C'est
l’histoire d’une terrible et douloureuse erreur judiciaire, qualifiée d’affaire
Dreyfus de la classe ouvrière. D’un dossier perdu. D’une mémoire oubliée. Qui
commence par un combat : CGT contre CGT… Compagnie Générale Transatlantique
contre syndicat CGT des ouvriers charbonniers du port du Havre. Tout commence
en 1910. Les ouvriers charbonniers du port du Havre, inlassables porteurs de
sacs, demandent des augmentations, des mesures d’hygiène, une douche sur le
quai. Ils s’inquiètent de la mécanisation qui risque de supprimer des emplois.
La compagnie n’écoute pas leurs revendications. Les gueules noires des quais de
bord de mer cessent le travail. Celui qui mène la grève est un jeune
responsable syndical, Jules Durand, âgé de 30 ans, secrétaire du syndicat des
charbonniers. Un citoyen très engagé puisqu’il est membre de la Ligue des
Droits de l’Homme. Et un buveur d’eau ! Car il appartient à la ligue
antialcoolique, tandis que nombre de ses camarades boivent de l’alcool pour
tenter de compenser les effets harassants de leur dur labeur. La Compagnie, qui
n’aime guère ce mouvement vibrionnaire, réplique à la grève par un lock out et
par l’embauche de briseurs de grève, qu’on surnomme les « jaunes »
ou encore les « renards ». Le 9 septembre 1910, une rixe oppose
des grévistes et un contremaître non gréviste. Ce dernier, frappé au sol, meurt
de ses blessures.
Le
lendemain, on arrête plusieurs grévistes, dont Jules Durand, qui n’a pourtant
pas participé à la rixe mais qui, en sa qualité de leader syndical, est
considéré comme un instigateur. Ils sont incarcérés. La presse locale,
manifestement en lien avec la Compagnie, n’a pas de mots assez durs contre le
« syndicat du crime ». Malgré l’enjeu, le juge d’instruction
Georges Vernis ne craque pas, boucle son enquête à charge en un mois et renvoie
sept accusés devant la cour d’assises de Seine Inférieure siégeant à Rouen.
Durand est défendu par un jeune avocat, René Coty, qui sera plus tard le
dernier président de la IVe République. Coty n’est pas un pénaliste. C’est un
spécialiste du droit maritime, sans doute proche des compagnies maritimes. Il
plaide néanmoins avec la ferveur nécessaire.
Le 25 novembre 1910, la cour relaxe trois accusés, inflige à
trois autres des peines d’emprisonnement, mais condamne Jules Durand à la peine
de mort.
Après avoir
porté avec légèreté l’habit du juge, les jurés, tout à coup, fait rare,
s’apercevant sans doute de leur incroyable erreur, revêtent avec gravité le
cilice de la mortification et demandent collectivement la grâce de celui qu’ils
viennent de condamner. Si le pourvoi en cassation déposé par René Coty est
rejeté, de son côté, le président de la République, Armand Fallières, avocat de
métier, hostile à la peine de mort et abolitionniste, accorde sa grâce le 21 décembre 1910, commuant la peine
en un emprisonnement de sept années.
Le 15 février, Durand, physiquement et psychiquement affaibli,
est libéré de la prison de Rouen qui s’appelle « Bonne nouvelle ».
Le 30 mars, il est interné dans un établissement psychiatrique.
Une loi de 1917 permet à la Cour de cassation, en cas de démence d’un
accusé, de statuer au fond sans renvoi.
Le 15 juin 1918, la chambre plénière de la Cour de cassation
innocente définitivement Durand, qui ne le saura jamais puisqu’il est
durablement atteint de démence. Il est enfin établi qu’il a été victime d’une
machination organisée par la Compagnie Générale Transatlantique qui a payé de
faux témoins pour éliminer ce syndicaliste révolutionnaire qui dérangeait.
L’affaire tombe dans le néant. Aucun chercheur, aucun universitaire ne
s’intéresse à ce cas emblématique d’erreur judiciaire, d’autant que le dossier
judiciaire et le dossier médical ont totalement disparu. En 1960, l’écrivain
havrais Armand Salacrou publie une pièce de théâtre, Boulevard Durand,
relançant ainsi l’intérêt porté au héros oublié. La pièce connaît un certain
succès.
L’association Française pour l’Histoire de la Justice, présidée par
Denis Salas, décide en 2017 d’organiser
une « journée Jules Durand » en juin 2018, à l’occasion du
centenaire de la reconnaissance de son innocence. La garde des Sceaux, Nicole
Belloubet, accorde son haut patronage.
C’est ainsi que se sont retrouvés le 18 juin 2018 dans le cadre grandiose de la Grand’Chambre de la Cour de
cassation, sous le plafond de Paul Baudry, (la justice devait bien ce décor
somptueux à celui qu’elle avait injustement condamné), la famille de Durand,
dont sa petite-fille, Christiane Delpech, des universitaires, dont l’un a
comparé cette affaire avec l’affaire Dreyfus, des magistrats, dont le président
honoraire de la chambre criminelle Guérin et le président du tribunal de grande
instance du Havre, des élus, dont le député du Havre Jean-Paul Lecoq, Marc
Hedrich, conseiller à la cour de Caen, ancien magistrat au Havre, qui a
beaucoup travaillé sur l’affaire Durand, Jean-Pierre Castelain, président de
l’association des Amis de Jules Durand, Benoît Duteurtre, arrière-petit-fils de
René Coty, venu lire la plaidoirie de son aïeul, Johann Fortier, représentant les
dockers du Havre. Jean-Paul Jean, président de chambre, a ouvert le colloque,
évoquant un hommage nécessaire et une réhabilitation symbolique dans le cadre
judiciaire. Maître Henri Leclerc, président d’honneur de la Ligue des Droits de
l’Homme et président d’honneur des Amis de Jules Durand, a brillamment conclu
cette belle manifestation. Tout au long du colloque, les lettres écrites par
Durand en prison ont été lues devant une assemblée attentive les applaudissant
avec chaleur. La Grand’Chambre était pleine ! Et, serrés, émus et
solidaires, les dockers du Havre, qui avaient fait le déplacement en nombre,
ont pu, pour la première fois sans doute dans l’histoire de la Cour de
cassation et dans celle de leur syndicat, avec l’accord des autorités judiciaires,
et avec solennité, déployer avec fierté leur drapeau dans la chambre du conseil
de la Cour devant la fresque représentant le palais de justice de Rouen, où fut
jugé Durand, et devant le portrait de ce dernier. Un moment rare !
Souhait des jurés d’une clémence qu’eux-mêmes avaient refusée, grâce et
commutation, libération, révision, arrêt de reconnaissance d’innocence. Il a
fallu plus de sept ans pour transformer une condamnation inique en lambrequins
judiciaires. Quelques mois seulement pour mettre en lambeaux le brillant esprit
d’un syndicaliste engagé. Jules Durand, un innocent condamné à mort, un
innocent condamné à tort, un innocent que la justice injuste a rendu fou.
Justice faillible, justice imparfaite dans le contexte d’un « Germinal
sur mer »… C’était il y a cent ans. Le 18 juin 2018, Jules Durand a enfin reçu au cœur de la plus haute
juridiction française l’hommage qu’il méritait.
Étienne
Madranges,
Avocat à la
cour,
Magistrat
honoraire