Chaque automne, les prix littéraires enflamment les
commentateurs. L’un de ces prix, créé en 1926, porte le nom du premier
journaliste français et nous rappelle la singulière histoire de ce personnage
hors du commun qui fut nommé par le roi de France « commissaire aux
pauvres du royaume ».
C’est l’histoire, au XVIIe siècle, d’un philanthrope
imaginatif. D’un réformé inventant le mont-de-piété. D’un converti au
catholicisme qui lutte contre tous les scepticismes. D’un chirurgien très
chrétien apprenant la médecine avec des professeurs montpellierains.
D’un porteur d’écrouelles aidant les pauvres traînant
dans les ruelles. D’un natif de Loudun aidant les dépossédés de leurs biens.
D’un Loudunois créant Pôle-emploi ! D’un homme au talent manifeste mais au
comportement modeste. D’un médecin du roi qui devient historiographe du roi.
D’un lecteur de Platon vendant du polychreston.
Théophraste Renaudot commercialise en effet un
médicament imaginé par l’apothicaire Jacques Boisse, sorte de remède universel,
appelé polychreston, censé guérir l’apoplexie, la fièvre, la mélancolie, la
paralysie… composé de 83 substances végétales et minérales, liquides et en poudre, parmi lesquelles
de l’absinthe, de l’angélique, de la réglisse, du fenouil, de la verveine, des
figues, de la pimprenelle, du serpolet, du chardon béni, de l’anis, du miel, de
l’ivoire, du corail… qui se présente sous forme d’un électuaire, c’est-à-dire
d’une pâte molle. À la saignée, cet anatomiste
préfère les soins par les plantes.
Théophraste, un prénom très rare !
D’origine hellène, signifiant « celui qui explique dieu ». Il y eut un
scholarque athénien (directeur d’école philosophique) Théophraste, élève d’Aristote,
spécialiste de l’observation, aux 4e-3e siècles
avant JC.
La statue de Théophraste
Renaudot (par Alfred Charron) devant l’Hôtel de Ville de Loudun (Vienne),
reconstitution du bureau de Renaudot dans sa maison natale, désormais musée
Renaudot à Loudun, et extrait de sa célèbre « Gazette »
Mais Théophraste Renaudot,
contemporain de Louis XIII, est surtout le créateur de la presse française, en
1631, à travers sa « Gazette » hebdomadaire, premier journal à parution
régulière, à l’origine journal politique favorable au cardinal de Richelieu. Il
possède sa propre imprimerie.
Il s’agit d’un acte fondateur à une époque où
circulent des écrits licencieux sur les comportements de la Cour, où les
feuilles volantes imprimées en cachette sont légion, où le besoin de nouvelles
de qualité se fait sentir. L’inventeur de la Gazette, patriote aimant
l’État, devient ainsi, peu ou prou, la plume de Richelieu. Très vite, le
nouveau journal suscite des commentaires variés. Les adversaires de Renaudot
trouvent sa Gazette pas assez renseignée. Renaudot le constate
lui-même : « les capitaines y voudroient rencontrer tous les jours
des batailles, des sièges levés, des villes prises : les plaideurs des
arrests en pareils cas ; les personnes dévotieuses y cherchent les noms
des prédicateurs… ».
Lorsque les États étrangers en
interdisent l’importation, il les prie de ne « perdre point inutilement le temps à vouloir fermer le passage » à
ses nouvelles, évoquant « la nature des
torrents qu’il se grossit par la résistance ». La Gazette connaîtra, sous
différentes formes et périodicités, une longue fortune puisqu’elle ne
disparaîtra qu’en 1915 !
À la mort du cardinal, on fera payer
cher au médecin-journaliste ses initiatives. Car le doyen de la faculté de
médecine de Paris, Gui Patin, d’une jalousie maladive à son égard, se
comportant comme l’adversaire déclaré de l’avant-gardiste Renaudot, parfois
traité avec méchanceté de fripier ou d’usurier, s’acharne à faire interdire
toutes les innovations de ce dernier, qui doit fermer son Bureau d’adresse.
Renaudot est en effet également le créateur du
célèbre « Bureau d’adresse »
et des petites annonces. Le Bureau d’adresse, installé à Paris dans
l’île de la Cité, est, avec ses annexes, tout à la fois un cabinet de
consultations sur des sujets multiples, un lieu de conférences et de
rencontres, sorte d’université populaire, une agence pour l’emploi, un
mont-de-piété, une institution charitable, un hôtel des ventes, un lieu de
distribution gratuite de médicaments.
Lors des conférences du lundi, on y parle aussi bien de « la petite fille
velue » que des incubes et des succubes,
du vide, des cadavres qui saignent, de l’enfermement des pauvres pour assurer l’ordre public, des remèdes
chimiques, de cosmologie, de morale, d’innovations médicales.
Le Bureau
d’adresse est un lieu d’accueil et d’écoute mais aussi un dispensaire.
Renaudot écrit : « À toute heure, les
pauvres y trouveront gratuitement avis des commodités et occasions qu’il y aura
de gagner leur vie, la plus charitable aumosne qu’on leur puisse despartir ».
Le philanthrope est résolument tourné vers les miséreux : « donnez sans rien espérer… Il faut que dans
un Estat les riches aydent aux pauvres, son harmonie cessant, lorsqu’il y a
partie d’enflée outre mesure, les autres demeurant atrophiées. » Ce Bureau est contesté par des intellectuels qui saisissent le Parlement
de Paris, qui conforte fort heureusement le
génial concepteur, lequel multiplie les initiatives, et tente, en vain, d’imposer
un « règlement des pauvres ».
Parfois méconnu par ses contemporains,
homme d’esprit, fin et généreux, actif à Loudun comme à Paris, homme de
confiance d’un grand cardinal, médecin aux vertus cardinales, persécuté par la
Faculté de médecine, rédacteur talentueux, publicitaire persuasif, inventeur
fécond, grand Français mort dans une quasi-misère en 1653, il aurait pourtant
mérité bien plus qu’un prix, Renaudot !
Étienne Madranges,
Avocat à la cour,
Magistrat honoraire