Les jeux d’argent et de
hasard n’ont qu’à bien se tenir ! Le secteur vient d’être marqué par
une vaste réforme, laquelle fait la part belle à un nouveau régulateur :
l’Autorité nationale des jeux, porteuse de nombreux espoirs. Toutefois, en
dépit des attributions étendues qui lui ont été conférées, la toute jeune ANJ
va devoir composer avec le maintien – très critiqué – de plusieurs prérogatives ministérielles. La
Chaire « Régulation des jeux » de l'Université de Bordeaux lui consacrait sa séance plénière, le
21 octobre dernier, lors d’un colloque en direct de la Maison de la
Radio.
En ouverture
du colloque, la députée Olga Givernet revient sur la genèse de la
réforme : une réforme « révolutionnaire »,
souligne-t-elle, puisque la loi qui précédait datait de 2010, avec l’ouverture
des jeux en ligne, « et depuis, plus rien, si ce n’est le rapport du
comité d’évaluation et de contrôle de l’Assemblée nationale », lequel
avait émis 16 propositions à destination du secteur.
Arrivée à
l’Assemblée en 2017, la députée raconte qu’elle s’empare du sujet avec le
député Régis Juanico, dans l’idée de réaliser un suivi de ce rapport. Parmi les
propositions, l’une d’entre elle recommande d’instituer une autorité
indépendante de la régulation des jeux. Il existait bien l’ARJEL (Autorité de
régulation des jeux en ligne), créée en 2010?pour contrôler l’activité des nouveaux opérateurs, mais une large partie
du secteur dépendait toujours des ministères : ministère de l’Économie et
des Finances, ministère de l’Agriculture, ministère des Sports, ministère des
Solidarités et de la Santé… « Nous avons reçu tous les acteurs du
secteur – régulateurs, opérateurs – dans le cadre d’une série d’auditions »,
témoigne Olga Givernet. Elle indique qu’elle se rend compte, lors de ces
entretiens, à quel point il s’agit d’un secteur économique « tendu »,
avec une concurrence instaurant une « instabilité », et la
présence très marquée de deux monopoles : la Française des jeux (FDJ) et
le PMU. « Avec mes collègues parlementaires, il nous est donc apparu
indispensable de renforcer la régulation, surtout avec la privatisation de la
FDJ. D’autant que lorsqu’il y a monopole, selon les exigences européennes, le
contrôle doit être accru ».
L’ambition
est alors d’étendre les compétences de l’ARJEL au profit d’une nouvelle entité
qui viendrait la remplacer, en lui confiant notamment la possibilité de
contrôler la FDJ, le PMU, et pour partie les casinos. Le tout, afin de
s'assurer que l’ensemble des opérateurs de jeux soient sous le coup d’un
contrôle accru et régulier : contrôle sur le risque d’addiction, contrôle
sur le jeu des mineurs, contrôle sur la fraude... « Mais on ne visait
pas juste une autorité pour faire la police : on voulait aussi un
régulateur qui engagerait une relation de confiance avec les opérateurs »,
souligne Olga Givernet.
Rapport sur l’évolution de la régulation : le constat d’une
« fragmentation »
En parallèle du travail réalisé
par les députés, en juin 2018, le conseiller d’État Olivier Japiot est
missionné, ainsi que deux inspecteurs des finances, par les ministres chargés
de l’Agriculture, du Budget, de l’Économie et de l’Intérieur, pour rendre un
rapport sur l’évolution de la régulation des jeux d’argent et de hasard d’ici
le mois de septembre de la même année.
« Nous avons eu peu de
temps, car le gouvernement était pressé de privatiser la FDJ, et cela supposait
que les textes soient adoptés à temps », rapporte Olivier Japiot. Le
conseiller d’État est « très frappé par la grande tension »
qu’il observe alors entre les différents services des ministères en charge de
ce domaine, « électrisés en vue de la réforme qui remettait en cause
quasiment un siècle de pratiques ». Il fait notamment état de tensions
au sein du ministère de l’Économie et des Finances, entre, d’une part, la
direction générale du Trésor et l’Agence des participations de l’État qui
veulent que la FDJ ait une marge de manœuvre la plus large possible de façon à
attirer les investisseurs, et, d’autre part, la direction du budget, partagée
entre l’importance d’avoir des ressources de privatisation, et soucieuse de la
protection des consommateurs. En outre, les rapporteurs observent que le
ministère de l’Intérieur se montre au départ très fermé sur la question des
casinos. « C’était clair, il ne voulait pas qu’on s’y intéresse »,
commente Olivier Japiot, qui se dit ravi qu’avec l’appui d’Olga Givernet, le
gouvernement ait choisi d’inclure les casinos dans la réflexion, selon leurs
recommandations. Même réticence du côté du ministère de l’Agriculture :
« Il n’était pas très désireux que nous nous intéressions au
PMU, mais c’est un acteur majeur du secteur des jeux, donc l’élysée et Matignon ont fait pression
pour qu’il figure dans le champ de la mission, et donc dans le champ de la
réforme. » Enfin, le conseiller d’État mentionne que le ministère de
la Santé et la mission de lutte contre les addictions ne sont, quant à eux,
« pas spécialement motivés », dans un premier temps, par ce
sujet. « À leur décharge, l’addiction aux jeux, par rapport à d’autres
addictions, n’est pas aussi dangereuse, et plutôt marginale. Mais nous avons
réussi à ce qu’ils fassent entendre leur voix », se réjouit-il.
Dans le
diagnostic qu’ils dressent au fil de leur rapport, largement inspiré des
rapports précédents, Olivier Japiot et les deux inspecteurs des finances
constatent « une vraie fragmentation » : le secteur des
jeux d’argent et de hasard est un domaine dans lequel de (trop) nombreuses
administrations interviennent. « La direction du budget contrôle la FDJ
dans un monde opaque, en inhouse », souligne ainsi le conseiller
d’État. S’agissant du PMU, celui-ci se trouve sous la tutelle du ministère de
l’Agriculture, mais une tutelle « assez limitée dans les faits »,
qu’Olivier Japiot qualifie de « bon exemple de tutelle captive ».
Le ministère de l’Intérieur contrôle, quant à lui, les casinos, et à ce titre,
le conseiller d’État précise que les représentants de Tracfin – l’organisme du
ministère de l'Économie et des Finances, chargé de la lutte contre la fraude
fiscale, le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme – ne sont
visiblement « pas satisfaits de la collaboration des casinos en matière
de lutte contre le blanchiment ». « Une nette amélioration est
attendue », pointe Olivier Japiot.
Le diagnostic
établi à l’époque note par ailleurs les contradictions du gouvernement, qui
souhaite déployer une offre de jeux attractive pour que la FDJ se développe et
attire des investisseurs, mais sans augmenter les risques d’addiction et de
blanchiment. Autre difficulté, recense le conseiller d’État : la question
du contrôle étroit de l’état sur
la FDJ. « Dès lors que l’État faisait le choix de ne pas mettre en
concurrence l’opérateur qui aurait les droits exclusifs, se posaient des
questions de conformité au droit européen », affirme-t-il.
À la suite de cette série de
constats, les rapporteurs font part de leurs suggestions. « Le but,
c’était d’assurer la cohérence de la régulation et la cohérence de la
réglementation éclatée dans de vieilles lois ; assurer le contrôle de
l’État sur les opérateurs pour respecter le droit de l’UE, protéger la santé
publique par rapport aux risques d’addiction, préserver l’ordre public par
rapport aux risques de blanchiment, et préserver aussi les finances publiques.
Tout ça faisait un ensemble d’objectifs parfois contradictoires, que l’on a
essayé de concilier le mieux possible.» Et cela a fonctionné, si l’on en
croit le conseiller d’État, qui estime que leurs recommandations ont été
suivies « à 80 % ».
Parmi les principaux points, comme Olga Givernet et ses pairs députés,
Olivier Japiot et les deux inspecteurs des finances publiques soutiennent la
création d’une autorité nationale des jeux qui se verrait confier un maximum
des pouvoirs des ministères. « Là-dessus, on a été suivis en grande
partie, même si le ministère de l’Agriculture et le ministère du Budget ont
gardé des leviers de contrôle, résume le conseiller d’État. Mais notre
philosophie était que le cadre réglementaire devait être fixé pour l’essentiel
par le gouvernement, les ministères, par décrets et arrêtés, et que les
décisions individuelles (agrément des opérateurs, des jeux…) relèvent de
l’ANJ ». Les rapporteurs recommandent aussi que l’Autorité nationale
des jeux ait la compétence la plus large possible : droit exclusifs, FDJ,
PMU, jeux en ligne, casinos. « Concernant les casinos, nous voulions
faire figurer la lutte contre l’addiction – ce qui a été validé –
et la lutte contre le blanchiment, mais sur ce point, nous n’avons pas été
suivis », regrette Olivier Japiot, qui indique que le législateur
devra être vigilant sur ce sujet.
Se pose également la question
d’un collège unique ou deux collèges distincts. En la matière, le conseiller
d’État plaide dans le rapport pour un collège unique avec des commissions
spécialisées consultatives, mettant en avant le risque de divergences. C’est
finalement le système retenu.
Les
rapporteurs suggèrent en outre un renforcement de la préservation de la santé
et de l’ordre public, en accordant de larges pouvoirs à ce titre à l’Autorité
nationale des jeux, à l’instar de son homologue anglais. À ce titre, ils
imaginent une obligation pour les opérateurs de présenter une stratégie de
lutte contre le « jeu problématique », et le devoir de rendre
des comptes à l’ANJ sur la mise en œuvre de cette stratégie, ainsi que la
possibilité pour l’Autorité de prononcer des prescriptions, potentiellement
assorties de sanctions. La proposition est retenue. Même chose dans le domaine
du blanchiment, sauf pour les casinos, pour les stratégies commerciales,
éléments importants du risque d’addiction. Enfin, Olivier Japiot et les deux
inspecteurs des finances réclament la possibilité pour les préfets d’interdire
la publicité, voire l’implantation de points de vente, à proximité
d’établissements d’enseignement ou de centres de loisirs pour la jeunesse. Là
aussi, ils seront entendus.
En 2019, à l’occasion de la loi «
Pacte », qui prévoit entre autres la privatisation de la FDJ, la régulation du
secteur des jeux d’argent est réformée et confiée à l’Autorité nationale des
jeux.
Des débuts « sur les chapeaux de roue » mais une
construction « pas à pas »
Les espoirs
placés dans l’ANJ, née sur les cendres de l’ARJEL, semblent donc importants, et
la toute jeune autorité va devoir faire ses preuves, bien que les conditions de
son installation n’aient pas été idylliques. Ayant éclos post-confinement, en
juin 2020, elle a en effet « dû se mettre en place sur les chapeaux de
roue », souligne sa présidente, Isabelle Falque-Pierrotin.
Première urgence : l’Autorité a dû d’entrée de jeu renouveler les
agréments de dix opérateurs, et considérer l’agrément d’un nouvel opérateur.
« Ensuite, elle a fait face aux enjeux institutionnels » :
se doter d’un règlement intérieur, veiller à ce que les commissions
consultatives soient lancées ou à ce que la commission des sanctions soit
renouvelée… Et enfin, « il y a le quotidien », avec le
calendrier des courses hippiques ; les paris sportifs et leurs risques de
manipulation, « comme lors de Roland-Garros », déroulé cette
année en septembre, lance Isabelle Falque-Pierrotin.
Mise très
rapidement dans le bain de cette nouvelle autorité, la présidente affiche ses
ambitions pour l’ANJ. Sa priorité : faire connaître l’environnement
juridico-sociologique de l’univers des jeux d’argent et de hasard. « Un
Français sur deux joue, c’est un loisir populaire. Mais tant au niveau des
joueurs que des opérateurs, il y a une méconnaissance importante des conditions
dans lesquelles on peut jouer », déplore-t-elle. Pour pallier ces
lacunes, l’ANJ entend notamment « travailler avec la communauté »
des joueurs. « Quand il s'agit de réguler une pratique aussi grand
public que celle des jeux d’argent, on est obligés de parler au public. Nous
voulons qu’il puisse aussi être un acteur de régulation, et l’aider à se
protéger. Nous voulons rénover le fichier des auto-interdits. Mais plus
généralement, nous voulons faire prendre conscience que le jeu d'argent n'est
pas quelque chose d’anodin, et qu’il y a une vigilance à exercer, notamment
vis-à-vis des mineurs. Pour cela, chacun d’entre nous est concerné »,
martèle la présidente.
Travailler
avec les joueurs, mais aussi avec les opérateurs : voilà un autre chantier
pour l’ANJ. Celle-ci est en effet dotée de « pouvoirs importants qu’elle
ne peut pas exercer seule », estime Isabelle Falque-Pierrotin. Selon
elle, les ressources de régulation se trouvent, en majorité, auprès des
opérateurs eux-mêmes. « Il est indispensable que ceux-ci s’inscrivent
dans la démarche de l’Autorité, la partagent et mettent leurs ressources à
disposition. Nous envisageons que les outils de conformité, les services que
nous pouvons rendre aux opérateurs, soient co-construits avec eux »,
développe-t-elle. Par exemple, le cadre de référence sur l’addiction. À ce
titre, l’ANJ a lancé une concertation auprès des opérateurs et des
associations, « pour partir des besoins du terrain et proposer l’outil
le plus utile possible », soutient sa présidente.
Troisième orientation pour
l’Autorité : marcher sur ses deux pieds. « Bien sûr, il faut de
l’accompagnement, de la pédagogie, mais il faut aussi du contrôle »,
insiste Isabelle Falque-Pierrotin. Celle-ci répète que l’ANJ a été dotée de
pouvoirs de contrôle importants par rapport à l’ARJEL, comme le contrôle sur
place, qui n’existait pas antérieurement. « Ce contrôle, nous voulons
le professionnaliser et l’exercer, pour faire passer le message que le
régulateur est aux côtés des acteurs, mais qu’il montrera peu d’indulgence par
rapport à ceux qui ne respectent pas les lignes légales et notre cadre »,
affirme-t-elle. Le ton est donc donné : l’ANJ se veut inclusive, mais pas
laxiste. Réussira-t-elle son pari ?
Pour cela, l’Autorité compte sur
la collaboration. Isabelle Falque-Pierrotin cite en illustration le Service
central des courses et jeux de la Direction centrale de la police judiciaire.
« C’est un partenaire qui connaît mieux que nous les casinos et les
détaillants FDJ/PMU », met-elle en exergue. L’idée a donc été de
signer une convention entre le SCCJ et l’ANJ, destinée à mutualiser leurs
compétences, réaliser des échanges d’informations, mener des contrôles
conjoints, ou encore échanger du personnel. « C’est important, car la
puissance publique est apparue jusqu’à présent fragmentée. Désormais, nous
voulons qu’elle offre un front le plus uni possible, et que l’ANJ fédère
l’écosystème de régulation publique », affirme sa présidente.
Cette dernière n’en reste pas là
et envisage une collaboration qui aurait une dimension européenne voire
internationale : « Bien sûr, l’ANJ est une autorité nationale.
Bien sûr, nous avons des droits nationaux. Pour autant, il est très important
que nous puissions échanger avec nos homologues, car la plupart des questions
qui nous occupent sont des questions d’intérêt européen. Que faire sur le
e-sport, par exemple ? »
Pour remplir
ses objectifs, l’ANJ élabore actuellement sa stratégie triennale. Celle-ci, qui
comportera la liste des actions opérationnelles, devrait être rendue publique
d’ici la fin de l’année.
« Mais
l’enjeu immédiat, c’est la construction des fondations », appuie
Isabelle Falque-Pierrotin. Désormais l’Autorité doit notamment autoriser
l’offre de jeu des opérateurs de jeu sous droits exclusifs. Un des grands
changements du dispositif, puisqu’auparavant, ces offres de jeu étaient, pour
la FDJ, autorisées par le ministère du Budget. La présidente de l’ANJ
détaille : « Concrètement, cela conduit à élaborer une maquette de
dossier d’autorisation, qui doit être soigneusement réfléchie, car c’est sur
cette base que toutes les offres de jeu de la FDJ ou du PMU nous serons
déposées. Nous devons ensuite approuver les programmes des jeux des 10?opérateurs, lesquels
constituent un aperçu de leur stratégie commerciale. Pour nous, il se joue ici
quelque chose de stratégique, car se glisse dans ces programmes une éventuelle
contradiction avec les objectifs du régulateur ». En effet, explique-t-elle, entre croissance du marché, pérennité du
monopole et défense des intérêts dont l’Autorité a la charge, l’équilibre n’est
« pas facile » à trouver. Deuxième étape : l’ANJ doit
approuver chaque jeu un par un. De l’avis d’Isabelle Falque-Pierrotin, une
telle opération « nécessite beaucoup de connaissances et de
doigté ».
Autre
challenge pour l’ANJ : les nouveaux programmes « jeu responsable ».
Avant que les plans d’action « jeu responsable » soient
déposés, l’Autorité doit adopter le cadre de référence pour ces derniers.
« Pour le définir, nous avons lancé une concertation, qui a donné lieu
à une montagne de remarques. Il faut tout analyser et faire en sorte que le
document final que nous allons produire, d’ici décembre, puisse tenir la route
et être adopté par le ministre de la Santé », explique Isabelle
Falque-Pierrotin. Sur la base de ce cadre de référence, outil de droit
souple doté d’une clause de revoyure, les opérateurs (opérateurs en ligne, sous
droits exclusifs, hippodromes, casinos) vont ainsi devoir présenter leur plan
d’action « jeu responsable » à l’Autorité. « Nous
sommes donc face à des outils prévus par le législateur, en général déclinés
par des décrets ou des arrêtés, qui doivent s’emboîter les uns dans les autres
comme des poupées gigognes, et qui amènent le régulateur à bâtir une ingénierie
très riche », fait remarquer la présidente de l’ANJ. Seulement,
celle-ci en convient, pour construire un tel édifice, il faut du temps.
L’Autorité a donc décidé de s’édifier progressivement. Pour Isabelle
Falque-Pierrotin, il s’agit d’un « château de cartes si complexe et
sophistiqué » que le risque est d’aboutir sur un « jardin à la
française tellement parfait qu’il se ferait attendre de façon excessive ».
L’ANJ a pris le parti d’un « mécanisme itératif », comme
l’explique sa présidente. En somme : bâtir pas à pas, « ne pas
trop en faire ». Plus le dispositif sera simple, plus il sera facile
de le « toiletter » régulièrement, et, ainsi, le rendre plus fluide.
Les bases sont donc posées pour l’Autorité, qui devra montrer sa capacité à
évoluer et à s’adapter.
Malgré un « vrai contrôle de l’accès
au marché », le dispositif doit encore évoluer
Ses nouvelles prérogatives
sont-elles pour autant synonymes d’un mode de régulation inédit et réellement
efficient ? Pascale Idoux, professeure de droit public à l’Université
Montpellier I, observe déjà que ces dernières sont nées « d’un
constat d’insuffisance » : la mise en place de l’ARJEL, en 2010,
n’a pas suffi, et n’a pas été aidée par l’éclatement normatif et institutionnel
de l’encadrement des activités, selon une logique de « silo ». Autre
insuffisance : celle des attributions de l’autorité de régulation, qui ne
permettaient pas, jusqu’alors, « un véritable accompagnement »,
considère la professeure. Quel bilan dresser des aménagements apportés ?
Pour Pascale
Idoux, la mise en place de la nouvelle autorité a permis une double
amélioration. En amont, estime-t-elle, le contrôle de l’accès au marché est
amélioré. « Le nouveau dispositif de régulation prend appui sur le
socle de l’ARJEL, mais l’élargissement du domaine régulé va permettre un
meilleur contrôle du régulateur sur l’accès des opérateurs et l’accès des
produits au marché des jeux et de l’offre légale de jeux. » Ainsi,
résume-t-elle, le pouvoir d’agréer les opérateurs de jeux, outil essentiel du
dispositif, est maintenu et renforcé, et l’ANJ s’est vue dotée d’une nouvelle
maîtrise globale de l’autorisation d’exploîter les jeux. « Sur ce
point, l'élargissement du domaine d’intervention à l’ensemble des jeux sauf des
casinos fait de l’Autorité un véritable contrôleur de l’accès à l’offre légale
de jeux », affirme Pascale Idoux. Plusieurs attributions de l’ANJ vont
lui permettre d’avoir une maîtrise du périmètre du jeu légal, ajoute-t-elle.
D’abord, l’autorisation annuelle de la liste des jeux exploités : à cet
égard, « le rythme annuel va permettre un contrôle continu et
régulier », indique la professeure. Ensuite, la possibilité pour l’ANJ
de s’opposer à l’évolution du mode d’exploitation d’un jeu précédemment
autorisé. Et enfin, la possibilité de n’autoriser un jeu qu’à titre
expérimental, « ce qui autorise plus d’audace »,
commente-t-elle. « Ici, on a un vrai contrôle de l’accès au
marché », considère Pascale Idoux.
Selon la
professeure, ces plus-values s’accompagnent, en aval, d’une amélioration des
outils d’accompagnement. « On a le socle existant “contrôle/sanction”
qui existait, mais qui ne s’appliquait qu’à un périmètre réduit, qui
aujourd’hui va s’appliquer à un périmètre plus large, avec des sanctions
financières ou qui affectent l’autorisation pour la plupart des activités
régulées, et des prérogatives de contrôle considérablement renforcées »,
observe-t-elle. Si le couple contrôle/sanction, indispensable, ne « suffit
pas à parler de régulation », tempère Pascale Idoux, d’autres
attributions permettent cependant de parler d’un accompagnement continu. Elle
cite par exemple les attributions non décisionnelles de la nouvelle
autorité : « Il ne faut pas minimiser l’importance de ce qui
permet à une autorité indépendante de communiquer et d’élaborer des outils de
droit souple. » Autre outil permettant la mise en place d’un
accompagnement continu : le suivi de la stratégie et du plan d’action des
opérateurs. En l’occurrence, l’autorisation donnée est conditionnée par le
maintien des conditions au regard desquelles cette autorisation a été délivrée.
« On perçoit bien le couple amont/aval qui va se mettre en place avec
un dialogue continu et une surveillance continue, au stade de la préparation,
de l’autorisation et du suivi de la mise en œuvre du programme de l’opérateur.
Le droit souple et les prérogatives contraignantes forment ici une combinaison
efficace », commente la professeure. Par exemple, la loi prévoit que
si les conditions d’origine ne sont pas maintenues, l’Autorité peut suspendre
ou peut retirer l’autorisation délivrée. Pour Pascale Idoux, « Il
s’agit ici d’une mesure classique de police administrative, par laquelle l’ANJ
déploie pleinement son efficacité d’outil de régulation car cela participe à un
ensemble d’éléments. » Le régulateur a également la possibilité
dorénavant d’exiger le retrait immédiat d’une campagne de communication qui
comporterait une incitation excessive au jeu : selon la professeure, cet
outil va permettre « d’orienter les comportements et entrer dans un
dialogue avec opérateurs », conformément au souhait émis par Isabelle
Falque-Pierrotin. « Si on ajoute des pouvoirs de coordination avec
d’autres régulateurs et autorités concernées ainsi que la possibilité de
dialoguer avec les homologues, le cumul de ces attributions donne la
possibilité à l’ANJ de mettre en place un vrai dispositif de régulation »,
assure Pascale Idoux.
Mais la professeure nuance :
il subsiste « des limites à ces progrès » : une « marge
de progression » est toujours possible.
Première
limite, déjà soulignée : l’absence d’unification totale, puisqu’il demeure
« une forme de fragmentation malgré l’effort d’unification ».
Selon Pascale Idoux, le principal obstacle consiste dans le maintien
d’attributions ministérielles en marge de celles du régulateur indépendant.
Elle rappelle de nouveau que le ministère de l’Intérieur conserve « largement »
la maîtrise des casinos et des anciens cercles de jeux. À leur égard, l’ANJ
n’intervient que dans le cadre de la lutte contre le jeu excessif. « Le
maintien de cette compétence ministérielle est généralement expliqué par la
complémentarité de ses missions de police administrative avec ses missions de
police judiciaire, mais ces raisons ne sont pas très pertinentes »,
pointe-t-elle. Elle dénonce aussi « d’autres attributions qui
demeurent », susceptibles de porter un coup à l’action de l’ANJ. Par
exemple, le ministère du Budget peut prendre le contrepied des décisions de
l’Autorité en matière d’exploitation des jeux sous droits exclusifs. Il peut
aussi suspendre ou interdire les exploitations de jeux préalablement autorisées
par l’ANJ pour motif d’ordre public. Il peut enfin, par le canal du commissaire
du gouvernement qui siège au sein du régulateur, faire entendre sa voix et
demander une deuxième délibération. « On voit donc que le dispositif de
régulation n’est pas encore totalement unifié, et une autre limite à la
globalité du dispositif réside dans l’éclatement interne à l’ANJ »,
ajoute la professeure, en écho au maintien de trois commissions spécialisées
dans la prévention, le contrôle des opérations des jeux et la lutte contre la
fraude et le blanchiment des capitaux. « En outre, la commission des
sanctions est distincte du collège, certes pour des raisons d’impartialité,
mais on peut se demander si un tel éclatement va permettre une régulation
globale », s’interroge Pascale Idoux.
Autre frein au dispositif de régulation, juge-t-elle : le caractère
encore « incomplet » des instruments de régulation mis à disposition de l’ANJ. « On peut par exemple
comparer ses attributions avec celles d’autres autorités indépendantes
intervenant en matière de régulation économique, et se demander si elle ne
pourrait pas avoir un pouvoir réglementaire plus étendu, ou encore proposer des
alternatives à la sanction avec des engagements, des transactions, des
dispositifs de coopération, de clémence, qui permettrait de renforcer le
dialogue, l’emprise amont/aval, en maniant la conviction et la coercition ».
Une première marge d’évolution possible consisterait donc, avance la
professeure, à accroître ses pouvoirs. Par ailleurs, Pascale Idoux identifie
deux sujets en particulier pour lesquels les attributions existantes ne « permettent
pas l’ensemble des interventions nécessaires pour une véritable régulation
efficace ». En premier lieu, l’accompagnement de l’évolution technique
du secteur. « On peut se demander si les nouvelles prérogatives du
régulateur vont lui permettre de suivre efficacement les défis de l’évolution
technique. D’abord, la maîtrise rendue possible sur l’évolution de l’offre
légale de jeux est-elle réellement permise ? Sera-t-elle gênée par
l’intervention du ministère du Budget, par exemple ? Ensuite, comment
insérer dans ce dispositif de régulation les produits encore en marge de ce
secteur, comme les compétitions de e-sport ? Enfin, quid de la
régulation des jeux mis en ligne par des opérateurs étrangers ? »
se questionne la professeure, qui compte cependant sur les premières
utilisations du dispositif pour comprendre comment ce dernier s’insère dans la
pratique technique.
En outre,
restent « d’autres questions en suspens », concernant la
capacité de l’ANJ à procéder à une régulation économique du secteur. Défi
délicat, puisque le secteur, en plus de présenter des spécificités économiques,
affiche de nombreux paradoxes : « On veut faire fructifier une
offre tout en la limitant… Cela est donc difficile à réguler », alerte
Pascale Idoux. Celle-ci indique que les nouveaux entrants sur ce marché
rencontrent d’importantes difficultés économiques, et s’inquiète qu’il n’y ait
pas de point d’équilibre entre l’offre légale et l’offre illégale qui se
développe, si jamais l’offre légale n’est pas correctement régulée ni
suffisamment attractive.
« Vu
son caractère composite, il reste donc une part de progression pour que ce
dispositif soit cohérent », résume donc Pascale Idoux, qui rappelle
néanmoins que les fondations sont en train d'être mises en place par la
pratique. Elle l’assure : « Il est certain qu’il y aura
réévaluation par les pouvoirs publics du dispositif et peut-être des
ajustements, et il est certain aussi que les
considérations judiciaires et budgétaires continueront de peser très lourd sur
ce secteur qui n’est pas un secteur comme les autres. »
Bérengère
Margaritelli