Le 4 avril dernier, une
avocate perdait les eaux au tribunal de Paris avant de subir un malaise, au
moment même où le renvoi de l’affaire dont elle s’occupait lui était refusé. Une
semaine après les faits et alors qu’un climat de tension s’est installé entre
les deux professions, avocats et magistrats prennent la parole.
L’incident de trop ? Le malaise subi, le 4 avril, par une
avocate au sein de la 16e chambre du tribunal correctionnel de Paris
a révolté un grand nombre d’avocats, dont les prises de parole se sont
multipliées sur les réseaux sociaux au cours des derniers jours.
Enceinte de 8 mois, la femme a perdu les eaux au sein de la salle
d’audience, alors qu’elle demandait le renvoi de son affaire en raison de son
état de santé, et ne pouvant compter sur son co-conseil, retenu par d’autres
audiences. L’incident, comme le rapporte Actu-juridique, s’est produit
après que le tribunal a rejeté la demande de renvoi de l’avocate, à trois
semaines de son terme, en raison des délais stricts inhérents à la mesure de
sûreté du prévenu. Saisie par une crise d’épilepsie, l’avocate sera évacuée sur
civière après intervention du SMUR.
Si la scène est digne d’un film, elle est pourtant l’illustration du climat de tension bien réel qui existe entre deux professions
régulièrement mises sous pression. En signe de protestation, de nombreux avocats sont venus en soutien
assister à la reprise de l'audience le lendemain 5 avril, dont le bâtonnier de Paris, sa
vice-bâtonnière et une dizaine de membres du Conseil de l’Ordre en robe, à la suite de laquelle le tribunal a finalement accordé le renvoi
de l’affaire. La présidente de la 16e chambre a regretté un « malentendu ».
Symptomatique
d’un fonctionnement complexe et parfois conflictuel des relations au sein de la
justice, et malgré des tentatives d’apaisement, l’événement
a provoqué une levée de boucliers de la part des avocats. Dans un communiqué, le barreau de Paris « déplore ce sérieux incident » et « rappelle l'importance du droit de chaque justiciable à être défendu par l'avocat ou l'avocate de son choix ». Les magistrats, eux, dénoncent
la dureté de leurs propres conditions de travail.
Les magistrats sous une pression constante
Au JSS, Ludovic Friat, président de l’Union syndicale des
magistrats (USM), juge l’affaire « regrettable » et fait part
de son « empathie pour cette jeune professionnelle ». Il souligne
néanmoins les contraintes associées à la décision de renvoi d’un dossier. « En
tant que magistrat, on oscille entre deux impératifs : le respect du droit
de la défense et pouvoir faire avancer son audience. Dans ce cas, on essaie
logiquement de limiter les renvois, lequel n’est pas décidé par le président d’audience
seul, mais bien par le tribunal, en collectif. Plusieurs éléments rentrent
alors en jeu. S’agit-il du premier renvoi ou non ? Est-il réellement
motivé par un empêchement des avocats ? ». Cette condition se révèle,
selon Ludovic Friat, souvent difficile à estimer. « Si l’avocat
peut être en déplacement ou malade, il peut aussi essayer de jouer la montre,
puisque le renvoi peut permettre d’obtenir la fin de la mesure de sûreté. L’arbitrage
entre ces deux impératifs est complexe, ce n’est pas une science exacte ».
Pour Valérie Dervieux, magistrate et membre d’Unité magistrats SNM
FO, ce sont les conditions de travail de l’avocate qui interrogent : « Je
m’inquiète et m’étonne qu’une avocate enceinte de huit mois et demi travaille. Quelle
pression subit-elle ? Sans connaître précisément le cœur de ce dossier, je
rappelle que les magistrats sont confrontés en permanence à des objectifs de
rationalisation, de fluidité et de respect des délais. Les stocks de
l’audiencement nécessitent que l’on soit vigilants sur les renvois. J’observe,
de manière générale, un problème d’organisation dans les juridictions, mais
aussi dans les cabinets d’avocats ».
Regrettant le climat de tension palpable propice à ce type
d’incidents, la magistrate reconnait qu’avocats et magistrats subissent, tous
corps de métiers confondus, des conditions de travail difficiles. Comme l'a rapporté le JSS, l’accident vasculaire cérébral qui a emporté, le 25 mars, le premier
vice-président du tribunal de Paris Benoît Descoubes, est survenu dans cette
même chambre. « Dans ce contexte, ce qui doit primer avant tout, c’est
bien évidemment l’humanité. Je suis contre le fait de jeter la pierre de
manière partiale, en accusant l’un ou l’autre corps de métier. Tout le monde
essaie de faire au mieux », temporise la professionnelle du droit.
La confraternité entre avocats et ses propres manquements
Mais du côté des avocats, l’heure est à la colère, comme le
démontrent les nombreuses prises de parole observées sur les réseaux sociaux.
« C’est ahurissant qu’en 2024 on en soit encore là, s’indigne Michèle Bauer, avocate à Bordeaux et
spécialiste du droit du travail. Je pensais naïvement que la profession
avait évolué sur la femme au travail et la maternité. Mais je dois avouer qu’en
tant que femme avocate enceinte, on est avant tout confrontée à des réactions
désagréables de confrères ou de consœurs. Je suis plus étonnée, venant de magistrats.
Je pense que c’est une question de personne et j’ignore si tout cela est
systémique. »
Enceinte en 2017, Michèle Bauer avait justement sollicité un
renvoi à la cour d’appel de Bordeaux, son client insistant pour qu’elle défende
elle-même son dossier. « Face à moi, une consœur, ayant elle-même fait
l’expérience de la maternité, avait envoyé un courrier me signifiant que je
n’avais qu’à me faire remplacer et qu’il était hors de question que ce dossier
soit reporté ». La cour d’appel s’était positionnée, pour le coup, en
faveur de Michèle Bauer. « Aujourd’hui, certaines avocates enceintes n’osent
même pas demander de passer en priorité. Pour ma part, j’essaie, quand je le peux,
de les laisser passer en premier. Je reçois en retour des regards noirs de
confrères ou consœurs », ajoute-t-elle.
Un point de vue que partage cette avocate de Lyon d’une trentaine
d’années, qui a tenu à rester anonyme : « Cette affaire à Paris me
scandalise. Des raisons objectives et légitimes, qui n’étaient, de plus, pas
liées à la grossesse de notre consœur, permettaient de justifier la demande de
renvoi. Je ne comprends pas l’attitude des magistrats et sur ce cas, c’est
difficile de ne pas déceler une certaine animosité de la part du corps
judiciaire envers les avocats », estime-t-elle.
La lyonnaise en profite pour revenir sur la décision de son Conseil
de l’Ordre, qui a récemment modifié son règlement instaurant la priorité de
passage obligatoire pour les avocates enceintes. « Sur le principe,
c’est une bonne chose, mais c’est triste de devoir en arriver là et de ne pas
pouvoir compter naturellement sur la confraternité. J’ai justement entendu des
confrères se moquer de cette décision pas plus tard que la semaine dernière. Ils
s’interrogeaient, entre hommes, avant une audience : ‘Toi aussi tu es
enceinte ? Tu veux me passer devant ?’ Ce type de réflexions désobligeantes
de la part de confrères parfois âgés, qui plus est devant une jeune consœur, sont
totalement inappropriées. »
Le monde judiciaire à l’épreuve
Choquée et navrée du traumatisme subi par cette avocate enceinte,
une magistrate de Lyon témoigne à son tour, anonymement, de son inquiétude vis-à-vis
des deux professions : « Cet incident en dit long sur nos
conditions de travail à tous. Ces avocates libérales, qui travaillent jusqu’au
bout de leur grossesse, nous les connaissons et c’est dramatique. Mais j’ai
aussi assisté, pour ma part, à une audience durant laquelle un avocat homme a
fait un malaise, sans que personne ne s’en rende compte. Cela en dit long sur
les conditions dans lesquelles les magistrats doivent tenir l’audience. Certaines
d’entre elles sont surchargées, terminent à 1h ou 2h du matin. C’est déplorable
pour tout le monde : les magistrats et les justiciables ».
Triste ironie du sort, l’incident à la 16e chambre du
tribunal de Paris s’est produit seulement deux semaines après la tenue de la première
Journée nationale de la relation avocats-magistrats visant à « valoriser
les bonnes pratiques » et « consolider des relations
harmonieuses au service d’une justice de qualité ». L’électrochoc du 4
avril aide à mesurer la marge de progrès.
Laurène Secondé