’il n’y a pas eu l’an dernier un seul dossier colossal qui a concentré l’essentiel de ce que l’Urssaf a recouvré. Il s’agit plutôt d’un grand nombre d’actions assez dispersées, et quelques dossiers avec un fort enjeu financier.

JSS : Vous affichez en outre une hausse des contrôles ciblés, qui représentent une majorité de vos actions de contrôle. Pour quelles raisons ? 

P.G. : En Île-de-France, notre stratégie de contrôle est traditionnellement particulièrement ciblée, avec le recours au data mining, qui permet d’établir des relations entre les données ainsi que des grands « patterns ». Mais ces dernières années, le croisement d’informations s’est nettement intensifié ; tout comme au national, d’ailleurs.

Nous sommes ainsi constamment amenés à comparer des informations relatives à la masse salariale, à la date de création de telle entreprise, au comportement de cette entreprise dans les premiers mois de sa déclaration. On va aussi par exemple collecter des données sur un dirigeant ayant fait l’objet d’une condamnation, et dont on va repérer qu’il est lié à une nouvelle entreprise créée.

Cette capacité de ciblage élevée s’accompagne d’un taux de fréquence important lui aussi. En 2023, notre taux de fréquence avoisinait les 90 % : autrement dit, pour presque chaque action que nous avons ciblée, nous avons débouché sur un cas avéré de travail dissimulé – ce qui traduit l’efficacité de nos actions de détection.

A côté de cela, nous travaillons de manière étroite avec tous les partenaires intéressés juridiquement – l’inspection du travail, la police, la gendarmerie ou encore des acteurs provenant de la sphère fiscale, comme les CODAF (comités opérationnels départementaux de lutte anti-fraudes), ce qui nous amène à collecter un nombre de signalements conséquent.

JSS : Comment sont décidés les contrôles dans le cadre du travail dissimulé ?

P.G. : La grande majorité de nos actions concerne des contrôles « classiques », pour lesquels l’Urssaf prévient de sa visite par un avis de contrôle et des actions de prévention. En revanche, il en va différemment dans le cadre du travail dissimulé. Ces contrôles-là sont déclenchés à l’initiative de l’Urssaf ou/et avec l’un de nos partenaires, sans prévenance préalable, pour garder un effet de surprise.

Ce qui ne signifie pas, évidemment, que nous ne devons pas respecter un certain nombre de droits. Au contraire, en tant qu’agents de l’Urssaf, nous sommes tenus de respecter une procédure de contrôle très dense. Par exemple, nous devons obligatoirement convoquer le dirigeant à une audition pénale libre, et à partir du moment où l’on fait le constat d’un travail clandestin, cela doit faire l’objet d’un procès-verbal de travail dissimulé adressé au procureur.

JSS : Que se passe-t-il à l’issue du contrôle ? De quelle façon le redressement est-il calculé ?

P.G. : A l’issue du contrôle, on remet au dirigeant une lettre d’observation, comme un rapport d’audit, c’est-à-dire un document très formalisé qui rappelle le cadre dans lequel le contrôle s’est déroulé, les pièces exploitées, et les chefs de redressement. Ce courrier pointe tous les champs de réglementation qui ont été analysés et indique si le dirigeant doit faire l’objet d’une rectification en « plus » ou en « moins ». Quand il est débiteur, on réclame à l’entreprise des cotisations supplémentaires assorties d’une majoration de retard via une lettre d’observation, qui sera ensuite suivie d’une mise en demeure. A l’inverse, le terme d’un contrôle peut aussi donner lieu à la restitution d’un crédit.

Mais dans le cadre du travail dissimulé, la majorité des lettres d’observation viennent effectuer un redressement débiteur qui va rappeler que tel jour, à telle heure, il a été constaté que telles personnes se trouvaient en action de travail dissimulé, et que des investigations ont démontré que ces personnes étaient en activité illégale depuis X mois ou années ; sachant que l’on peut remonter jusqu’à cinq ans maximum. En effet, nous sommes tenus par la règle de la prescription quinquennale pour le travail dissimulé.

Concrètement, on procède à un calcul en reprenant l’ensemble des salaires qui auraient dû être versés et déclarés, et on redresse avec une majoration de 40 % pour sanctionner le fait de ne pas avoir déclaré.

L’objectif principal du redressement et de cette pénalité, au-delà de combler une perte financière pour les organismes de recouvrement, est de rétablir l’équité dans le secteur économique, de garantir une concurrence saine et loyale, et surtout, de garantir les droits des salariés. Car, on l’oublie souvent, si une personne non déclarée va certes bénéficier de liquidités immédiates, elle ne s’ouvre en revanche aucun droit à la retraite, aucun trimestre validé, aucun droit auprès de l’assurance chômage… Bref, elle est perdante auprès de tous les organismes qui n’ont pas connaissance de son activité. C’est une perte de droits sociaux majeure.

JSS : Quelle est la difficulté relative à la preuve du travail « au noir » ? Dans quels cas les dossiers peuvent s’avérer compliqués à traiter ?

P.G. : La difficulté ne tient pas vraiment à la preuve, car les agents de contrôle ont des prérogatives de droit de communication des documents pour collecter des informations. Elle tient plutôt à la capacité de certaines entreprises à disparaître rapidement, ce qui fait que l’on va avoir du mal à recouvrer les sommes auprès d’elles.

C’est toute la problématique des « entreprises éphémères » mise en avant dernièrement par le ministre des Comptes publics. Ces sociétés, qui permettent d’avoir une devanture légale et de générer beaucoup d’activité de manière rapide, sont créées de façon éphémère, s’évanouissent dans la nature à la moindre action de contrôle, et transfèrent leur main d’œuvre ailleurs.

Or, à partir du moment où il y a liquidation, on ne peut que difficilement poursuivre notre action de recouvrement, car la personnalité morale disparait, les comptes en banque sont fermés, les dirigeants ne sont plus joignables. On a ici une incapacité matérielle de s’adresser à qui que ce soit.

C’est donc un phénomène qui nous met en difficulté pour porter nos démarches de contrôle, et qui perturbe notre stratégie de lutte contre la fraude. Néanmoins, si les pertes financières sont massives, cela ne représente qu’une partie des entreprises mises en cause, pas la majorité heureusement.

JSS : Sanctions administratives, sanctions pénales… Les dirigeants prennent beaucoup de risques en ayant recours au travail dissimulé. Comment expliquez-vous que certains sautent malgré tout le pas ?

P.G. : Il y a déjà l’appât du gain, dans un contexte de recherche de compétitivité au sein d’un secteur d’activité soumis à une forte concurrence, dans lequel certains n’hésitent pas, s’ils souhaitent être compétitifs, à faire artificiellement baisser leurs prix tout en compensant par l’absence de déclaration de leur main d’œuvre. A leurs yeux, c’est très tentant.

Toutefois, au-delà, je vois surtout une méconnaissance générale de la gravité des comportements en cause, mais aussi, et c’est important de le souligner, une méconnaissance des obligations déclaratives. Sur ce point, l’Urssaf fait donc aussi face à un gros enjeu d’accompagnement des entrepreneurs sur les démarches à accomplir, les risques encourus, afin d’éviter qu’ils ne s’enferment dans une situation au-delà de la ligne rouge. Elle développe notamment à ce titre des partenariats, y compris avec les écoles et les chambres de commerce, pour sensibiliser les jeunes entrepreneurs le plus tôt possible. Pour moi c’est certain : mieux lutter contre ce type de fraude passe d’abord par la prévention.

Propos recueillis par Bérengère Margaritelli

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