1955. Par une belle journée. à
Villefranche-sur-Mer, Jean Cocteau passe devant l’Hôtel Welcome, cet hôtel qui
accueillit tant de personnalités, qu’il découvrit en 1924 et dans une chambre
duquel il fit ses premiers dessins d’Orphée en 1926, écrivant à Marcel
Jouhandeau : « J’habite un endroit bizarre, l’Hôtel Welcome, une boîte
complètement suspendue aux dernières branches d’un arbre de Noël étincelant...
».
Au-delà des toits cinabre et des façades ocre, les grillons stridulent,
tandis que sur le quai les badauds déambulent. Ici et là, les cigales
craquettent, au loin, le sillage des voiliers attire les mouettes. Des
capoulières et autres filets interminables sèchent, en attente de ramendage,
entremaux et trémaillades se prélassant suspendus à l’arrivée de leurs
estaquets. Au banc des pêcheurs, des daurades royales, des rascasses, des sars,
quelques sparaillons, que d’aucuns appellent pataclets. L’artiste, dont le père
était avocat, s’attarde devant la façade grisâtre de la chapelle médiévale
Saint Pierre, sur laquelle, telle une pochade, figure ce titre judiciaire peu
catholique inscrit en grandes lettres tristes : Tribunal de Pêche. Il sait
qu’il va devoir débarrasser à la fin de l’année le bric-à-brac de pêche et les
bambochades qui l’encombrent avant de commencer à l’habiller d’une nouvelle
parure dès 1956 et d’enchaîner badigeons, esquisses et traits. La belle Romane,
construite au XIe siècle, sert de lieu de regroupement des pêcheurs
depuis des siècles et héberge leurs filets, autrefois teintés dans la salle du
chaudron voisine. Elle a été définitivement affectée à la prud’homie des
pêcheurs en 1860. Saint Pierre, souvent porté en effigie en procession le 29
juin, est le saint patron des pêcheurs. En référence au chapitre 4 versets
18-20 de l’évangile selon
Matthieu : « Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il
vit deux frères, Simon, appelé Pierre, et André, son frère, qui jetaient un
filet dans la mer ; car ils étaient pêcheurs. Il leur dit : Suivez-moi, et je
vous ferai pêcheurs d’hommes. Aussitôt, ils laissèrent les filets, et le
suivirent ».
Les prud’homies de pêche, au nombre de 33, sont établies le long de la
côte méditerranéenne (elles n’existent pas sur la côte atlantique). Ce sont des
juridictions souveraines, créées au XIVe siècle, règlementées par un
décret impérial du 19 novembre 1859, jugeant sans recours (ni appel ni
cassation), sans greffier, dirigées par un Premier Prud’homme pêcheur, assisté
de deux assesseurs, élus par les pêcheurs du littoral de la circonscription de
pêche. à Villefranche (06), outre
cette commune, Saint-Jean-Cap-Ferrat, Beaulieu-sur-Mer, Eze et Cap d’Ail. Ces
juges bénévoles portent une toge noire et un rabat. Ils ont une toque identique
à celle des magistrats, mais ornée d’une ancre de marine. Dans ces juridictions
méconnues, qui ont des attributions civiles, répressives, administratives, et
même de préservation des ressources halieutiques, la discipline est rigoureuse.
Ainsi, dans la salle de la prud’homie de Cannes (06), qui a été installée par
le Roi René en 1452, une affiche rappelle que « le silence est de
rigueur » et que « tout patron prenant la parole sans
autorisation sera passible d’une amende ».
Depuis 1950, Cocteau rêve de peindre, décorer, sublimer l’édifice
religieux qui sert de tribunal aux pêcheurs de Villefranche. L’épouse d’un
banquier amateur d’art, Francine Weisweiller, qui l’héberge depuis des années
et lui fait décorer sa demeure, la Villa Santo Sospir à Saint-Jean-Cap-Ferrat,
le soutient par son mécénat. Il a enfin obtenu, outre l’appui des pêcheurs, des
autorités et du directeur de l’office de tourisme, une subvention du conseil
municipal pour démarrer les travaux. Enthousiaste, il mobilise une équipe, fait
réaliser par les céramistes de Valbonne deux grands candélabres de l’Apocalypse
pour orner l’entrée de la chapelle.
Il s’enferme pendant deux ans dans l’édifice villefranchois, tel,
dit-il, « un pharaon dans son sarcophage », peint les épisodes
bibliques de la vie de Saint Pierre sur les murs intérieurs et la voûte,
multipliant les entrelacs de traits colorés, figurant un coq en haut d’une
échelle, dessinant Jesus Christ, peut-être sous forme d’autoportrait, leurs
initiales (J.C.) étant identiques, montrant les soldats de Pilate se moquant de
Pierre après le reniement, esquissant une femme, en réalité une allégorique
Vérité, se masquant avec trois doigts représentant les trois chants du coq. Des
anges, mais aussi des gitans et le portrait de la fille de Francine Weisweiller
complètent le tableau. Il travaille souvent la nuit, pour être tranquille, n’a
pas les moyens de louer des échafaudages, utilise des tréteaux et des échelles.
Ses traits d’esprit se transforment en traits de couleur. Il pigmente la façade
de tons mordorés. L’auteur talentueux des « Enfants terribles »,
de la « Voix humaine » et de tant de chefs-d’œuvre, cet ancien
élève turbulent renvoyé de son lycée pour indiscipline, ayant raté deux fois
son bac, ami de Picasso, de Coco Chanel et d’Édith Piaf, termine en 1957 sa
romance biblique, sorte de mélopée murale. L’artiste fait de la chapelle, par
son décor harmonieux et symbolique lui donnant une dimension universelle et
mystique, la prud’homie la plus belle, la plus émouvante et la plus originale
du littoral. Un sacré Tribunal !
Les prud’hommes pêcheurs continuent d’y tenir audience, mais au premier
étage. Car la chapelle elle-même, qui a reçu la visite de Charlie Chaplin, de
Marlène Dietrich et du Président Truman, ouverte désormais à la visite,
accueille quelques rares messes, notamment pour les hyménées des enfants des
pêcheurs, seuls autorisés à s’y marier, sous la voûte peinte par Cocteau,
rappelant que « L’inspiration devrait s’appeler l’expiration,
quelque chose qui sort de notre profondeur, de notre nuit », puis
concluant : « Quand j’ouvre ma fenêtre sur l’une des plus belles
rades du monde, la chapelle Saint-Pierre, là, juste en bas, me lance un clin
d’œil complice des candélabres de l’Apocalypse ».
Étienne
Madranges,
Avocat à la
cour,
Magistrat
honoraire