ÉCONOMIE

Non, l’IA ne sonne pas (forcément) le glas de l’emploi

Non, l’IA ne sonne pas (forcément) le glas de l’emploi
Publié le 26/03/2024 à 12:50

Alors que l'utilisation de l'intelligence artificielle et son impact sur l'automatisation des tâches font redouter une disparition progressive des emplois, Antonin Bergeaud, économiste et professeur à HEC, argue que cette peur, loin d’être nouvelle, n’est pas forcément fondée. Selon lui, le véritable problème résiderait plutôt dans les inégalités entre les entreprises, la généralisation de l’IA risquant de faire « des gagnants et des perdants ».

Allons-nous être remplacés par l’intelligence artificielle ? La question de savoir si l'IA remplacera un jour les humains sur le marché du travail suscite des inquiétudes croissantes parmi une bonne partie des Français. Une préoccupation qui grandit à mesure que cette technologie semble s'intégrer davantage dans notre société, faisant planer une menace sur les emplois, et qui s’est accentuée récemment à la réception du premier rapport du Comité de l'intelligence artificielle générative par Emmanuel Macron, le 13 mars 2024, visant à positionner la France en tant que leader dans ce domaine. 

Malgré des prévisions alarmantes annonçant une disparition prochaine de certains métiers, le professeur à HEC et spécialiste de la croissance économique et de l’innovation Antonin Bergeaud a adopté une position rassurante lors de sa conférence sur « Les métiers à haute valeur ajoutée sont-ils plus susceptibles d'être impactés par l’IA » : tous les métiers ne seront pas impactés de la même manière et cela ne risque pas d’aboutir sur une hypothétique fin de l’emploi.

Selon lui, « c’est un débat qui existait déjà dans les années 2000 ou 90 avec les technologies précédentes ». « La question de la fin de l’emploi était déjà posée à la fin du 19e siècle avec l’arrivée des machines dans les usines. Les gens disaient déjà que c’était la fin de l’emploi industriel, il y avait même des mouvements anti-technologies. Puis ce phénomène est revenu dans les années 30, 80, etc., et pourtant l’emploi humain n’a pas disparu. Au contraire. »

« Un emploi, ce n’est pas juste une fonction, c’est plein de tâches »

Cette théorie de la fin probable des métiers dits « traditionnels » est largement entretenue par les études alarmistes sur le sujet qui abondent dans les médias. Un exemple significatif est fourni par une étude sur l'automatisation menée par les chercheurs Carl Frey et Michael Osborne en 2013, qui a eu un impact considérable auprès du grand public. Elle avançait que 47 % des emplois aux États-Unis étaient susceptibles de disparaître d'ici 2030, car ils présentaient un risque élevé d'automatisation.

Toutefois, de l’avis de Antonin Bergeaud, cette étude ne prend pas en compte les critères pertinents pour ses prévisions. Selon lui, « un emploi, ce n'est pas juste une fonction, c’est plein de tâches avec une importance en termes de temps qui est différente, une importance de valeur ajoutée, de créativité, d'intérêt, etc. Et ce qui compte, ce n'est pas tellement de savoir si l'emploi est exposé à la technologie, mais de savoir si, individuellement, les tâches peuvent être substituées par une machine ».

Il soulève ainsi une question cruciale sur l’importance de l’humain dans les tâches d’un métier : « Est-ce que si 40 % des tâches sont complètement faites par une machine, cela justifie qu’un emploi disparaisse ou est-ce que les 60 % restants sont suffisamment importants pour que l'on ait toujours besoin d’un humain ? » Pour lui, la réponse est claire : « On a toujours besoin d’un humain, même s’il ne restait que 10 % des tâches restantes, car il faut nécessairement quelqu’un derrière pour interagir avec la machine et la faire marcher  ».

Une étude de 2017 de l'Organisation de coopération et de développement économiques corrobore d’ailleurs ces propos. Selon cette enquête, avec les bons critères, seuls 9 % des métiers seraient considérés comme menacés, « et encore, avec des hypothèses assez généreuses pour l’IA », précise Antonin Bergeaud. Des résultats très éloignés des 47 % avancés par l’étude polémique de Carl Frey et Michael Osborne.

L’IA générative est-elle vraiment intéressante pour les entreprises ? 

Un autre aspect crucial à considérer pour évaluer cette éventuelle disparition des métiers est l'intérêt des entreprises pour une adoption généralisée de l'IA générative. D’après une étude récente menée par une équipe de chercheurs du MIT en janvier dernier, il apparaît que l'IA est actuellement trop coûteuse à développer et à maintenir par rapport à la main-d'œuvre humaine.

L'étude souligne également que seulement « 5 % des entreprises ont un véritable intérêt à adopter ces technologies. En effet, le principal avantage de l'adoption de l'IA réside dans sa capacité à remplacer simultanément un grand nombre de travailleurs, parfois jusqu'à 300, pour que l'investissement nécessaire à son adoption et à son entretien soit justifié. Ainsi, la simple existence d'une technologie ne garantit pas nécessairement qu'il est rentable pour une entreprise de l'adopter ».

Mais il ne faut pas sous-estimer l'apport potentiel de l'intelligence artificielle, car même si sa rentabilité semble limitée à ce stade, son adoption pourrait néanmoins bénéficier à ceux qui l'utilisent, dépendamment du secteur d'activité.

Antonin Bergeaud cite quelques exemples : « Il y a plusieurs cas où l'IA s'avère avantageuse : dans le domaine de l'entrepreneuriat, des entrepreneurs sont invités à brainstormer des idées, et des experts ont pu constater que les idées provenant de l'IA sont jugées 8 % meilleures en termes de qualité et de créativité. Dans le domaine du support client, une autre étude révèle que l'utilisation de l'IA permet de résoudre 14 % de problèmes supplémentaires. » D’autres recherches démontrent que les entreprises utilisant l'IA sont considérablement plus productives, car elles parviennent à développer des produits de meilleure qualité. Enfin, une étude sur les développeurs indique que ces derniers peuvent coder 50 % de plus grâce à l'IA. Il s’agit d’ailleurs de l’un des domaines où l’on enregistre le plus de gain de productivité. 

Cependant, il est également possible de démontrer le contraire dans d'autres secteurs. Par exemple, « une étude sur les radiologues est assez révélatrice. On a demandé à des radiologues de poser des diagnostics sur des patients à partir de radio. Certains ont utilisé l'IA tandis que d'autres non. Il s'est avéré que l'IA n'avait aucun impact sur l'efficacité ni sur la précision des diagnostics. Mais pourquoi ? Parce que les radiologues ont tendance à manquer de confiance envers l'IA lorsqu'ils devraient lui faire confiance, et à lui accorder trop de confiance là où ce n'est pas nécessaire ».

Le professeur d’HEC explique cette situation de la manière suivante : « Sur certains métiers, il n'y a pas encore une complémentarité suffisante entre l'IA et les travailleurs humains. Cela signifie que dans ces domaines, les gains de productivité ne sont pas aussi évidents, et nous n'avons pas encore identifié de pistes claires pour les améliorer significativement. À moins de former une génération de radiologues qui aient pleinement confiance en l'IA, mais cela demande du temps pour réaliser cette transition. »

L’IA comme propulseur

Comme l'observe l'économiste, l'incorporation des nouvelles technologies sur le marché de l’emploi n'est donc pas nécessairement un frein au travail humain. En réalité, elle peut souvent jouer le rôle d'un catalyseur, propulsant la productivité vers de nouveaux sommets. Pour illustrer ce propos, il évoque le cas du secteur bancaire et l’avènement des distributeurs automatiques de billets dans les années 90. Contrairement à l'opinion publique, « l'emploi dans le secteur bancaire a augmenté, malgré l'adoption de cette nouvelle technologie qui a pourtant automatisé une grande partie des tâches ».


Antonin Bergeaud ajoute également qu’ « en réalité, les personnes travaillant dans les banques ne se limitaient pas au rôle d'un distributeur automatique. Elles effectuaient également d'autres tâches et ont pu, du coup, y consacrer plus de temps, comme l'accompagnement des clients, les conseils, etc. Ce changement technologique a en fait bénéficié au secteur bancaire en termes de productivité, de réduction des coûts et a permis aux banques d'embaucher davantage de personnel. »

Selon le professeur, si la dédramatisation de l'impact de l'IA sur les métiers est nécessaire, il est cependant indéniable que l'introduction de l'IA générative dans notre société suscite des interrogations, car elle entraînera inévitablement des changements. Par exemple, une étude d'Open AI se concentrant sur les tâches des métiers révèle qu'aux États-Unis, 19 % des emplois, surtout chez les cadres, pourraient voir au moins 50 % de leurs tâches remplacées par une IA. Un constat presque identique en France, selon Antonin Bergeaud. Ce dernier a utilisé une méthodologie similaire à celle d'Open AI pour calculer le taux d'emploi menacé par l'intelligence artificielle. Au total, c’est environ 20 % de l'emploi en France qui serait menacé par l'IA, avec une attention particulière portée au secteur culturel.

Des gagnants et des perdants

On peut notamment se questionner sur les potentielles conséquences néfastes de l'adoption généralisée de l'intelligence artificielle pour certaines entreprises ou travailleurs. Antonin Bergeaud met en garde contre le véritable problème qui, selon lui, ne réside pas tant dans la prétendue disparition des emplois que dans les inégalités que l’utilisation croissante de l’IA pourrait engendrer.

En effet, la généralisation de l'IA risque de créer des perdants, comme l'explique le professeur d'HEC, lequel souligne que les entreprises qui n'auront pas su s’en emparer et s’y adapter risquent d’en être les principales victimes. Il compare cette situation à celle d’« il y a 20 ans, lorsque de nombreuses entreprises ont échoué à effectuer la transition vers la numérisation et l'utilisation d'Internet pour certaines activités. Beaucoup d'entreprises n'ont pas su prendre le virage technologique correctement, et certaines ont même dû mettre la clé sous la porte ».

L'économiste partage également ses inquiétudes concernant l'entrée des jeunes sur le marché du travail, surtout à l'heure où l'intelligence artificielle générative prend de plus en plus de place. Selon lui, « Si une IA peut désormais accomplir des tâches simples préalablement attribuées à un jeune, une entreprise pourrait décider de fusionner deux postes en n'en recrutant qu'un seul, laissant l'IA prendre en charge le second. » Cette perspective suscite une véritable préoccupation chez Antonin Bergeaud : « C’est réellement un sujet qui m'interpelle et je n'ai pas de réponse toute faite… Peut-être que des formations dédiées pourraient aider les jeunes à apprendre à utiliser l'IA, chose qui n’existe pas forcément pour l’instant. »

Si l’introduction de l’IA générative sur le marché du travail est un sujet épineux, Antonin Bergeaud se veut rassurant : « Le point crucial à retenir est qu'il existe beaucoup de fantasmes autour de la disparition de l’emploi, alors que l’impact massif de l’IA n'est pas nécessairement imminent. » Paradoxalement, les principaux gagnants de l'arrivée de cette avancée technologique que représente l’IA pourraient être ceux qui émergeront d'une toute nouvelle catégorie d'emplois soutient l’économiste : « L’IA pourrait même participer à la création nette d’emplois plutôt qu’à leur disparition ».

Romain Tardino

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