Récemment, le monopole
d’action du liquidateur judiciaire a fait l’objet d’un contentieux nourri,
l’occasion pour les juges de rappeler qu’il constitue une fin de non-recevoir.
Un « moyen redoutable, couramment invoqué en pratique », qui
rend « irrecevables les demandes formées par un créancier du fait de
son défaut de qualité à agir », rappelle Aurélien
Gazel, avocat chez Swift Litigation.
La question de la
recevabilité des actions en justice est particulièrement importante pour les justiciables
et constitue pour les avocats spécialisés en contentieux un sujet central, en
perpétuelle évolution.
Ces derniers temps, le
monopole d’action du liquidateur judiciaire a fait l’objet d’un contentieux
nourri, offrant l’occasion aux juges de rappeler que ce monopole constitue une
fin de non-recevoir rendant irrecevables les demandes formées par un créancier
du fait de son défaut de qualité à agir.
La fin de non-recevoir, un
moyen redoutable
L’article 31 du Code de
procédure civile dispose que « l’action est ouverte à tous ceux qui ont
un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention, sous réserve des
cas dans lesquels la loi attribue le droit d’agir aux seules personnes qu’elle
qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt
déterminé », l’article 32 du même Code précisant que « toute
prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d’agir »
est irrecevable.
Il en résulte qu’une partie
ne peut agir en justice que si elle a qualité et intérêt à cette fin. Aux
termes de l’article 122 du Code de procédure civile, « constitue une
fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l’adversaire
irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d’agir,
tel le défaut de qualité, le défaut d’intérêt, la prescription, le délai préfix,
la chose jugée1 ».
La fin de non-recevoir est un
moyen redoutable, couramment invoqué en pratique, qui n’exige pas la preuve
d’un grief et qui a l’avantage lorsqu’il est admis, d’avoir empêché tout effet
interruptif de la prescription. L’article 2243 du Code civil dispose en effet
que l’interruption de la prescription est non avenue si la demande en justice « est
définitivement rejetée », notamment par une fin de non-recevoir.
Cette sanction de
l’irrecevabilité se justifie pleinement car la fin de non-recevoir est – comme
le rappelle la doctrine – « relative au droit de faire le procès et
affecte donc l’action elle-même : plus rigoureusement, la fin de
non-recevoir permet de rejeter sans examen au fond une demande ou une défense
qui ne remplit pas les conditions de recevabilité exigées par la loi ;
elle entraîne le rejet de l’acte processuel soumis au juge, sans examen du
bien-fondé de la prétention contenue dans cet acte, dans l’hypothèse où une des
conditions posées exigées par la loi pour qu’une personne puisse présenter une
demande ou une défense (la qualité ou l’intérêt du demandeur…) fait
défaut » (Droit et Pratique de la procédure civile, 10 édition,
2021-2022, Dalloz, n°272-25 Fin de non-recevoir).
Le monopole d’action du
liquidateur judiciaire de plus en plus invoqué et retenu
Parmi ces fins de
non-recevoir, celle ayant trait au monopole d’action du liquidateur judiciaire
est de plus en plus souvent invoquée et retenue par les juges, comme en
témoignent de récentes décisions.
Pour rappel, en droit,
lorsqu’une société fait l’objet d’une liquidation judiciaire, le liquidateur
représente le débiteur, qui se trouve dessaisi, afin de protéger et
reconstituer le gage commun.
L'article L. 641-4 du Code de
commerce, par renvoi de l’article L. 622-20 du même code, octroie par
ailleurs au seul liquidateur la qualité à agir s’agissant des actions relevant
de la compétence du mandataire judiciaire, ce compris celles visées par
l’article L. 622-20 du Code de commerce qui dispose que « le mandataire
judiciaire désigné par le tribunal a seul qualité pour agir au nom et dans
l'intérêt collectif des créanciers2 ».
Ce principe a été clairement
rappelé par la Cour de cassation dans son arrêt du 3 juin 19973, où
elle a jugé que « seul le représentant des créanciers, dont les attributions
sont ensuite dévolues au liquidateur, a qualité pour agir au nom et dans
l'intérêt collectif des créanciers ; qu'il en résulte qu'un associé ou un
créancier ne sont pas recevables à agir au nom des créanciers ».
La doctrine enseigne que « les
droits et actions du débiteur concernant son patrimoine sont exercés pendant la
liquidation judiciaire par le liquidateur, lequel n’est donc pas seulement un
organe de défense de l‘intérêt collectif des créanciers, mais aussi le
représentant du débiteur dessaisi » (Droit et Pratique des procédures
collectives, 11e édition, 2021-2022, Dalloz, n°362.214
représentation du débiteur au titre du dessaisissement).
Le liquidateur revêt donc tout
à la fois la qualité de représentant du débiteur, mais également de tiers
vis-à-vis de ce dernier, en tant qu’organe de défense de l’intérêt collectif
des créanciers (Com. 23 janvier 2001, n°98-10.974) et se trouve investi à
ce titre de la mission de la défense de l’intérêt collectif des créanciers.
Dans une même affaire, la cour
d’appel de Paris a eu l’occasion de juger à deux reprises en 2019 et en 2022 que :
« Par application conjuguée des articles L. 622-20 et L. 641-4 du code de
commerce, dans leur version applicable, seul le mandataire judiciaire a qualité
à réclamer au créancier la perte des apports réalisés en qualité d'associé, qui
n'est qu'une fraction du préjudice subi par l'ensemble des associés. Le
liquidateur ayant le monopole de la défense de l'intérêt collectif des
créanciers, c'est à lui qu'il appartient d'engager les actions en
responsabilité contre les tiers lorsqu'elles ont pour finalité de réparer le
préjudice collectif des créanciers ou une fraction de celui-ci, entendu comme
l'ensemble des sommes recouvrées susceptibles d'être distribuées aux créanciers4.»
Puis, dans un arrêt du 15
juin 20225, qu’« aux termes des articles L. 622-20 et L. 641-4 du
Code de commerce dans leur rédaction applicable au litige, le liquidateur
judiciaire de la société [X] a seul qualité pour agir au nom et dans l’intérêt
collectif de ses créanciers?; par conséquent, le liquidateur est recevable dans
ses demandes en remboursement du capital social et du compte courant
d’associés, en ce qu’elles ont trait à une fraction du préjudice collectif subi
par l’ensemble des
créanciers ».
L’action
individuelle du créancier recevable seulement en cas de « préjudice
propre et distinct »
Le liquidateur judiciaire
dispose ainsi du monopole des actions visant à reconstituer l'actif de la
société liquidée, ce qui rend irrecevables les créanciers de la liquidation à
agir directement à l’encontre des débiteurs de celle-ci pour obtenir la
réparation de leur préjudice personnel, dès lors qu’il ne constitue qu’une
fraction du préjudice collectif.
Dans cette configuration, l’action
individuelle d'un créancier contre un tiers en réparation d'un préjudice n’est recevable
qu’à la condition qu’il démontre avoir subi un « préjudice propre et
distinct » du préjudice commun des créanciers de la liquidation.
Pour ce faire, il est
nécessaire de distinguer entre le préjudice résultant de l’impossibilité pour
les créanciers de se faire payer leur créance, lequel ne constitue qu’une
fraction du passif collectif dont l’apurement est assuré par le gage commun des
créanciers, et les préjudices dont la réparation est étrangère à la
reconstitution du gage commun.
La jurisprudence a eu
l’occasion récemment de se prononcer au sujet d’une réclamation formulée par
l’auteur d’un paiement reprochant à la banque, tenant les comptes du
bénéficiaire dudit paiement en liquidation judiciaire, un manquement à son
devoir de vigilance. Par arrêt du 14 décembre 2022, la cour d’appel de Paris,
pour juger l’action irrecevable, a constaté que « le préjudice que [le
créancier] invoque n’est pas d’une autre nature que celui des autres
créanciers, il s’agit d’un préjudice inhérent à la procédure collective, qui
est le corollaire du dommage causé à la société » et que le demandeur « qui ne vise
qu’à se reconstituer le droit de gage des créanciers (…) ne justifie pas d’un
préjudice spécial, distinct de celui des autres créanciers, et ne prouve pas se
trouver dans une situation qui l’affecte personnellement sans impacter celles
des autres créanciers. »
La Cour a poursuivi en
retenant qu’« en reprochant [au banquier], avec lequel, il est constant
qu’elle n’a aucun lien d’aucune sorte, son absence de vigilance dans la
surveillance des opérations de comptes [le demandeur] ne démontre pas le caractère
singulier et particulier de sa situation, ni ne caractérise un préjudice
propre, spécial et autonome qu’elle serait la seule à subir, sollicite en
réalité la réparation de sa fraction personnelle du préjudice subi par
l’ensemble des créanciers […]6. »
Les juridictions donnent leur
plein effet au monopole d’action du liquidateur judiciaire
Le juge de la mise en état de
la 9e chambre – 1re section du tribunal judiciaire de
Paris par ordonnance du 25 janvier 2023, a également déclaré irrecevables en
leurs actions pour défaut de qualité à agir des investisseurs qui
prétendaient rechercher la responsabilité de banques en leur qualité de teneur de
compte de la société dans laquelle ils avaient investi et qui était tombée en
liquidation judiciaire, après avoir relevé que « les agissements
reprochés aux banques, à les supposer fautifs, ont donc causé un préjudice à
tous les créanciers de la société et non aux seuls investisseurs » et
que « si la perte de leurs investissements constitue un préjudice
personnel, elle n’est toutefois qu’une fraction du préjudice collectif subi par
l’ensemble des créanciers et qui résulteraient des manquements alléguées des
banques », pour conclure que « l’action en réparation d’un tel
préjudice collectif relève de la seule action du liquidateur7 ».
Encore plus récemment, dans une affaire
où le demandeur qui s’était porté caution d’une société X avait,
postérieurement au jugement d’ouverture de la procédure collective de cette
société, engagé une action en responsabilité délictuelle à l’encontre de sa
gérante compte tenu des fautes commises en cette qualité, qui avaient conduit à
la mise en jeu de la caution, la cour d’appel de Paris a jugé que
« l’ouverture
de cette procédure collective a pour conséquence qu’en application des
dispositions des articles L.622-20 et L. 641-4 du Code de commerce
le liquidateur judiciaire a seul qualité pour agir au nom et dans
l’intérêt collectif des créanciers et que ces derniers ne peuvent agir individuellement
contre le débiteur, ni contre les tiers sauf à rapporter la preuve d’un
préjudice personnel et distinct, preuve qui n’est pas rapportée en l’espèce8 ».
À l’inverse, la cour d’appel
d’Angers, dans un arrêt du 21 février 2023, après avoir rappelé le principe
selon lequel « il résulte des dispositions des articles L. 622-20 et L.
641-4 du Code de commerce que seul le représentant des créanciers a qualité
pour agir pour demander réparation du préjudice collectivement subi par les
créanciers du fait de la procédure collective, et ce préjudice collectif ne
peut donner lieu à une action individuelle d’un créancier » et
qu’« un créancier ne peut agir que s’il justifie d’un préjudice
personnel distinct de celui des autres créanciers », a admis dans
cette espèce la recevabilité de l’action engagée par la demanderesse. Cette
dernière « invoquait un manquement de la société X à ses obligations
d’information et de conseil pour l’avoir incitée à investir dans un montage
financier inadapté à sa situation, en omettant de l’informer sur les
caractéristiques exactes de son engagement et sans lui signaler l’existence de
risques pour le capital investi comme pour le versement des revenus
garantis ». La Cour a relevé que son préjudice « résultant
de la perte de chance de ne pas avoir investi dans les sociétés en
participation au regard d’un engagement garanti par la société Y est un
préjudice distinct de celui de la société Y, de la perte de valeur des actions
de cette société, et de celui des créanciers de cette société, et que les
fautes invoquées à l’encontre de la société X n’ont pas contribué à la
procédure collective de la société Y » de sorte que le préjudice de la
demanderesse était « donc distinct du préjudice collectif des
créanciers9 ».
Il semble donc qu’un
demandeur ne sera recevable à agir – en présence d’un liquidateur judiciaire –
que s’il est capable de démontrer
que son action vise une situation singulière et particulière, qu’elle concerne
la réparation d’un préjudice individuel propre, spécial et autonome, fondé sur
un intérêt distinct de celui des autres créanciers. À l’inverse, si le
préjudice dont il demande réparation est sa fraction personnelle du préjudice
subi par l’ensemble des créanciers et donc subi indistinctement et
collectivement par tous les créanciers de la société en liquidation judiciaire,
il sera irrecevable à agir, ce qui signifie que la voie est particulièrement
étroite.
Il résulte de ce panorama que
les juridictions donnent son plein effet au monopole d’action du liquidateur
judiciaire et que les créanciers qui tenteraient de le court-circuiter seront
déclarés irrecevables en leur action pour défaut de qualité à agir, sauf à
justifier d’un préjudice propre et distinct, lequel s’apprécie strictement.
Cette jurisprudence mérite d’être approuvée dès lors qu’elle correspond à la
volonté expresse du législateur et qu’elle permet d’assurer l’« égalité
des créanciers » qui constitue un principe fondamental des procédures
collectives.
1)
Cette liste n’est toutefois pas limitative, les fins de non-recevoir pouvant
également être de sources contractuelle ou jurisprudentielle (par exemple
l’estoppel).
2) Il
convient de noter que les contrôleurs disposent d’une faculté d’action en cas
de carence du liquidateur en application de l’article L622-20 alinéa 1er du
Code de commerce.
3) Com.
3 juin 1997, n°95-15681.
4) CA
Paris, Pole 5 chambre 4, 10 avril 2019, n°17/14169.
5) CA
Paris, pole 5 chambre 4, 15 juin 2022, n° 21/09853, rendu après cassation de
l’arrêt précédent pour un autre motif (Com., 12 mai 2021, n°19-17.701).
6) CA
Paris, 14 décembre 2022, Pôle 5 chambre 6, n°21/01127.
7)
Ordonnance du JME du TJ Paris, 9e chambre, 1re section,
25 janvier 2023, RG°21/09196.
8) CA
Paris, Pôle 5 chambre 9, 23 février 2023, n° 21/12599.
9) CA
Angers, ch. A Commerciale, 21 février 2023, n° 19/02477.