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Justice et médias, une collaboration à double tranchant

Justice et médias, une collaboration à double tranchant
Publié le 11/04/2024 à 17:30

Les enquêtes judiciaires et les procès passionnent les Français. Chacun est libre de les commenter, se glissant dans la peau de l’avocat, du procureur, ou du juge. Mais pour les médias et les professionnels du droit, il s’agit de rester dans son rôle : objectif, factuel ; et de respecter le contradictoire.


Dans un monde où l'information fuse à une vitesse vertigineuse, le journaliste Franck Cognard, l’avocate Negar Haeri et le magistrat honoraire Denis Roucou ont exposé les leçons de quelques-unes de leurs expériences, au cours d’une conférence organisée à Bordeaux. Elles abordent les intrications inévitables qui relient les médias et la justice. Entre souvenirs d'affaires emblématiques et de témoignages poignants, cet échange démontre l’importance des effets qui se cachent derrière chaque gros titre. Comment les médias façonnent-ils notre perception de la vérité judiciaire ? Et comment la justice navigue-t-elle dans les remous du temps médiatique ?

Dans le tumulte des relations entre médias et justice, une voix émerge, celle de Franck Cognard, rédacteur en chef de l’émission Affaires Sensibles sur France Inter. Selon lui, l'expression « tribunal médiatique » est souvent utilisée à tort par « ceux qui cherchent à se proclamer innocents ». La réalité est complexe : les médias et la justice se croisent, exécutant une danse délicate entre vérité et ressenti.

Franck Cognard pointe le rôle essentiel des médias dans la révélation de scandales politico-financiers, citant le cas emblématique de l'affaire Cahuzac. C’est l’exemple parfait où l’éclairage médiatique a précédé le travail de la justice, conduisant finalement à l’aveu d'une des figures politiques les plus en vue. Le journaliste souligne le pouvoir des médias lorsqu'ils exposent des faits avérés, permettant à la justice d'intervenir. Cependant, il insiste sur un principe. Les médias ne doivent pas se substituer à la justice mais travailler « en collaboration » avec elle.

Une collaboration bien souvent « harmonieuse » aux yeux de Maître Negar Haeri. Mais l’avocate relève également ses limites, en particulier à travers un cas à Creil où la médiatisation a joué un rôle décisif.

Après avoir dénoncé un habitant de son quartier ayant assassiné sa petite ami, un jeune homme a été banni par sa communauté pour avoir témoigné. La médiatisation de l'affaire par le quotidien Le Monde a mobilisé un soutien public crucial, permettant finalement à l’individu de se sentir prêt à témoigner aux Assises. Mais cette médiatisation a également été exploitée par l'accusé pour se présenter comme une victime du « tribunal médiatique ».

Dans cette affaire, le président de la Cour a ressenti le poids de la médiatisation sur la procédure judiciaire, estimant qu'elle avait conféré un caractère « exceptionnel » à l'affaire. Selon Maître Haeri, cette perception aurait influencé la décision finale, avec une peine prononcée à l’encontre de l’accusé moins sévère que ce que le parquet avait requis (18 ans contre 30 ans).

Le rôle des médias face à un « certain immobilisme »

« L'emballement médiatique peut parfois être désastreux », prévient Denis Roucou, magistrat honoraire. Au cours de son intervention, l’ancien président de cours d’Assises fait référence à l'affaire d'Outreau où les médias ont entraîné « des investigations portant sur des éventuels corps enterrés avec des travaux d’excavation de terrain alors qu’il n’en était absolument rien ».

Il reconnait toutefois l’utilité des médias dans de nombreux dossiers, notamment dans l’affaire Bettencourt dont il était chargé en sa qualité de président du tribunal correctionnel de Bordeaux. Après que la plainte de Françoise Bettencourt-Meyers a été classée sans suite par le parquet de Nanterre, les plaignants ont décidé de saisir directement le tribunal correctionnel. Cela a entraîné un bras de fer entre le président de la chambre saisie et le procureur. « Manifestement, les médias ont mis une pression sur l’institution judiciaire », constate-t-il, une pression médiatique forçant le parquet de Nanterre à ouvrir une information judiciaire et à saisir la chambre criminelle de la Cour de cassation, entraînant un dépaysement du dossier vers le tribunal de Bordeaux.

Les médias, notamment Médiapart, ont joué un rôle déterminant en mettant en lumière des aspects de l'affaire qui auraient pu rester dans l’ombre. « Sans eux, je ne sais pas comment elle se serait terminée », admet-il. « Il me semble, que face à un certain immobilisme, voire à des coups de frein, de certains acteurs judiciaires, les médias contribuent à ce que ces dossiers ne restent pas en plan. » Malgré les imperfections et les zones d'ombre, l'intervention des médias a permis de faire avancer le processus judiciaire et d'assurer une forme de transparence dans cette histoire politico-patrimoniale.

L’article 11 du code pénal, une évolution « complexe »

Si l’activité journalistique peut avoir des effets vertueux sur la justice, cela reste la partie immergée de l’iceberg. Sa partie apparente, ce sont plus souvent les tensions qui peuvent exister entre le traitement médiatique des affaires judiciaires et l’œuvre de justice.

Pour Denis Roucou, une avancée majeure dans le domaine juridique a été la loi Guigou de 2000 qui a ouvert la voie à une communication accrue des acteurs judiciaires (juge d’instruction, procureur, avocats…) en ajoutant l’alinéa 3 de l’article 11 du code de procédure pénale. « La procédure au cours de l'enquête et de l'instruction est secrète » mais elle prévoit que « afin d'éviter la propagation d'informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l'ordre public ou lorsque tout autre impératif d'intérêt public le justifie, le procureur de la République peut […] rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause. » Selon le magistrat honoraire, cette évolution est « complexe ». Elle soulève des divergences d'intérêts entre les parties impliquées. « Chacun a sa stratégie de défense et ne va communiquer que ce qu’il estime devoir communiquer. On a quelque chose de très parcellaire. Souvent, les médias audiovisuels peut-être plus qu’écrits, vont reprendre des éléments extrêmement brefs pour des séquences courtes de 1min30 du type ’’Mon client est innocent, il n’y a rien dans le dossier’’ », déclare-t-il, pointant la question de la qualité de l’information et de la vérité judiciaire. « Personne ne va ’’défendre le dossier’’. Ça peut avoir des effets négatifs. En même temps, nous sommes dans un État démocratique, il faut que les choses soient publiques, du moins, au stade de l’audience. »

Le mythe du secret d’instruction

S'interrogeant sur la pertinence du secret d’instruction, Franck Cognard exprime des réserves et affirme que ce principe autrefois sacro-saint a perdu de sa force. « Le secret d’instruction, à mon sens, ne signifie plus grand-chose. Il y a des portes dérobées derrière un parquetier, un procureur de la République. » Évoquant la dépendance des médias à l'égard des sources judiciaires, il tient à préciser : « Il ne faut pas oublier que les informations qu’ont les journalistes, la plupart du temps, viennent des enquêteurs, des avocats, des magistrats. » Pour démontrer son propos, le journaliste fait écho à une anecdote lors d’un procès à Saint-Etienne. A l’époque, l'avocat Éric Dupont- Moretti a captivé l'attention des médias en annonçant officieusement le témoignage de Michel Neyret, alors patron déchu de la police judiciaire de Lyon « pris dans des affaires d’amitiés douteuses avec des truands ». « Au soir de la première journée de procès, Éric Dupont-Moretti nous regarde et dit : '’Vous qui êtes attirés par l’odeur du sang, je ne sais pas comment vous avez su que Michel Neyret allait témoigner. Vous n’êtes venus que pour lui et pas pour mon client que je défends aujourd’hui.’’ Il y a plein de petites anecdotes où on se retrouve utilisés. »

Si durant un procès les acteurs juridiques peuvent tenter de manipuler la presse, une audience peut aussi devenir une tribune pour diverses parties. Ainsi, lors du procès des parents de Marina, une affaire de torture et de barbarie ayant conduit au décès tragique de la jeune fille en 2009, les associations de défense des enfants s’étaient emparée du drame pour dénoncer les défaillances des institutions. Denis Roucou décrit un environnement « une salle de presse avait été aménagée dans le tribunal » et « à chaque interruption d’audience, certains avocats se précipitaient vers les micros et caméras ». Les magistrats se retrouvent ainsi confrontés à des défis pour maintenir l’intégrité d’un procès. « Pour les jurés, la difficulté est d’arriver à faire la part des choses entre les faits reprochés et les défaillances des institutions, notamment avec ce qui se dit dehors. »

Une pédagogie judiciaire nécessaire

Le journaliste rappelle un exemple concret sur la manière dont une approche proactive peut atténuer la pression médiatique entourant un procès à forte portée politique et/ou géopolitique. Il raconte l'histoire d'un militaire français ayant tué sur ordre un coupeur de route ivoirien. Cette affaire sensible aurait pu dégénérer en crise diplomatique entre les deux pays.

Dans ce contexte délicat, Olivier Leurent, l'ancien directeur de l'École nationale de la magistrature, a joué un rôle essentiel en organisant une réunion préalable au procès avec les journalistes chargés de couvrir l'affaire. Lors de cette rencontre, il a procédé à une analyse approfondie du dossier pour expliquer les aspects juridiques complexes, les enjeux politiques et les implications géopolitiques impliqués. « Ce travail de déminage fait que le procès s’est très bien passé, ce n’est pas parti en vrille. J’ai trouvé ça extrêmement intelligent de sa part. Cela nous a permis d’être plus justes dans nos papiers », se souvient Franck Cognard.

Lancée sur un autre sujet abordant les interférences néfastes à la justice, Maître Haeri affirme : « La principale atteinte que je vois est celle portée à la dignité. C’est là que je fais une distinction entre temps médiatique et judiciaire. » La dignité nécessite un espace incompressible de réflexion, d'investigation et de recherche, une temporalité qui contraste souvent avec l'urgence et la rapidité du traitement des événements par les rédactions. L’avocate se remémore une anecdote lors du procès des attentats du 13-Novembre 2015, où elle défendait Mohammed Ammri, chauffeur de Salah Abdeslam. Lorsque Abdeslam a prononcé une phrase relayée sur les réseaux sociaux, Elisabeth Lemoine a lu cette déclaration avec une intonation complètement différente, selon Maître Haeri. « J’aurais pu détester Abdeslam à ce moment-là. Je me suis dit qu’il y avait des biais cognitifs sur ce genre d’éléments. »

Un temps médiatique toujours plus court

Ibrahim Maalouf, initialement condamné pour des faits d'atteinte sexuelle, a finalement été relaxé par la cour d'appel. Or, le préjudice causé par la médiatisation des accusations laisse des stigmates même après un acquittement. « Aucun journaliste n’était là pour relayer cette information. Il avait même dû faire un communiqué de presse pour dire son amertume à l’issue de l’abandon des journalistes », précise Maître Haeri avant de conclure son propos. « Le remède est de compter sur le temps long malgré tout, et la pédagogie avec des émissions comme Affaire Sensible ou Faites entrer l’accusé, qui peuvent modifier les esprits. Mais je suis pessimiste. On convainc les convaincus et ceux qui veulent faire l’effort de s’informer. »

Pour clore ce débat, Franck Cognard note les défis croissants posés par le rythme effréné de l'information et de la médiatisation des procès. « Maître Haeri a raison. A l’époque, je restais les deux semaines d’un procès. Aujourd’hui, on couvre l’ouverture, le réquisitoire et le verdict. On s’installe moins sur le temps long. » Maintenant, les journalistes sont davantage challengés sur leur rapidité. Il faut fournir une information précise et équilibrée dans un laps de temps plus restreint. « C’est un métier devenu épuisant, concède le rédacteur en chef. Les jeunes collègues ont beaucoup plus de pression que lorsque j’ai commencé. Globalement, on essaie tous de faire notre travail le mieux possible. Ça ne veut pas dire qu’on ne se plantera pas. Il y aura des erreurs. Évidemment. »

Hugo Bouqueau

1 commentaire
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F Torelli
- il y a 2 semaines
« Il me semble que face à un certain immobilisme voire à des coups de frein de certains acteurs judiciaires les médias contribuent à ce que ces dossiers ne restent pas en plan » … A méditer…

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