En cette fin de quinquennat, le ministre de la Justice
Jean-Jacques Urvoas a adressé à son
successeur une lettre ouverte publiée par les Éditions Dalloz. Parce que
celui-ci défend une certaine « ambition de la Justice » qu’il vise à partager, le garde des Sceaux expose, sur
57 pages, les dix chantiers majeurs à venir. Il aborde, notamment, le rapprochement de la Justice du
citoyen, le développement du numérique ou encore la dignité des conditions de
détention.
Madame la ministre,
Monsieur le ministre,
Tout l’art de la politique est de savoir se servir des conjectures. Et,
dans la responsabilité que vous endossez, celles-ci vous inviteront rapidement
à l’action.
En effet, non seulement la Justice est plus souvent source de critiques
qu’objet de félicitations dans notre pays mais, de surcroît, la campagne
électorale en a fait un regrettable sujet de polémiques.
Pourtant, son essence même est la concorde, puisque la paix véritable ne
peut se construire au milieu des injustices de tous ordres. Et, de fait, les
hommes l’ont inventée dans le but de dépasser la violence, le lynchage ou la
tyrannie de l’instant. C’est pour cela qu’elle occupe une place singulière dans
notre organisation publique, au point que Diderot écrivait : « La Justice
est la seule vertu qui existe ».
Cependant, vous aurez probablement peu loisir d’y réfléchir, tant vous
serez sollicité(e) par les urgences. Dans l’action ministérielle, il manque
toujours du temps. Sans doute, d’ailleurs, est-ce la marque de notre société.
Faut-il, alors, s’étonner que nos régimes politiques se soient fait une
spécialité des demi-mesures, faute de pouvoir bénéficier du recul suffisant
pour penser les réformes vigoureuses ?
C’est pour tenter de pallier cette carence que j’ai engagé le travail
que je vous remets. À l’occasion de mes vœux aux personnalités du monde
judiciaire, le 17 janvier 2017, j’avais indiqué qu’un ministre doit se
comporter comme un jardinier et planter des graines pour que ses successeurs
profitent des arbres et récoltent les fruits qui en seront issus. Tout au long
de ces mois place Vendôme, j’ai donc inlassablement sarclé, obstinément biné,
opiniâtrement semé, en cherchant à renforcer le service public de la Justice.
Certaines pousses apparaissent déjà, j’y reviendrai plus en détail ;
j’ai, par exemple, été heureux d’entendre de nombreux chefs de cour ou de
juridiction reconnaître qu’ils avaient commencé l’actuel exercice budgétaire
avec plus de moyens qu’ils n’en avaient jamais eus. Et certains fruits sont
même formés : ainsi, toutes les écoles du ministère (celle de la protection
judiciaire de la jeunesse à Roubaix, celle des greffes à Dijon, celle de la
magistrature à Bordeaux, celle de l’administration pénitentiaire à Agen) fonctionnent-elles
au maximum de leurs capacités de formation tant les recrutements ont été
conséquents.
Mais des chantiers majeurs restent encore à mener, pour lesquels le
temps m’a fait défaut. J’ai tenté de les identifier puis ai rassemblé expertise
et technicité pour que les diagnostics soient amplement partagés, au-delà des
alternances. De même, j’ai fait évoluer bien des textes qui entravaient notre
capacité à conduire ces chantiers ; j’ai aussi négocié des évolutions
statutaires avec les organisations syndicales partenaires pour que les
personnels accompagnent sereinement ces évolutions. Toutefois, ces efforts
préparatoires n’annoncent malheureusement pas des concrétisations aisées ou des
compromis faciles tant la souplesse et le pragmatisme ne figurent pas au
panthéon de nos spécialités nationales. Jules César n’avait-il pas déjà
identifié, dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules, que la
discorde perpétuelle des tribus gauloises constituait leur principale faiblesse
?
Il vous faudra donc agir sans désemparer, avec l’élan nécessaire que
permet un début de quinquennat. Pour ce faire, je vous soumets dix chantiers,
tous tournés vers une unique ambition : réparer le présent et préparer le
futur.
Jean-Jacques Urvoas
Les dix chantiers :
• Chantier I : Vite ! Une
loi de programmation pour la justice (2018-2022) ;
• Chantier II : Poursuivre le rapprochement de
la justice du citoyen : accessibilité, simplicité, efficacité, rapidité ;
• Chantier III : Mettre la force de la
technologie au service de tous ;
• Chantier IV : Repenser la peine et son
exécution ;
• Chantier V : Garantir l’encellulement
individuel et la dignité des conditions de détention ;
• Chantier VI : Promouvoir
une « justice de protection » et de restauration du lien social ;
• Chantier VII : Amplifier la politique de
recrutements massifs et adapter les capacités de formation au sein
du ministère de la Justice ;
• Chantier VIII : Le droit comme levier de
croissance ;
• Chantier IX : Vers une Europe de la justice
;
• Chantier X : Une révision constitutionnelle
au service de la nation.
Retrouvez plus d’articles dans le
Journal Spécial des Sociééts n° 33 du 26 avril 2017
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