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Quel tribunal a été décoré par Jean Cocteau ?

Quel tribunal a été décoré par Jean Cocteau ?
Publié le 10/02/2018 à 09:37

1955. Par une belle journée. à Villefranche-sur-Mer, Jean Cocteau passe devant l’Hôtel Welcome, cet hôtel qui accueillit tant de personnalités, qu’il découvrit en 1924 et dans une chambre duquel il fit ses premiers dessins d’Orphée en 1926, écrivant à Marcel Jouhandeau : « J’habite un endroit bizarre, l’Hôtel Welcome, une boîte complètement suspendue aux dernières branches d’un arbre de Noël étincelant... ».



Au-delà des toits cinabre et des façades ocre, les grillons stridulent, tandis que sur le quai les badauds déambulent. Ici et là, les cigales craquettent, au loin, le sillage des voiliers attire les mouettes. Des capoulières et autres filets interminables sèchent, en attente de ramendage, entremaux et trémaillades se prélassant suspendus à l’arrivée de leurs estaquets. Au banc des pêcheurs, des daurades royales, des rascasses, des sars, quelques sparaillons, que d’aucuns appellent pataclets. L’artiste, dont le père était avocat, s’attarde devant la façade grisâtre de la chapelle médiévale Saint Pierre, sur laquelle, telle une pochade, figure ce titre judiciaire peu catholique inscrit en grandes lettres tristes : Tribunal de Pêche. Il sait qu’il va devoir débarrasser à la fin de l’année le bric-à-brac de pêche et les bambochades qui l’encombrent avant de commencer à l’habiller d’une nouvelle parure dès 1956 et d’enchaîner badigeons, esquisses et traits. La belle Romane, construite au XIe siècle, sert de lieu de regroupement des pêcheurs depuis des siècles et héberge leurs filets, autrefois teintés dans la salle du chaudron voisine. Elle a été définitivement affectée à la prud’homie des pêcheurs en 1860. Saint Pierre, souvent porté en effigie en procession le 29 juin, est le saint patron des pêcheurs. En référence au chapitre 4 versets 18-20 de l’évangile selon Matthieu : « Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon, appelé Pierre, et André, son frère, qui jetaient un filet dans la mer ; car ils étaient pêcheurs. Il leur dit : Suivez-moi, et je vous ferai pêcheurs d’hommes. Aussitôt, ils laissèrent les filets, et le suivirent ».


Les prud’homies de pêche, au nombre de 33, sont établies le long de la côte méditerranéenne (elles n’existent pas sur la côte atlantique). Ce sont des juridictions souveraines, créées au XIVe siècle, règlementées par un décret impérial du 19 novembre 1859, jugeant sans recours (ni appel ni cassation), sans greffier, dirigées par un Premier Prud’homme pêcheur, assisté de deux assesseurs, élus par les pêcheurs du littoral de la circonscription de pêche. à Villefranche (06), outre cette commune, Saint-Jean-Cap-Ferrat, Beaulieu-sur-Mer, Eze et Cap d’Ail. Ces juges bénévoles portent une toge noire et un rabat. Ils ont une toque identique à celle des magistrats, mais ornée d’une ancre de marine. Dans ces juridictions méconnues, qui ont des attributions civiles, répressives, administratives, et même de préservation des ressources halieutiques, la discipline est rigoureuse. Ainsi, dans la salle de la prud’homie de Cannes (06), qui a été installée par le Roi René en 1452, une affiche rappelle que « le silence est de rigueur » et que « tout patron prenant la parole sans autorisation sera passible d’une amende ».


Depuis 1950, Cocteau rêve de peindre, décorer, sublimer l’édifice religieux qui sert de tribunal aux pêcheurs de Villefranche. L’épouse d’un banquier amateur d’art, Francine Weisweiller, qui l’héberge depuis des années et lui fait décorer sa demeure, la Villa Santo Sospir à Saint-Jean-Cap-Ferrat, le soutient par son mécénat. Il a enfin obtenu, outre l’appui des pêcheurs, des autorités et du directeur de l’office de tourisme, une subvention du conseil municipal pour démarrer les travaux. Enthousiaste, il mobilise une équipe, fait réaliser par les céramistes de Valbonne deux grands candélabres de l’Apocalypse pour orner l’entrée de la chapelle.


Il s’enferme pendant deux ans dans l’édifice villefranchois, tel, dit-il, « un pharaon dans son sarcophage », peint les épisodes bibliques de la vie de Saint Pierre sur les murs intérieurs et la voûte, multipliant les entrelacs de traits colorés, figurant un coq en haut d’une échelle, dessinant Jesus Christ, peut-être sous forme d’autoportrait, leurs initiales (J.C.) étant identiques, montrant les soldats de Pilate se moquant de Pierre après le reniement, esquissant une femme, en réalité une allégorique Vérité, se masquant avec trois doigts représentant les trois chants du coq. Des anges, mais aussi des gitans et le portrait de la fille de Francine Weisweiller complètent le tableau. Il travaille souvent la nuit, pour être tranquille, n’a pas les moyens de louer des échafaudages, utilise des tréteaux et des échelles. Ses traits d’esprit se transforment en traits de couleur. Il pigmente la façade de tons mordorés. L’auteur talentueux des « Enfants terribles », de la « Voix humaine » et de tant de chefs-d’œuvre, cet ancien élève turbulent renvoyé de son lycée pour indiscipline, ayant raté deux fois son bac, ami de Picasso, de Coco Chanel et d’Édith Piaf, termine en 1957 sa romance biblique, sorte de mélopée murale. L’artiste fait de la chapelle, par son décor harmonieux et symbolique lui donnant une dimension universelle et mystique, la prud’homie la plus belle, la plus émouvante et la plus originale du littoral. Un sacré Tribunal !


Les prud’hommes pêcheurs continuent d’y tenir audience, mais au premier étage. Car la chapelle elle-même, qui a reçu la visite de Charlie Chaplin, de Marlène Dietrich et du Président Truman, ouverte désormais à la visite, accueille quelques rares messes, notamment pour les hyménées des enfants des pêcheurs, seuls autorisés à s’y marier, sous la voûte peinte par Cocteau, rappelant que « L’inspiration devrait s’appeler l’expiration, quelque chose qui sort de notre profondeur, de notre nuit », puis concluant : « Quand j’ouvre ma fenêtre sur l’une des plus belles rades du monde, la chapelle Saint-Pierre, là, juste en bas, me lance un clin d’œil complice des candélabres de l’Apocalypse ».


 


Étienne Madranges,


Avocat à la cour,


Magistrat honoraire


 


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