Si les pollutions d’origine chimique ou industrielle génèrent des
désordres de diverses natures ainsi que des nuisances visuelles, olfactives ou
acoustiques,
la « pollution électromagnétique » est certes « invisible » (1), mais elle est réelle.
Nombreuses sont en effet les sources d’exposition aux champs
électromagnétiques : les lignes à haute tension, les téléphones portables,
les bornes Wi-Fi, les fours à micro-ondes, les télévisions, les radars, les
antennes-relais, les compteurs Linky...
L’exposition à ces ondes électromagnétiques suscite d’ailleurs de vives
craintes et des interrogations légitimes quant à leurs effets sanitaires et
leur dangerosité éventuelle.
Alors même que les objets connectés se multiplient, le constat d’une
quasi-absence de certitude scientifique quant à leur innocuité présumée
s’impose (I), notamment dans le cas des compteurs Linky (II).
Les autorités publiques devraient ainsi se saisir du principe de
précaution comme outil de préservation de la santé publique (III).
La
méconnaissance scientifique des effets sanitaires de l’exposition aux champs électromagnétiques
En 2002, le
Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) a classé les champs
électromagnétiques hyperfréquences dans la catégorie « peut-être cancérogènes
pour l’homme (groupe 2B) ».
Selon
l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), qui a classé en 2011) les émissions électromagnétiques
et radiofréquences comme « cancérogènes possibles », il existe
des signes d’un lien entre une exposition de longue durée aux ondes
électromagnétiques et certains cancers.
L’OMS a d’ailleurs inscrit dans sa classification internationale des
maladies le syndrome d’hypersensibilité chimique multiple (MCS).
La réalité des symptômes de l’électrohypersensibilité (EHS) est quant à
elle reconnue par l’Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES), sans que le
rôle des ondes électromagnétiques ne soit admis officiellement dans ces
symptômes.
Plus généralement, l’impact sur la santé d’une exposition habituelle aux
champs électromagnétiques de fréquence intermédiaire, dans lesquels évoluent
les compteurs Linky, demeure une question encore très méconnue de la
littérature scientifique.
Dans un rapport de 2016 (5/2013 – EU 25933), l’Agence européenne pour l’environnement (AEE) relevait que
ces effets sanitaires étaient insuffisamment connus et devaient faire l’objet
d’études approfondies, en ces termes :
« (…) Concernant les fréquences intermédiaires et les champs
statiques, les études sont peu nombreuses et les données permettant une évaluation
pertinente des risques sont très limitées. Le CSRCEN considère que, compte tenu
de l’exposition professionnelle croissante aux FI parmi les ouvriers (par
exemple dans le secteur de la sécurité, les commerces et certaines industries),
la recherche dans ce domaine doit être une priorité. »
Dans son rapport d’expertise collective (version révisée de juin 2017),
intitulé « Exposition de la population aux champs électromagnétiques
émis par les compteurs communicants », l’ANSES a rappelé que dans une étude
de 2009 de l’AFSSET (devenue ANSES en 2010 suite à sa fusion avec l’AFSSA), ayant pour objet l’évaluation des effets
sanitaires potentiels des radiofréquences, les experts concluaient, à propos de
la bande 9 kHz-10 MHz que :
« Peu d’études expérimentales et épidémiologiques sont
disponibles concernant les effets des champs électromagnétiques des fréquences
intermédiaires sur la santé. »
Dans son rapport d’octobre 2016, l’ANSES recommandait déjà la réalisation
d’études scientifiques visant à mieux connaître les effets sur la santé des
ondes électromagnétiques émises par les compteurs communicants.
Il résulte de ce qui précède que les champs électromagnétiques, pouvant
particulièrement incommoder les personnes électrosensibles, posent encore
question pour le reste de la population compte tenu de l’effet nocebo qui
s’observe.
Le cas des
compteurs Linky
Le déploiement des compteurs Linky en France – initié à la suite de la directive européenne 2009/72/CE du
Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité
– suscite de très vives inquiétudes de la part de nombreux citoyens,
d’associations, de collectivités territoriales et d’édiles, notamment en ce qui
concerne les effets sanitaires de l’exposition à ces nouveaux compteurs et
courants porteurs en ligne (CPL).
Ayant vocation à être déployés d’ici 2024 sur 95 % du territoire national, ces compteurs communicants
fonctionnent via une technologie de CPL, impliquant pour les personnes
au domicile ou au voisinage desquels ils sont installés,
une exposition quotidienne à de nouveaux champs électromagnétiques dans la
gamme de fréquences comprises dans la bande CENELEC A de 35 à 95 kHz.
Or, alors même que le déploiement des compteurs Linky est à l’œuvre de
manière généralisée depuis mi-2015, créant localement des troubles à l’ordre
public, il est impossible, en l’absence d’études scientifiques disponibles
portant spécifiquement sur l’analyse des effets sanitaires liés à l’exposition
aux compteurs communicants, d’affirmer qu’un tel déploiement est sans risque
pour la santé.
D’autres États (notamment l’Allemagne et la Belgique) ont quant à eux
pris des précautions ignorées par la France
qui dispose pourtant du principe de précaution pour assurer la
préservation de la santé publique face à ce nouveau risque.
Le principe
de précaution comme outil de protection de la santé publique
Intégré dans le droit français pour la première fois
par la loi n° 95-101 du
2 février 1995 relative
au renforcement de la protection de l’environnement dite « Loi Barnier »,
avant d’être consacré dans la Charte de l’environnement (article 5) par la
loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005, le principe de
précaution est aujourd’hui défini à l’article L. 110-1 (II) du Code de
l’environnement comme un principe « selon lequel l’absence de
certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du
moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées
visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à
l’environnement à un coût économiquement acceptable ».
L’article 5 de la Charte de l’environnement fait quant à lui
explicitement référence aux destinataires premiers de ce principe que sont les
« autorités publiques concernées » :
« Lorsque la réalisation d’un dommage, bien
qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de
manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques
veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines
d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à
l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la
réalisation du dommage. »
Si le principe de précaution s’appliquait
originellement aux activités ayant une incidence sur l’environnement, son
étendue a progressivement été élargie par la jurisprudence.
Il s’applique en effet aujourd’hui aux risques de
dommages sur la santé humaine (2).
Depuis 1998, la jurisprudence de la Cour de justice
de l’Union européenne reconnaît elle-même l’applicabilité du principe de
précaution au domaine sanitaire (« lorsque des incertitudes subsistent
quant à l’existence ou à la portée de risques pour la santé des personnes, les
institutions peuvent prendre des mesures de protection sans avoir à attendre
que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées »,
CJCE n°C-180/96, 5 mai 1998).
Le principe de précaution fait ainsi peser notamment
sur les autorités publiques l’obligation positive d’adopter des mesures visant
à évaluer les risques engendrés par une politique publique mise en œuvre, dès
lors qu’il existe un risque de dommage sanitaire, bien que la réalisation de ce
risque apparaîtrait comme encore incertain « en l’état des
connaissances scientifiques ».
Une telle obligation, si elle n’est pas respectée,
peut conduire l’État à voir sa responsabilité engagée en cas de carence
fautive.
À cet égard, la plus haute juridiction
administrative a déjà jugé dans l’affaire du sang contaminé que pour écarter sa
responsabilité, l’État ne pouvait se prévaloir d’un contexte d’incertitude
scientifique alors que, ayant omis de prendre les mesures nécessaires au titre
de ses compétences en matière de contrôle et de police sanitaire dans le cadre
d’une situation de risque sanitaire, il avait à répondre d’une carence fautive (3).
Il
appartient ainsi aux autorités publiques de mettre en œuvre ce principe pour
faire face aux risques résultant des nouvelles technologies industrielles.
NOTES :
1)
Olivier Cachard, Le Monde Diplomatique février 2017, « Ondes
magnétiques, une pollution invisible ».
2)
CE, Ass., 12 avr. 2013,
n° 342409, Association coordination interrégionale stop THT : « Le
principe de précaution s’applique aux activités qui affectent l’environnement
dans des conditions susceptibles de nuire à la santé des populations
concernées ».
3)
CE, Ass., 9 avril 1993, n° 138653.
Benoît Denis,
Avocat à la Cour, of Counsel,
Huglo Lepage Avocats
Valérie Saintaman,
Avocat à la Cour, of Counsel,
Huglo Lepage Avocats