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Jeux d’argent et de hasard - ANJ : nouvelle autorité, plus d’efficacité ?

Jeux d’argent et de hasard - ANJ : nouvelle autorité, plus d’efficacité ?
Publié le 18/11/2020 à 14:20

Les jeux d’argent et de hasard n’ont qu’à bien se tenir ! Le secteur vient d’être marqué par une vaste réforme, laquelle fait la part belle à un nouveau régulateur : l’Autorité nationale des jeux, porteuse de nombreux espoirs. Toutefois, en dépit des attributions étendues qui lui ont été conférées, la toute jeune ANJ va devoir composer avec le maintien très critiqué de plusieurs prérogatives ministérielles. La Chaire « Régulation des jeux » de l'Université de Bordeaux lui consacrait sa séance plénière, le 21 octobre dernier, lors d’un colloque en direct de la Maison de la Radio. 

 


En ouverture du colloque, la députée Olga Givernet revient sur la genèse de la réforme : une réforme « révolutionnaire », souligne-t-elle, puisque la loi qui précédait datait de 2010, avec l’ouverture des jeux en ligne, « et depuis, plus rien, si ce n’est le rapport du comité d’évaluation et de contrôle de l’Assemblée nationale », lequel avait émis 16 propositions à destination du secteur.


Arrivée à l’Assemblée en 2017, la députée raconte qu’elle s’empare du sujet avec le député Régis Juanico, dans l’idée de réaliser un suivi de ce rapport. Parmi les propositions, l’une d’entre elle recommande d’instituer une autorité indépendante de la régulation des jeux. Il existait bien l’ARJEL (Autorité de régulation des jeux en ligne), créée en 2010?pour contrôler l’activité des nouveaux opérateurs, mais une large partie du secteur dépendait toujours des ministères : ministère de l’Économie et des Finances, ministère de l’Agriculture, ministère des Sports, ministère des Solidarités et de la Santé… « Nous avons reçu tous les acteurs du secteur – régulateurs, opérateurs – dans le cadre d’une série d’auditions », témoigne Olga Givernet. Elle indique qu’elle se rend compte, lors de ces entretiens, à quel point il s’agit d’un secteur économique « tendu », avec une concurrence instaurant une « instabilité », et la présence très marquée de deux monopoles : la Française des jeux (FDJ) et le PMU. « Avec mes collègues parlementaires, il nous est donc apparu indispensable de renforcer la régulation, surtout avec la privatisation de la FDJ. D’autant que lorsqu’il y a monopole, selon les exigences européennes, le contrôle doit être accru ». 


L’ambition est alors d’étendre les compétences de l’ARJEL au profit d’une nouvelle entité qui viendrait la remplacer, en lui confiant notamment la possibilité de contrôler la FDJ, le PMU, et pour partie les casinos. Le tout, afin de s'assurer que l’ensemble des opérateurs de jeux soient sous le coup d’un contrôle accru et régulier : contrôle sur le risque d’addiction, contrôle sur le jeu des mineurs, contrôle sur la fraude... « Mais on ne visait pas juste une autorité pour faire la police : on voulait aussi un régulateur qui engagerait une relation de confiance avec les opérateurs », souligne Olga Givernet. 


 






Rapport sur l’évolution de la régulation : le constat d’une « fragmentation »


En parallèle du travail réalisé par les députés, en juin 2018, le conseiller d’État Olivier Japiot est missionné, ainsi que deux inspecteurs des finances, par les ministres chargés de l’Agriculture, du Budget, de l’Économie et de l’Intérieur, pour rendre un rapport sur l’évolution de la régulation des jeux d’argent et de hasard d’ici le mois de septembre de la même année. 


« Nous avons eu peu de temps, car le gouvernement était pressé de privatiser la FDJ, et cela supposait que les textes soient adoptés à temps », rapporte Olivier Japiot. Le conseiller d’État est « très frappé par la grande tension » qu’il observe alors entre les différents services des ministères en charge de ce domaine, « électrisés en vue de la réforme qui remettait en cause quasiment un siècle de pratiques ». Il fait notamment état de tensions au sein du ministère de l’Économie et des Finances, entre, d’une part, la direction générale du Trésor et l’Agence des participations de l’État qui veulent que la FDJ ait une marge de manœuvre la plus large possible de façon à attirer les investisseurs, et, d’autre part, la direction du budget, partagée entre l’importance d’avoir des ressources de privatisation, et soucieuse de la protection des consommateurs. En outre, les rapporteurs observent que le ministère de l’Intérieur se montre au départ très fermé sur la question des casinos. « C’était clair, il ne voulait pas qu’on s’y intéresse », commente Olivier Japiot, qui se dit ravi qu’avec l’appui d’Olga Givernet, le gouvernement ait choisi d’inclure les casinos dans la réflexion, selon leurs recommandations. Même réticence du côté du ministère de l’Agriculture : « Il n’était pas très désireux que nous nous intéressions au PMU, mais c’est un acteur majeur du secteur des jeux, donc l’élysée et Matignon ont fait pression pour qu’il figure dans le champ de la mission, et donc dans le champ de la réforme. » Enfin, le conseiller d’État mentionne que le ministère de la Santé et la mission de lutte contre les addictions ne sont, quant à eux, « pas spécialement motivés », dans un premier temps, par ce sujet. « À leur décharge, l’addiction aux jeux, par rapport à d’autres addictions, n’est pas aussi dangereuse, et plutôt marginale. Mais nous avons réussi à ce qu’ils fassent entendre leur voix », se réjouit-il. 


Dans le diagnostic qu’ils dressent au fil de leur rapport, largement inspiré des rapports précédents, Olivier Japiot et les deux inspecteurs des finances constatent « une vraie fragmentation » : le secteur des jeux d’argent et de hasard est un domaine dans lequel de (trop) nombreuses administrations interviennent. « La direction du budget contrôle la FDJ dans un monde opaque, en inhouse », souligne ainsi le conseiller d’État. S’agissant du PMU, celui-ci se trouve sous la tutelle du ministère de l’Agriculture, mais une tutelle « assez limitée dans les faits », qu’Olivier Japiot qualifie de « bon exemple de tutelle captive ». Le ministère de l’Intérieur contrôle, quant à lui, les casinos, et à ce titre, le conseiller d’État précise que les représentants de Tracfin – l’organisme du ministère de l'Économie et des Finances, chargé de la lutte contre la fraude fiscale, le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme – ne sont visiblement « pas satisfaits de la collaboration des casinos en matière de lutte contre le blanchiment ». « Une nette amélioration est attendue », pointe Olivier Japiot.


Le diagnostic établi à l’époque note par ailleurs les contradictions du gouvernement, qui souhaite déployer une offre de jeux attractive pour que la FDJ se développe et attire des investisseurs, mais sans augmenter les risques d’addiction et de blanchiment. Autre difficulté, recense le conseiller d’État : la question du contrôle étroit de l’état sur la FDJ. « Dès lors que l’État faisait le choix de ne pas mettre en concurrence l’opérateur qui aurait les droits exclusifs, se posaient des questions de conformité au droit européen », affirme-t-il. 


À la suite de cette série de constats, les rapporteurs font part de leurs suggestions. « Le but, c’était d’assurer la cohérence de la régulation et la cohérence de la réglementation éclatée dans de vieilles lois ; assurer le contrôle de l’État sur les opérateurs pour respecter le droit de l’UE, protéger la santé publique par rapport aux risques d’addiction, préserver l’ordre public par rapport aux risques de blanchiment, et préserver aussi les finances publiques. Tout ça faisait un ensemble d’objectifs parfois contradictoires, que l’on a essayé de concilier le mieux possible.» Et cela a fonctionné, si l’on en croit le conseiller d’État, qui estime que leurs recommandations ont été suivies « à 80 % ». 


Parmi les principaux points, comme Olga Givernet et ses pairs députés, Olivier Japiot et les deux inspecteurs des finances publiques soutiennent la création d’une autorité nationale des jeux qui se verrait confier un maximum des pouvoirs des ministères. « Là-dessus, on a été suivis en grande partie, même si le ministère de l’Agriculture et le ministère du Budget ont gardé des leviers de contrôle, résume le conseiller d’État. Mais notre philosophie était que le cadre réglementaire devait être fixé pour l’essentiel par le gouvernement, les ministères, par décrets et arrêtés, et que les décisions individuelles (agrément des opérateurs, des jeux…) relèvent de l’ANJ ». Les rapporteurs recommandent aussi que l’Autorité nationale des jeux ait la compétence la plus large possible : droit exclusifs, FDJ, PMU, jeux en ligne, casinos. « Concernant les casinos, nous voulions faire figurer la lutte contre l’addiction ce qui a été validé et la lutte contre le blanchiment, mais sur ce point, nous n’avons pas été suivis », regrette Olivier Japiot, qui indique que le législateur devra être vigilant sur ce sujet. 


Se pose également la question d’un collège unique ou deux collèges distincts. En la matière, le conseiller d’État plaide dans le rapport pour un collège unique avec des commissions spécialisées consultatives, mettant en avant le risque de divergences. C’est finalement le système retenu. 


Les rapporteurs suggèrent en outre un renforcement de la préservation de la santé et de l’ordre public, en accordant de larges pouvoirs à ce titre à l’Autorité nationale des jeux, à l’instar de son homologue anglais. À ce titre, ils imaginent une obligation pour les opérateurs de présenter une stratégie de lutte contre le « jeu problématique », et le devoir de rendre des comptes à l’ANJ sur la mise en œuvre de cette stratégie, ainsi que la possibilité pour l’Autorité de prononcer des prescriptions, potentiellement assorties de sanctions. La proposition est retenue. Même chose dans le domaine du blanchiment, sauf pour les casinos, pour les stratégies commerciales, éléments importants du risque d’addiction. Enfin, Olivier Japiot et les deux inspecteurs des finances réclament la possibilité pour les préfets d’interdire la publicité, voire l’implantation de points de vente, à proximité d’établissements d’enseignement ou de centres de loisirs pour la jeunesse. Là aussi, ils seront entendus.


En 2019, à l’occasion de la loi « Pacte », qui prévoit entre autres la privatisation de la FDJ, la régulation du secteur des jeux d’argent est réformée et confiée à l’Autorité nationale des jeux.


 





Des débuts « sur les chapeaux de roue » mais une construction « pas à pas »


Les espoirs placés dans l’ANJ, née sur les cendres de l’ARJEL, semblent donc importants, et la toute jeune autorité va devoir faire ses preuves, bien que les conditions de son installation n’aient pas été idylliques. Ayant éclos post-confinement, en juin 2020, elle a en effet « dû se mettre en place sur les chapeaux de roue », souligne sa présidente, Isabelle Falque-Pierrotin. Première urgence : l’Autorité a dû d’entrée de jeu renouveler les agréments de dix opérateurs, et considérer l’agrément d’un nouvel opérateur. « Ensuite, elle a fait face aux enjeux institutionnels » : se doter d’un règlement intérieur, veiller à ce que les commissions consultatives soient lancées ou à ce que la commission des sanctions soit renouvelée… Et enfin, « il y a le quotidien », avec le calendrier des courses hippiques ; les paris sportifs et leurs risques de manipulation, « comme lors de Roland-Garros », déroulé cette année en septembre, lance Isabelle Falque-Pierrotin.


Mise très rapidement dans le bain de cette nouvelle autorité, la présidente affiche ses ambitions pour l’ANJ. Sa priorité : faire connaître l’environnement juridico-sociologique de l’univers des jeux d’argent et de hasard. « Un Français sur deux joue, c’est un loisir populaire. Mais tant au niveau des joueurs que des opérateurs, il y a une méconnaissance importante des conditions dans lesquelles on peut jouer », déplore-t-elle. Pour pallier ces lacunes, l’ANJ entend notamment « travailler avec la communauté » des joueurs. « Quand il s'agit de réguler une pratique aussi grand public que celle des jeux d’argent, on est obligés de parler au public. Nous voulons qu’il puisse aussi être un acteur de régulation, et l’aider à se protéger. Nous voulons rénover le fichier des auto-interdits. Mais plus généralement, nous voulons faire prendre conscience que le jeu d'argent n'est pas quelque chose d’anodin, et qu’il y a une vigilance à exercer, notamment vis-à-vis des mineurs. Pour cela, chacun d’entre nous est concerné », martèle la présidente.  


Travailler avec les joueurs, mais aussi avec les opérateurs : voilà un autre chantier pour l’ANJ. Celle-ci est en effet dotée de « pouvoirs importants qu’elle ne peut pas exercer seule », estime Isabelle Falque-Pierrotin. Selon elle, les ressources de régulation se trouvent, en majorité, auprès des opérateurs eux-mêmes. « Il est indispensable que ceux-ci s’inscrivent dans la démarche de l’Autorité, la partagent et mettent leurs ressources à disposition. Nous envisageons que les outils de conformité, les services que nous pouvons rendre aux opérateurs, soient co-construits avec eux », développe-t-elle. Par exemple, le cadre de référence sur l’addiction. À ce titre, l’ANJ a lancé une concertation auprès des opérateurs et des associations, « pour partir des besoins du terrain et proposer l’outil le plus utile possible », soutient sa présidente.  


Troisième orientation pour l’Autorité : marcher sur ses deux pieds. « Bien sûr, il faut de l’accompagnement, de la pédagogie, mais il faut aussi du contrôle », insiste Isabelle Falque-Pierrotin. Celle-ci répète que l’ANJ a été dotée de pouvoirs de contrôle importants par rapport à l’ARJEL, comme le contrôle sur place, qui n’existait pas antérieurement. « Ce contrôle, nous voulons le professionnaliser et l’exercer, pour faire passer le message que le régulateur est aux côtés des acteurs, mais qu’il montrera peu d’indulgence par rapport à ceux qui ne respectent pas les lignes légales et notre cadre », affirme-t-elle. Le ton est donc donné : l’ANJ se veut inclusive, mais pas laxiste. Réussira-t-elle son pari ? 


Pour cela, l’Autorité compte sur la collaboration. Isabelle Falque-Pierrotin cite en illustration le Service central des courses et jeux de la Direction centrale de la police judiciaire. « C’est un partenaire qui connaît mieux que nous les casinos et les détaillants FDJ/PMU », met-elle en exergue. L’idée a donc été de signer une convention entre le SCCJ et l’ANJ, destinée à mutualiser leurs compétences, réaliser des échanges d’informations, mener des contrôles conjoints, ou encore échanger du personnel. « C’est important, car la puissance publique est apparue jusqu’à présent fragmentée. Désormais, nous voulons qu’elle offre un front le plus uni possible, et que l’ANJ fédère l’écosystème de régulation publique », affirme sa présidente. 


Cette dernière n’en reste pas là et envisage une collaboration qui aurait une dimension européenne voire internationale : « Bien sûr, l’ANJ est une autorité nationale. Bien sûr, nous avons des droits nationaux. Pour autant, il est très important que nous puissions échanger avec nos homologues, car la plupart des questions qui nous occupent sont des questions d’intérêt européen. Que faire sur le e-sport, par exemple ? » 


Pour remplir ses objectifs, l’ANJ élabore actuellement sa stratégie triennale. Celle-ci, qui comportera la liste des actions opérationnelles, devrait être rendue publique d’ici la fin de l’année. 


« Mais l’enjeu immédiat, c’est la construction des fondations », appuie Isabelle Falque-Pierrotin. Désormais l’Autorité doit notamment autoriser l’offre de jeu des opérateurs de jeu sous droits exclusifs. Un des grands changements du dispositif, puisqu’auparavant, ces offres de jeu étaient, pour la FDJ, autorisées par le ministère du Budget. La présidente de l’ANJ détaille : « Concrètement, cela conduit à élaborer une maquette de dossier d’autorisation, qui doit être soigneusement réfléchie, car c’est sur cette base que toutes les offres de jeu de la FDJ ou du PMU nous serons déposées. Nous devons ensuite approuver les programmes des jeux des 10?opérateurs, lesquels constituent un aperçu de leur stratégie commerciale. Pour nous, il se joue ici quelque chose de stratégique, car se glisse dans ces programmes une éventuelle contradiction avec les objectifs du régulateur ». En effet, explique-t-elle, entre croissance du marché, pérennité du monopole et défense des intérêts dont l’Autorité a la charge, l’équilibre n’est « pas facile » à trouver. Deuxième étape : l’ANJ doit approuver chaque jeu un par un. De l’avis d’Isabelle Falque-Pierrotin, une telle opération « nécessite beaucoup de connaissances et de doigté ». 


Autre challenge pour l’ANJ : les nouveaux programmes « jeu responsable ». Avant que les plans d’action « jeu responsable » soient déposés, l’Autorité doit adopter le cadre de référence pour ces derniers. « Pour le définir, nous avons lancé une concertation, qui a donné lieu à une montagne de remarques. Il faut tout analyser et faire en sorte que le document final que nous allons produire, d’ici décembre, puisse tenir la route et être adopté par le ministre de la Santé », explique Isabelle Falque-Pierrotin. Sur la base de ce cadre de référence, outil de droit souple doté d’une clause de revoyure, les opérateurs (opérateurs en ligne, sous droits exclusifs, hippodromes, casinos) vont ainsi devoir présenter leur plan d’action « jeu responsable » à l’Autorité. « Nous sommes donc face à des outils prévus par le législateur, en général déclinés par des décrets ou des arrêtés, qui doivent s’emboîter les uns dans les autres comme des poupées gigognes, et qui amènent le régulateur à bâtir une ingénierie très riche », fait remarquer la présidente de l’ANJ. Seulement, celle-ci en convient, pour construire un tel édifice, il faut du temps. L’Autorité a donc décidé de s’édifier progressivement. Pour Isabelle Falque-Pierrotin, il s’agit d’un « château de cartes si complexe et sophistiqué » que le risque est d’aboutir sur un « jardin à la française tellement parfait qu’il se ferait attendre de façon excessive ». L’ANJ a pris le parti d’un « mécanisme itératif », comme l’explique sa présidente. En somme : bâtir pas à pas, « ne pas trop en faire ». Plus le dispositif sera simple, plus il sera facile de le « toiletter » régulièrement, et, ainsi, le rendre plus fluide. Les bases sont donc posées pour l’Autorité, qui devra montrer sa capacité à évoluer et à s’adapter. 


 







Malgré un « vrai contrôle de l’accès au marché », le dispositif doit encore évoluer


Ses nouvelles prérogatives sont-elles pour autant synonymes d’un mode de régulation inédit et réellement efficient ? Pascale Idoux, professeure de droit public à l’Université Montpellier I, observe déjà que ces dernières sont nées « d’un constat d’insuffisance » : la mise en place de l’ARJEL, en 2010, n’a pas suffi, et n’a pas été aidée par l’éclatement normatif et institutionnel de l’encadrement des activités, selon une logique de « silo ». Autre insuffisance : celle des attributions de l’autorité de régulation, qui ne permettaient pas, jusqu’alors, « un véritable accompagnement », considère la professeure. Quel bilan dresser des aménagements apportés ?


Pour Pascale Idoux, la mise en place de la nouvelle autorité a permis une double amélioration. En amont, estime-t-elle, le contrôle de l’accès au marché est amélioré. « Le nouveau dispositif de régulation prend appui sur le socle de l’ARJEL, mais l’élargissement du domaine régulé va permettre un meilleur contrôle du régulateur sur l’accès des opérateurs et l’accès des produits au marché des jeux et de l’offre légale de jeux. » Ainsi, résume-t-elle, le pouvoir d’agréer les opérateurs de jeux, outil essentiel du dispositif, est maintenu et renforcé, et l’ANJ s’est vue dotée d’une nouvelle maîtrise globale de l’autorisation d’exploîter les jeux. « Sur ce point, l'élargissement du domaine d’intervention à l’ensemble des jeux sauf des casinos fait de l’Autorité un véritable contrôleur de l’accès à l’offre légale de jeux », affirme Pascale Idoux. Plusieurs attributions de l’ANJ vont lui permettre d’avoir une maîtrise du périmètre du jeu légal, ajoute-t-elle. D’abord, l’autorisation annuelle de la liste des jeux exploités : à cet égard, « le rythme annuel va permettre un contrôle continu et régulier », indique la professeure. Ensuite, la possibilité pour l’ANJ de s’opposer à l’évolution du mode d’exploitation d’un jeu précédemment autorisé. Et enfin, la possibilité de n’autoriser un jeu qu’à titre expérimental, « ce qui autorise plus d’audace », commente-t-elle. « Ici, on a un vrai contrôle de l’accès au marché », considère Pascale Idoux.


Selon la professeure, ces plus-values s’accompagnent, en aval, d’une amélioration des outils d’accompagnement. « On a le socle existant “contrôle/sanction” qui existait, mais qui ne s’appliquait qu’à un périmètre réduit, qui aujourd’hui va s’appliquer à un périmètre plus large, avec des sanctions financières ou qui affectent l’autorisation pour la plupart des activités régulées, et des prérogatives de contrôle considérablement renforcées », observe-t-elle. Si le couple contrôle/sanction, indispensable, ne « suffit pas à parler de régulation », tempère Pascale Idoux, d’autres attributions permettent cependant de parler d’un accompagnement continu. Elle cite par exemple les attributions non décisionnelles de la nouvelle autorité : « Il ne faut pas minimiser l’importance de ce qui permet à une autorité indépendante de communiquer et d’élaborer des outils de droit souple. » Autre outil permettant la mise en place d’un accompagnement continu : le suivi de la stratégie et du plan d’action des opérateurs. En l’occurrence, l’autorisation donnée est conditionnée par le maintien des conditions au regard desquelles cette autorisation a été délivrée. « On perçoit bien le couple amont/aval qui va se mettre en place avec un dialogue continu et une surveillance continue, au stade de la préparation, de l’autorisation et du suivi de la mise en œuvre du programme de l’opérateur. Le droit souple et les prérogatives contraignantes forment ici une combinaison efficace », commente la professeure. Par exemple, la loi prévoit que si les conditions d’origine ne sont pas maintenues, l’Autorité peut suspendre ou peut retirer l’autorisation délivrée. Pour Pascale Idoux, « Il s’agit ici d’une mesure classique de police administrative, par laquelle l’ANJ déploie pleinement son efficacité d’outil de régulation car cela participe à un ensemble d’éléments. » Le régulateur a également la possibilité dorénavant d’exiger le retrait immédiat d’une campagne de communication qui comporterait une incitation excessive au jeu : selon la professeure, cet outil va permettre « d’orienter les comportements et entrer dans un dialogue avec opérateurs », conformément au souhait émis par Isabelle Falque-Pierrotin. « Si on ajoute des pouvoirs de coordination avec d’autres régulateurs et autorités concernées ainsi que la possibilité de dialoguer avec les homologues, le cumul de ces attributions donne la possibilité à l’ANJ de mettre en place un vrai dispositif de régulation », assure Pascale Idoux. 


Mais la professeure nuance : il subsiste « des limites à ces progrès » : une « marge de progression » est toujours possible. 


Première limite, déjà soulignée : l’absence d’unification totale, puisqu’il demeure « une forme de fragmentation malgré l’effort d’unification ». Selon Pascale Idoux, le principal obstacle consiste dans le maintien d’attributions ministérielles en marge de celles du régulateur indépendant. Elle rappelle de nouveau que le ministère de l’Intérieur conserve « largement » la maîtrise des casinos et des anciens cercles de jeux. À leur égard, l’ANJ n’intervient que dans le cadre de la lutte contre le jeu excessif. « Le maintien de cette compétence ministérielle est généralement expliqué par la complémentarité de ses missions de police administrative avec ses missions de police judiciaire, mais ces raisons ne sont pas très pertinentes », pointe-t-elle. Elle dénonce aussi « d’autres attributions qui demeurent », susceptibles de porter un coup à l’action de l’ANJ. Par exemple, le ministère du Budget peut prendre le contrepied des décisions de l’Autorité en matière d’exploitation des jeux sous droits exclusifs. Il peut aussi suspendre ou interdire les exploitations de jeux préalablement autorisées par l’ANJ pour motif d’ordre public. Il peut enfin, par le canal du commissaire du gouvernement qui siège au sein du régulateur, faire entendre sa voix et demander une deuxième délibération. « On voit donc que le dispositif de régulation n’est pas encore totalement unifié, et une autre limite à la globalité du dispositif réside dans l’éclatement interne à l’ANJ », ajoute la professeure, en écho au maintien de trois commissions spécialisées dans la prévention, le contrôle des opérations des jeux et la lutte contre la fraude et le blanchiment des capitaux. « En outre, la commission des sanctions est distincte du collège, certes pour des raisons d’impartialité, mais on peut se demander si un tel éclatement va permettre une régulation globale », s’interroge Pascale Idoux. 


Autre frein au dispositif de régulation, juge-t-elle : le caractère encore « incomplet » des instruments de régulation mis à disposition de l’ANJ. « On peut par exemple comparer ses attributions avec celles d’autres autorités indépendantes intervenant en matière de régulation économique, et se demander si elle ne pourrait pas avoir un pouvoir réglementaire plus étendu, ou encore proposer des alternatives à la sanction avec des engagements, des transactions, des dispositifs de coopération, de clémence, qui permettrait de renforcer le dialogue, l’emprise amont/aval, en maniant la conviction et la coercition ». Une première marge d’évolution possible consisterait donc, avance la professeure, à accroître ses pouvoirs. Par ailleurs, Pascale Idoux identifie deux sujets en particulier pour lesquels les attributions existantes ne « permettent pas l’ensemble des interventions nécessaires pour une véritable régulation efficace ». En premier lieu, l’accompagnement de l’évolution technique du secteur. « On peut se demander si les nouvelles prérogatives du régulateur vont lui permettre de suivre efficacement les défis de l’évolution technique. D’abord, la maîtrise rendue possible sur l’évolution de l’offre légale de jeux est-elle réellement permise ? Sera-t-elle gênée par l’intervention du ministère du Budget, par exemple ? Ensuite, comment insérer dans ce dispositif de régulation les produits encore en marge de ce secteur, comme les compétitions de e-sport ? Enfin, quid de la régulation des jeux mis en ligne par des opérateurs étrangers ? » se questionne la professeure, qui compte cependant sur les premières utilisations du dispositif pour comprendre comment ce dernier s’insère dans la pratique technique. 


En outre, restent « d’autres questions en suspens », concernant la capacité de l’ANJ à procéder à une régulation économique du secteur. Défi délicat, puisque le secteur, en plus de présenter des spécificités économiques, affiche de nombreux paradoxes : « On veut faire fructifier une offre tout en la limitant… Cela est donc difficile à réguler », alerte Pascale Idoux. Celle-ci indique que les nouveaux entrants sur ce marché rencontrent d’importantes difficultés économiques, et s’inquiète qu’il n’y ait pas de point d’équilibre entre l’offre légale et l’offre illégale qui se développe, si jamais l’offre légale n’est pas correctement régulée ni suffisamment attractive. 


« Vu son caractère composite, il reste donc une part de progression pour que ce dispositif soit cohérent », résume donc Pascale Idoux, qui rappelle néanmoins que les fondations sont en train d'être mises en place par la pratique. Elle l’assure : « Il est certain qu’il y aura réévaluation par les pouvoirs publics du dispositif et peut-être des ajustements, et il est certain aussi que les considérations judiciaires et budgétaires continueront de peser très lourd sur ce secteur qui n’est pas un secteur comme les autres. »


 


Bérengère Margaritelli


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